Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LE MAÇON CAHUZAC,
PENDU INJUSTEMENT.
Le magistrat appelé à prononcer sur la vie d'un citoyen ne saurait trop se tenir en garde contre la prévention et les indices trompeurs qui peuvent lui faire condamner un innocent. Que de malheurs arrivés par suite de la trop grande précipitation des juges! que de sang innocent versé! que de familles plongées indûment dans la misère, dans le deuil et dans l'opprobre!
Pierre Cahuzac exerçait le métier de maçon à Toulouse. Il avait épousé, le 6 février 1769, Jeanne-Raymonde Bigorre, qui l'avait rendu père de deux enfans. Sa bonne conduite, la douceur de ses mœurs et sa probité, lui concilièrent l'estime de tous les habitans du faubourg Saint-Cyprien, où il était domicilié depuis 1764. Une cruelle fatalité devait bientôt venir l'arracher du sein du bonheur dont il jouissait, et le traîner au gibet.
Dans la nuit du 24 au 25 janvier 1776, le sieur Belloc, ancien marchand de Toulouse, sa femme et sa servante, furent assaillis, dans leur maison, située rue Malconsinat, par un inconnu qui fit d'inutiles efforts pour les assassiner.
Au premier cri de la servante, accourut le sieur Louron, commandant de la patrouille bourgeoise, qui s'empara de la porte d'entrée, où il plaça quatre fusiliers. Il monta ensuite dans l'appartement d'où étaient partis les cris, et ayant demandé quel était l'auteur des excès dont on se plaignait, la femme Belloc répondit qu'elle venait d'être maltraitée, ainsi que son mari et sa servante, par un homme à eux inconnu, qui, après avoir forcé la porte de leur appartement, y était entré, et les avait maltraités à coups de bâton. L'assassin s'était donc évadé aux premiers cris, et n'avait pu être reconnu de personne.
Mais quand la première frayeur fut dissipée, les Belloc et leur servante se livrèrent aux conjectures. Ils passèrent en revue toutes les personnes qui fréquentaient leur maison, et qui pouvaient en connaître les êtres. Pierre Cahuzac avait travaillé pour M. Belloc depuis quelques mois; il y avait même eu entre eux quelques discussions au sujet du paiement. Dès que le nom de ce malheureux homme eût été prononcé, la dame Belloc et sa servante s'y attachèrent: nul doute, selon elles, que Cahuzac ne fût l'assassin; et sa perte fut résolue.
Pierre Cahuzac fut dénoncé dès le lendemain matin, et sur-le-champ, sans information, sans décret préalable, il fut enlevé de sa maison, conduit à l'Hôtel-de-ville, et jeté dans les fers. Le procureur du roi présenta aux capitouls une requête en plainte dirigée contre Cahuzac, dont il n'aurait pas certainement deviné le nom, sans la dénonciation des Belloc. Ainsi le pauvre maçon fut directement accusé par le procureur du roi, sur la déposition de ces mêmes Belloc qui, la nuit même de l'événement, dans un moment de vérité, avaient déclaré qu'ils avaient été maltraités par un homme à eux inconnu.
Les capitouls ordonnèrent une information qui fut commencée le 26 janvier 1776. Ceux qui avaient fait la dénonciation furent encore les témoins entendus. Pierre Cahuzac appela plusieurs témoins pour faire prouver son alibi.
Mais la destinée de Cahuzac était de mourir sur un échafaud. Il fut condamné au dernier supplice par les capitouls, le 9 février 1776. Ce jugement fut confirmé par arrêt du 15 du même mois, et exécuté le même jour.
Ainsi périt Cahuzac, à l'âge de vingt-huit ans, en protestant de son innocence jusqu'au dernier soupir. En effet, l'exécuteur de la haute-justice ayant demandé, suivant l'usage, des prières pour le patient: Dites donc pour l'innocent, dit Cahuzac, et ce furent ses dernières paroles.
Cette mort infâme livra à la misère et à la désolation la famille infortunée de Cahuzac, qui ne subsistait que de son travail. Jean Cahuzac suivit de près son fils; la douleur le délivra bientôt de l'horreur de lui survivre. Sa mère, sa veuve et ses enfans s'abreuvaient de larmes, et se croyaient condamnés à n'oser plus prononcer le nom du père et de l'époux qu'ils avaient perdu, lorsqu'un événement providentiel vint leur donner tout-à-coup l'espérance de venger sa mémoire.
Dans le mois d'août 1776, parut, dans le lieu de Bouloc, à cinq lieues de Toulouse, un scélérat, appelé Michel Robert, bâtard, domestique de Me Costes, procureur. Il s'introduisit en plein jour dans la maison de la dame d'Aubuisson, et lui cassa la tête à coups de bûche. Ce scélérat ne fut pas plus tôt arrêté qu'il avoua son crime: il avoua, en même temps, quelques vols dont il s'était rendu coupable, et déclara, de son propre mouvement, qu'il était l'auteur, et le seul auteur de l'assassinat tenté la nuit du 24 au 25 janvier précédent, dans la maison du sieur Belloc. Les consuls de Bouloc, qui faisaient la procédure, interrogèrent Robert sur quelques autres vols et assassinats commis depuis dans le pays. Il soutint constamment qu'il n'en était pas coupable; tandis que, sans être interpellé sur l'assassinat du 24 janvier, il raconta, de lui-même, qu'il était entré vers les quatre heures du soir dans l'hiver, dans la maison du sieur Belloc, ami du sieur Costes, son maître, logé à Toulouse près la maison professe, dans le dessein de le voler; qu'il en fut empêché par sa servante qui se leva, de même que le sieur Belloc son maître; et pour se dégager de la servante, il lui donna un coup de bâton, au bout duquel il y avait un fer; qu'il fut saisi par le sieur Belloc et sa femme, se dégagea de leurs mains, prit la fuite sans avoir rien volé, et abandonna un sac de toile qu'il portait, appartenant au sieur Costes son maître, à la marque duquel il était, et dans lequel sac il y avait encore une paire de gants de peau; ce qui fit qu'un garçon plâtrier ou maçon fut mal à propos accusé d'avoir commis ce crime, pour réparation duquel il fut injustement pendu.
Michel Robert, condamné à être rompu vif, persista jusqu'au moment de son supplice à se dire l'auteur de cet assassinat tenté chez le sieur Belloc.
On se souvint long-temps à Toulouse de la mort étonnante de ce Robert. Il ne lui échappa pas un seul soupir pendant les deux heures qu'il passa sur la roue. Enfin le moment arrivé de terminer son supplice, le commissaire monta sur l'échafaud, et lui demanda s'il persistait dans tout ce qu'il avait déclaré sur la sellette et dans le procès-verbal de mort; il répondit qu'il persistait en ses réponses, et surtout pour l'assassinat du sieur Belloc.
La veuve de Cahuzac n'avait pas besoin de ce témoignage éclatant de l'innocence de son mari pour en être pleinement convaincue. Mais ces preuves relevèrent son courage; elle osa, du fond de sa misère, élever sa voix vers le trône, et sa voix fut écoutée.
Le conseil renvoya au parlement de Toulouse lui-même la révision de ce malheureux procès. Il intervint, le 9 août 1779, un arrêt par lequel la mémoire de Cahuzac fut réhabilitée, et sa veuve admise à faire valoir son recours en dommages-intérêts contre les Belloc, auteurs de son infortune.