Œuvres de P. Corneille, Tome 07
NOTICE.
Nous apprenons par plusieurs témoignages contemporains, que Corneille, suivant sa coutume [351], alla lire cette pièce chez plusieurs personnes considérables, assez longtemps avant de la faire représenter. Le 15 janvier 1672, Mme de Sévigné écrit à sa fille: «Il (Corneille) nous lut l'autre jour une comédie chez M. de la Rochefoucauld, qui fait souvenir (disent les éditions de Perrin) de sa défunte veine,» ou, suivant le texte d'une ancienne copie, adopté dans la dernière édition des lettres de Mme de Sévigné [352]: «qui fait souvenir de la Reine mère.» La déclaration par laquelle Pulchérie, âgée de plus de cinquante ans, annonce à Léon qu'elle l'aime, «fait souvenir, en effet, comme on le remarque en note, d'Anne d'Autriche et de Mazarin.»
Près de deux mois plus tard, le 9 mars, Mme de Sévigné nous signale une autre lecture de notre poëte; elle dit en parlant de Retz: «Nous tâchons d'amuser notre cher Cardinal. Corneille lui a lu une comédie qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des anciennes [353].» Cette lecture ne fut pas la dernière, car Mme de Sévigné ajoute dans la même lettre: «Je suis folle de Corneille; il nous redonnera encore Pulchérie, où l'on verra encore
                    La main qui crayonna
La mort du grand Pompée et l'amour de Cinna [354].
Il faut que tout cède à son génie [355].»
Dans le Mercure galant [356], Donneau de Visé parle, sous la date du 19 mars, de la favorable impression que ces lectures avaient produite, et fait l'éloge de Corneille, «de qui, malgré le grand âge, on doit toujours attendre des pièces achevées, comme on trouvera sans doute dans sa dernière tragédie, qui paroîtra l'hiver prochain sous le nom de Pulchérie, et qui ne peut manquer de plaire à ceux qui ont le cœur et l'esprit bien fait, comme elle a déjà plu à ceux qui ont eu le bonheur de lui entendre lire.»
M. Édouard Fournier fait ressortir l'habileté avec laquelle Corneille avait su choisir des auditeurs qui devaient être préparés d'avance à bien accueillir un pareil ouvrage: «Ce n'est pas, dit-il, chez la Rochefoucauld, dont un dernier amour, plus d'esprit que de cœur, il est vrai, ranimait la goutteuse vieillesse; ce n'est pas non plus chez le cardinal de Retz, désabusé de tout, hormis de l'ambition, que l'on se fût avisé de trouver invraisemblable et ridicule le vieux Martian partageant sa dernière saison entre les soins de l'ambition et ceux de l'amour [357].»
Du reste, à en croire Fontenelle, ce personnage de Martian, qui fut le plus goûté de l'ouvrage, n'était autre que Corneille. «Il s'est dépeint lui-même, avec bien de la force, nous dit son neveu, dans Martian, qui est un vieillard amoureux [358].» Beaucoup de vieux gentilshommes de la cour spirituelle et élégante de Versailles se reconnaissaient, sans l'avouer, dans ce portrait. L'un d'eux, plus sincère que les autres, osa féliciter Corneille de l'avoir tracé: «M. le maréchal de Gramont lui dit qu'il lui savoit bon gré d'avoir trouvé un caractère d'amant pour les vieillards, dont on ne s'étoit point encore avisé, et qu'il lui en étoit obligé pour la part qu'il y pouvoit avoir [359].»
«Corneille, dit Voltaire [360], intitula d'abord cette pièce tragédie; il la présenta aux comédiens, qui refusèrent de la jouer. Ils étaient plus frappés de leurs intérêts que de la réputation de Corneille; il fut obligé de la donner à une mauvaise troupe qui jouait au Marais, et qui ne put se soutenir.» Ce fait, qui ne se trouve appuyé d'aucun témoignage plus ancien, ne nous paraît pas bien certain. Nous avons vu que de tout temps Corneille avait aimé à faire représenter tour à tour ses divers ouvrages par des troupes différentes. Quelques-uns de ses contemporains ont même vu là, bien à tort, un calcul d'avarice [361]. Il faudrait donc se garder d'imaginer, d'après le passage de Voltaire que nous venons de rapporter, que le théâtre du Marais fût pour Corneille une sorte de pis aller auquel le dédain de la troupe royale l'eût forcé d'avoir recours.
Dans ses nouvelles «du 30e de juillet jusques au 6e d'aoust,» le Mercure galant annonce, parmi les pièces qui devront être jouées dans le courant de l'hiver, le dernier ouvrage de notre poëte: «Les comédiens du Marais représenteront, dit-il, la Pulchérie, de M. de Corneille l'aîné [362].»
Dans le volume suivant [363], Donneau de Visé, le rédacteur du Mercure, rend compte en ces termes de cette pièce, qui, suivant les frères Parfait, avait été jouée en novembre 1672: «La Pulchérie de M. de Corneille l'aîné, dont je vous ai déjà parlé, a été représentée sur le théâtre du Marais, et tous les obstacles qui empêchent les pièces de réussir dans un quartier si éloigné, n'ont pas été assez puissants pour nuire à cet ouvrage.» C'est à peu près ce que l'auteur lui-même dit dans son avis Au lecteur: «Bien que cette pièce aye été reléguée dans un lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y eût un théâtre, bien qu'elle ait passé par des bouches pour qui on n'étoit prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux caractères soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de peupler le désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne connoissoit pas le mérite....»
Nous ignorons quels furent ces acteurs, mais ce qu'on ne sait que trop, c'est que, malgré les assertions de Corneille et de ses amis, le succès fut loin d'être tel qu'ils le disent et que peut-être ils se l'imaginèrent. A coup sûr, Mme de Coulanges étoit une plus fidèle interprète des sentiments du public, lorsqu'elle écrivait, le 24 février 1673, à Mme de Sévigné, alors en Provence, cette phrase brève et indifférente: «Pulchérie n'a point réussi [364].»
Le privilége de Pulchérie a été accordé «le trentiesme jour de decembre l'an de grâce mil six cens soixante-douze.» L'Achevé d'imprimer est du 20 janvier 1673. Le titre de l'édition originale est ainsi conçu: Pulcherie, comedie heroique. A Paris, chez Guillaume de Luyne.... M.DC.LXXIII. Auec priuilege du Roy. Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et de 72 pages.
AU LECTEUR.
Pulchérie, fille de l'empereur Arcadius, et sœur du jeune Théodose, a été une princesse très-illustre, et dont les talents étoient merveilleux: tous les historiens en conviennent. Dès l'âge de quinze ans elle empiéta le gouvernement sur son frère, dont elle avoit reconnu la foiblesse, et s'y conserva tant qu'il vécut, à la réserve d'environ une année de disgrâce, qu'elle passa loin de la cour, et qui coûta cher à ceux qui l'avoient réduite à s'en éloigner [365]. Après la mort de ce prince, ne pouvant retenir l'autorité souveraine en sa personne, ni se résoudre à la quitter, elle proposa son mariage à Martian, à la charge qu'il lui permettroit de garder sa virginité, qu'elle avoit vouée et consacrée à Dieu. Comme il étoit déjà assez avancé dans la vieillesse, il accepta la condition aisément, et elle le nomma pour empereur au sénat, qui ne voulut, ou n'osa l'en dédire [366]. Elle passoit alors cinquante ans, et mourut deux ans après. Martian en régna sept, et eut pour successeur Léon, que ses excellentes qualités firent surnommer le Grand [367]. Le patrice Aspar le servit à monter au trône, et lui demanda pour récompense l'association à cet empire qu'il lui avoit fait obtenir. Le refus de Léon le fit conspirer contre ce maître qu'il s'étoit choisi, la conspiration fut découverte, et Léon s'en défit [368]. Voilà ce que m'a prêté l'histoire. Je ne veux point prévenir votre jugement sur ce que j'y ai changé ou ajouté, et me contenterai de vous dire que bien que cette pièce aye été reléguée dans un lieu où on ne vouloit plus se souvenir qu'il y eût un théâtre, bien qu'elle ait passé [369] par des bouches pour qui on n'étoit prévenu d'aucune estime, bien que ses principaux caractères soient contre le goût du temps, elle n'a pas laissé de peupler le désert, de mettre en crédit des acteurs dont on ne connoissoit pas le mérite, et de faire voir qu'on n'a pas toujours besoin de s'assujettir aux entêtements du siècle pour se faire écouter sur la scène [370]. J'aurai de quoi me satisfaire, si cet ouvrage est aussi heureux à la lecture qu'il a été [371] à la représentation; et si j'ose ne vous dissimuler rien, je me flatte assez pour l'espérer.