Œuvres de P. Corneille, Tome 07
Si vous n'êtes, Seigneur, plus mon ami qu'amant,
Vous me voudrez du mal avec quelque justice;1160
Mais vous m'êtes trop cher, pour souffrir aisément
Que vous vous attachiez au père d'Elpinice:
Non qu'entre un si grand homme et moi
Ce qu'on voit de froideur prépare aucune haine;
Mais c'est assez pour voir cet hymen avec peine1165
Qu'un sujet déplaise à son roi.
D'ailleurs je n'ai pas cru votre âme fort éprise:
Sans l'avoir jamais vue, elle vous fut promise;
Et la foi qui ne tient qu'à la raison d'État
Souvent n'est qu'un devoir qui gêne, tyrannise,1170
Et fait sur tout le cœur un secret attentat.
Seigneur, la personne est aimable:
Je promis de l'aimer avant que de la voir,
Et sentis à sa vue un accord agréable
Entre mon cœur et mon devoir. 1175
La froideur toutefois que vous montrez au père
M'en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère:
Non que j'ose après vos refus
Vous assurer encor que je ne l'aime plus.
Comme avec ma parole il nous falloit la vôtre, 1180
Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur;
Mais si vous en voulez dégager tout mon cœur,
Il faut l'engager à quelque autre.
AGÉSILAS.
Choisissez, choisissez, et s'il est quelque objet
A Sparte, ou dans toute la Grèce, 1185
Qui puisse de ce cœur mériter la tendresse,
Tenez-vous sûr d'un prompt effet.
En est-il qui vous touche? en est-il qui vous plaise?
COTYS.
Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse;
Et pour faire en ce cœur naître un nouvel amour,1190
Il ne faut point aller plus loin que votre cour:
L'éclat et les vertus de l'illustre Mandane....
AGÉSILAS.
Que dites-vous, Seigneur? et quel est ce desir?
Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir.
Vous choisissez une Persane!1195
Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas,
Nous qui vous aimons, à connoître
Que pressé d'un amour, qui ne vient pas de naître.
Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas [52].
COTYS.
Mon amour en ces lieux ne cherchoit qu'Elpinice;1200
Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard;
Et quand ce même amour, de vos froideurs complice,
S'est voulu pour vous plaire attacher autre part,
Les siens ont attiré toute la déférence
Que j'ai cru devoir rendre [53] à votre aversion;1205
Et je l'ai regardée, après votre alliance,
Bien moins Persane de naissance
Que Grecque par adoption.
AGÉSILAS.
Ce sont subtilités que l'amour vous suggère,
Dont nous voyons pour nous les succès incertains.1210
Ne pourriez-vous, Seigneur, d'une amitié si chère
Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains?
Pausanias [54] et moi nous avons des parentes;
Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix
S'il ne s'allie au sang des rois.1215
COTYS.
Quand on aime, on se fait des règles différentes.
Spitridate a du nom et de la qualité;
Sans trône, il a d'un roi le pouvoir en partage;
Votre Grèce en reçoit un pareil avantage;
Et le sang n'y met pas tant d'inégalité,1220
Que l'amour où sa sœur m'engage
Ravale fort ma dignité.
Se peut-il qu'en l'aimant ma gloire se hasarde
Après l'exemple d'un grand roi,
Qui, tout grand roi qu'il est, l'estime et la regarde1225
Avec les mêmes yeux que moi?
Si ce bruit n'est point faux, mon mal est sans remède;
Car enfin c'est un roi dont il me faut l'appui.
Adieu, Seigneur: je la lui cède,
Mais je ne la cède qu'à lui. 1230
SCÈNE IV.
AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
D'où sait-il, Xénoclès, d'où sait-il que je l'aime?
Je ne l'ai dit qu'à toi: m'aurois-tu découvert?
XÉNOCLÈS.
Si j'ose vous parler, Seigneur, à cœur ouvert,
Il ne le sait que de vous-même.
L'éclat de ces faveurs dont vous enveloppez1235
De votre faux secret le chatouilleux mystère,
Dit si haut, malgré vous, ce que vous pensez taire,
Que vous êtes ici le seul que vous trompez.
De si brillants dehors font un grand jour dans l'âme;
Et quelque illusion qui puisse vous flatter,1240
Plus ils déguisent votre flamme,
Plus au travers du voile ils la font éclater.
AGÉSILAS.
Quoi? la civilité, l'accueil, la déférence,
Ce que pour le beau sexe on a de complaisance,
Ce qu'on lui rend d'honneur [55], tout passe pour amour?1245
XÉNOCLÈS.
Il est bien malaisé qu'aux yeux de votre cour
Il passe pour indifférence;
Et c'est l'en avouer assez ouvertement
Que refuser Mandane aux vœux d'un autre amant.
Mais qu'importe après tout? Si du plus grand courage1250
Le vrai mérite a droit d'attendre un plein hommage,
Seroit-il honteux de l'aimer?
AGÉSILAS.
Non, et même avec gloire on s'en laisse charmer;
Mais un roi, que son trône à d'autres soins engage,
Doit n'aimer qu'autant qu'il lui plaît 1255
Et que de sa grandeur y consent l'intérêt.
Vois donc si ma peine est légère:
Sparte ne permet point aux fils d'une étrangère
De porter son sceptre en leur main;
Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire;1260
Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain.
Empêcher son hymen, c'est lui faire injustice;
L'épouser, c'est blesser nos lois;
Et même il n'est pas sûr que j'emporte son choix.
La donner à Cotys, c'est me faire un supplice;1265
M'opposer à ses vœux, c'est le joindre au parti
Que déjà contre moi Lysander a pu faire;
Et s'il a le bonheur de ne lui pas déplaire,
J'en recevrai peut-être un honteux démenti.
Que ma confusion, que mon trouble est extrême!1270
Je me défends d'aimer, et j'aime;
Et je sens tout mon cœur balancé nuit et jour
Entre l'orgueil du diadème
Et les doux espoirs de l'amour.
En qualité de roi, j'ai pour ma gloire à craindre,1275
En qualité d'amant, je vois mon sort à plaindre:
Mon trône avec mes vœux ne souffre aucun accord,
Et ce que je me dois me reproche sans cesse
Que je ne suis pas assez fort
Pour triompher de ma foiblesse. 1280
XÉNOCLÈS.
Toutefois il est temps ou de vous déclarer,
Ou de céder l'objet qui vous fait soupirer.
AGÉSILAS.
Le plus sûr, Xénoclès, n'est pas le plus facile.
Cherche-moi Spitridate, et l'amène en ce lieu;
Et nous verrons après s'il n'est point de milieu 1285
Entre le charmant et l'utile.
FIN DU TROISIÈME ACTE.