Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
CATHERINE ESTINÈS.
La calomnie, arme terrible à l'usage des pervers, ne reconnaît rien de sacré pour elle; elle brave toutes les considérations, tranche toutes les difficultés, appelle à son aide toutes les inventions les plus absurdes, les plus monstrueuses, et ne voit autour d'elle que le mal qu'elle a entrepris de faire, que l'innocente victime qu'elle veut percer de ses coups assassins; peu lui importe les moyens, pourvu qu'elle parvienne à son but. Aussi ne néglige-t-elle rien pour assurer le succès de ses complots ténébreux.
Nos auteurs de romans ont tort de perdre le temps à se mettre l'esprit à la torture pour trouver des conceptions étonnantes par leur hardiesse et nouvelles à force de bizarrerie. Souvent ils feraient mieux et plus vite, en explorant avec attention les détails d'une foule d'accusations calomnieuses dont retentissent trop souvent nos tribunaux. Ils y trouveraient avec surprise un trésor d'inventions diaboliques, de trames infernales, conçues et ourdies avec cet art merveilleusement satanique dont le génie du mal est seul capable. Que d'inspirations ne pourraient-ils pas puiser dans ce répertoire si vaste et si varié! Au lieu de se lancer dans un monde imaginaire et fantastique, composé de vapeurs et de nuages qui se dissipent au moindre souffle, qui prennent mille formes étranges, impalpables, insaisissables, et qui ne ressemblent à rien des choses de notre portée, nos romanciers, en s'adressant à la source que nous venons d'indiquer, trouveraient toutes faites des intrigues entièrement neuves, habilement tissues, des faits étonnans mais vrais, quoique voisins quelquefois de l'invraisemblance, des incidens que l'imagination seule ne saurait créer, enfin des peintures de caractères et de mœurs bien plus intéressantes pour nous que des tableaux peints au hasard, par boutades, et qui n'ont pas eu la nature pour modèle, la nature belle ou difforme, cultivée ou inerte, nue ou parée, pleine de charmes ou dégoûtante, bonne ou perverse. Il est d'ailleurs si facile d'intéresser par le spectacle de l'innocence poursuivie sans relâche par les horribles reptiles de la calomnie qui s'efforcent d'introduire leur dard empoisonné dans les sanglantes morsures qu'ils ont faites à leur victime infortunée! Nous allons raconter une histoire qui, malgré tout ce que nous avons déjà vu en ce genre, présentera une variante toute neuve de la méchanceté humaine.
Barthelemy Estinès, habitant de Cazaux, dans le comté de Comminges, faisait un commerce assez productif; il en était même temps boucher, marchand de grains et de tabac, et cabaretier. Son industrie lui avait procuré une aisance qui rendait sa maison la plus considérable de Cazaux.
De cinq enfans qu'il avait eus d'un premier mariage, deux seulement habitaient la maison paternelle; un garçon qui était muet de naissance et la plus jeune des filles, Catherine Estinès, dont nous allons retracer les malheurs. La mère de ces enfans étant morte, Barthelemy Estinès se remaria six mois après avec Dominiquète Fontan, qui était à peine majeure. Jusqu'à cette fatale époque, Catherine avait été l'enfant chéri de son père, qu'elle aimait aussi bien tendrement. Mais à peine Barthelemy Estinès eut donné une marâtre à Catherine que tout changea de face dans la maison paternelle. Dominiquète Fontan se crut faite pour dominer despotiquement et sans partage le cœur de son époux sexagénaire; elle entreprit de lui inspirer par degrés de l'éloignement, de l'aversion même pour Catherine, en la calomniant sans cesse et en la chargeant des torts les plus graves. Grondée sans cesse et souvent maltraitée, tant par son père que par sa marâtre, Catherine se vit forcée de chercher du travail au dehors pour gagner sa vie; et quoique habituée dès long-temps aux douceurs d'une honnête aisance, elle se condamna à ne manger à la table de son père que les jours où elle manquerait d'ouvrage. Mais ce n'était point encore assez au gré de la marâtre; elle voulait rester seule maîtresse dans la maison, et son projet était d'obliger Catherine à aller retrouver ses frères qui étaient établis en Espagne. Aussi ne négligeait-elle aucune circonstance pour maltraiter cette malheureuse fille et pour indisposer contre elle le crédule Estinès.
Le 25 juillet 1784, jour de la fête du lieu, Dominiquète Fontan, la belle-mère, eut une indigestion occasionée par une espèce de bouillie. Aussitôt elle inventa une histoire digne de sa méchanceté. Elle se plaignit à son mari que Catherine avait jeté de l'arsenic dans le chaudron où cette bouillie avait été préparée; et quoique tous les gens de la maison et même quelques convives eussent mangé de ce mets, sans en avoir éprouvé la plus légère incommodité, Barthelemy Estinès fut assez faible pour ajouter foi à cette fable atroce. Cependant cette indigestion n'ayant pas eu de suites sérieuses, on n'osa plus ouvrir la bouche au sujet de ce prétendu empoisonnement qui, d'ailleurs, n'avait peut-être été imaginé que pour préparer les esprits à des accusations plus horribles encore.
Dominiquète Fontan suivit donc son projet de dénigrement. Elle ne cessait de publier que Catherine Estinès provoquait sans cesse la colère de son père par des propos où la menace se trouvait presque toujours mêlée à l'injure. Elle répandait que cette fille allait même jusqu'à dire à son vieux père qu'elle le ferait mourir.
Un malheureux événement vint bientôt servir à faire éclater l'orage qui jusque là avait grondé sourdement sur l'infortunée Catherine.
Barthelemy Estinès était sujet à de violentes douleurs d'entrailles, occasionées par l'usage inconsidéré du vin et des liqueurs fortes. Ses affaires l'ayant appelé à Monrejeau, il fut surpris dans cette ville par des crises de la même nature, et dit qu'il se trouvait si incommodé, qu'il sentait un feu si dévorant dans ses entrailles, qu'il craignait de mourir avant d'arriver chez lui. En effet, il était dans un état fort alarmant lorsqu'il revint à Cazaux, et il se mit au lit pour n'en plus relever. Pendant les cinq à six jours que dura sa maladie, il fut exclusivement servi par sa femme, qui ne voulut jamais permettre que Catherine donnât ses soins au malade, malgré les vives instances de cette malheureuse fille. Réduite à passer la journée hors de la maison, pour assurer sa subsistance par son travail, ce n'était que le soir qu'elle pouvait, et presque à la dérobée, approcher du lit de son père.
Barthelemy Estinès mourut le 21 janvier 1785, à dix heures du soir, et ce jour-là, sa fille ne parut dans sa chambre qu'après huit heures, c'est-à-dire deux heures avant sa mort. Malgré cette circonstance, et quoique le malade fût dans une situation désespérée long-temps avant d'avoir pris son dernier bouillon, la marâtre et ses complices, que nous ferons bientôt connaître, répandirent sourdement le bruit que ce vieillard avait été empoisonné, et que sa fille était l'auteur de cet attentat; qu'on avait jeté de l'arsenic dans un bouillon qui lui avait été servi trois ou quatre heures avant sa mort, et que Catherine seule pouvait avoir fait le coup. Pour donner plus de vraisemblance à cette nouvelle accusation, on avait tenté de persuader au pauvre agonisant qu'il avait été empoisonné par ce bouillon, dans l'espoir de lui arracher quelque plainte ou quelque propos relatif à cet empoisonnement prétendu.
Au moment même où Barthelemy Estinès venait de prendre son dernier bouillon, sa femme avait envoyé chercher le barbier d'un village voisin, avec prière d'apporter du contre-poison. Ce barbier, nommé Mounic, était le plus ignorant et le plus stupide de tous les gens de sa profession. A peine fut-il arrivé que la marâtre s'empara de lui, et lui fit mille contes absurdes sur le poison qu'elle disait avoir trouvé dans la marmite. Le crédule Mounic, sans autre examen, et sur la parole de la Fontan, fit prendre de la thériaque dans du lait au pauvre moribond, qui expira l'instant d'après. Ses dernières paroles furent caractéristiques: «Voulez-vous boire un uchaud de vin?» dit-il au curé qui était à son chevet. A quoi celui-ci ayant répondu: «Voulez-vous nous en donner?» le malade fit un signe de tête, et mourut sur-le-champ.
Cependant les deux sieurs Laguens père et fils, substituts du siége royal de Rivière, accompagnés du greffier Pourthé, arrivent à Cazaux le 23 janvier, deux jours après le décès de Barthelemy Estinès. On verra par qui ils avaient été informés en secret du prétendu empoisonnement de cet homme. Ils trouvent le cadavre dans le lit, car on avait de fortes raisons pour ne l'avoir pas encore inhumé. Leur premier soin est de mander le barbier Mounic, et un de ses confrères, à peu près de la même force, appelé Soudane, qu'ils qualifient de chirurgiens, et auxquels ils enjoignent de procéder à l'ouverture du cadavre. Pour d'aussi habiles gens, cette opération fut l'affaire d'un instant; puis ils se rendirent au jardin de la maison du défunt, où ils trouvèrent le greffier assis sur une pierre, qui écrivit sur ses genoux leur rapport et leur déposition, ou plutôt qui, profitant de leur ignorance, mit dans son procès-verbal tout ce qu'il crut propre à former un corps de délit. En effet, plus tard, Mounic et Soudane accusèrent le greffier Pourthé d'avoir écrit ce qu'ils n'avaient pas dicté et d'avoir supprimé ou altéré ce que réellement ils lui avaient dit; ils l'accusèrent en outre de leur avoir fait signer le rapport sans leur en avoir donné lecture.
Le juge Laguens ne prit pas la peine d'assister à la rédaction de cet étrange procès-verbal; pendant ce temps, il s'occupait à faire main-basse sur tout ce qui était à sa convenance dans la maison du défunt. Le greffier fit venir en qualité de témoin le nommé Bertrand Lantrade, qui, entendu d'office, répéta les propos de la marâtre, et dit qu'il tenait de sa propre bouche que Barthelemy Estinès avait été empoisonné par sa fille. Un autre témoin, nommé Michel Verdot, fut entendu, et signa sa déposition sans aucune lecture préalable. Ces deux témoins protestèrent depuis contre l'infidélité du procès-verbal, et accusèrent le greffier Pourthé de leur avoir fait dire autre chose que ce qu'ils avaient déposé.
Cependant, sur le rapport de deux barbiers ignorans, renforcé par les dépositions falsifiées de ces deux témoins ouïs d'office, Catherine Estinès fut décrétée de prise de corps, le 28 janvier 1785, par Me Barre, juge titulaire du siége royal de Rivière, sur les réquisitions de Laguens père, substitut. Il ne fut pas difficile de mettre le décret à exécution. Quand les cavaliers de maréchaussée vinrent pour l'arrêter, Catherine était tranquillement assise devant sa porte; elle ne les eut pas plus tôt aperçus qu'elle alla droit à eux, leur disant avec la fermeté de l'innocence: Si c'est moi que vous cherchez, me voici. Il n'avait tenu qu'à elle de prendre la fuite, puisqu'il s'était écoulé cinq jours entre la descente des officiers de justice et le décret. Pendant ces cinq jours, on n'avait rien épargné pour la déterminer à prendre la fuite; mais elle avait été inébranlable, et était demeurée dans la maison paternelle, jusqu'au moment où on vint la saisir pour la conduire dans les prisons de Saint-Gaudens.
Depuis le 28 janvier jusqu'au 10 mars suivant, la justice de Rivière resta dans une inaction absolue; mais le substitut Laguens père sut mettre ce temps à profit pour ses intérêts. On a vu que pendant qu'on travaillait pour lui, dans le jardin, à la rédaction du procès-verbal, il s'occupait à visiter la maison du défunt, pour se saisir des effets les plus faciles à dérober. Il avait été interrompu pendant cette expédition par Amiel Paduran, beau-frère de Catherine Estinès, qui exigea l'apposition du scellé. Mais cette précaution fut inutile contre la rapacité de Laguens, qui, bientôt après l'exécution du décret, enleva, sans qualité et sans formalité quelconque, le scellé qu'il avait mis, comme juge, sur les effets du défunt. Il les fit vendre avec la même légèreté, mettant dans sa poche toutes les sommes que lui rapportait ce brigandage.
En même temps que l'on pillait ainsi la maison du père, on s'efforçait de recruter des témoins contre la fille. Pour ce dernier point, on n'épargna ni l'argent, ni les promesses, ni les menaces. Les dépositions de quelques-uns d'entre eux l'attestèrent évidemment; l'information, quoique composée de vingt témoins, fut commencée et finie le même jour 10 mars 1785. Mais ce qui paraîtra encore plus incroyable, c'est que le nouveau substitut ne rougit point de comprendre dans la liste de ses témoins, la femme Fontan, la seule accusatrice de sa belle-fille, et la nommée Jeanne Minotte, qui, de concert avec la marâtre, avait juré la perte de Catherine Estinès.
Mais il est temps de faire connaître quelques-uns des principaux machinateurs de cette trame infâme. Le curé de Cazaux était l'instigateur secret des persécutions exercées sur la malheureuse Catherine. C'était un homme sans principe, sans mœurs, sans conscience.
Le village de Venerque, situé à trois lieues de Toulouse, avait été le premier théâtre de ses débordemens. Il s'en était fait chasser, ainsi que du reste du diocèse, pour un scandale accompagné de circonstances atroces. Mais assez adroit pour dérober les motifs de son expulsion à ses nouveaux supérieurs du diocèse de Comminges, il était parvenu à obtenir le bénéfice de Cazaux. Sa conduite, dans cette nouvelle paroisse, n'avait été ni plus exemplaire, ni plus édifiante qu'à Venerque. On citait plusieurs filles et femmes qui avaient été victimes de sa lubricité. Catherine Estinès avait aussi fixé les regards impudiques de ce pasteur indigne, qui n'avait rien épargné pour triompher de la vertu de cette fille. Barthelemy Estinès envoyait quelquefois Catherine au presbytère, porter au curé sa provision de viande; et cet impudent satyre ne perdait aucune de ces occasions de lui exprimer ses vœux criminels. Il en vint un jour à des tentatives si alarmantes, que Catherine eut besoin de toute sa force pour lui échapper; et, dès ce moment, elle prit la résolution de ne plus remettre les pieds dans la maison de ce monstre impur.
Sur le refus de Catherine de retourner au presbytère, Dominiquète Fontan remplaça sa belle-fille dans cette périlleuse commission. Plus d'une fois son mari avait paru inquiet de la longueur de ses visites au curé; et il en était résulté des orages domestiques qui se renouvelaient assez souvent. Mais l'adroite Dominiquète n'avait pas de peine à calmer la jalousie de son vieux mari. Plus clairvoyante que son père, et d'ailleurs éclairée par son expérience personnelle, Catherine Estinès ne ménageait peut-être pas assez sa marâtre sur cet article délicat; mais poussée à bout par cette femme impérieuse, elle n'était pas toujours maîtresse de garder le silence à cet égard.
C'était alors qu'avaient redoublé pour elle les persécutions et les outrages. La marâtre et le curé firent cause commune pour la perdre; et ne se trouvant pas encore assez forts, ils s'adjoignirent une autre femme de Cazaux, appelée Jeanne Minotte, à laquelle ils persuadèrent que Joseph Soudane, son mari, était l'amant de Catherine Estinès. Il n'en fallut pas davantage pour engager cette femme jalouse à se liguer avec le curé et la Fontan. Celle-ci profitait habilement des plaintes indiscrètes de la Minotte pour indisposer de plus en plus le crédule Estinès contre sa malheureuse fille.
Quelque temps avant la mort de Barthelemy Estinès, le charitable curé n'avait pas été le moins ardent à faire circuler les propos calomnieux dont on a vu le détail; il avait voulu même y mettre le sceau, par une espèce d'anathème lancé publiquement contre Catherine; et, en conséquence, il lui avait fait fermer les portes de l'église de Cazaux, en présence de ses paroissiens et d'un grand nombre d'habitans des villages des environs qui étaient venus à la messe.
Ce même homme avait pourtant assisté aux derniers momens de Barthelemy; il l'avait vu pendant toute sa maladie; il était mieux instruit que personne de la cause de sa mort; et cependant dès que le moribond eut fermé les yeux, il fut assez lâche, assez barbare pour dépêcher dans la nuit, à Monrejeau, le consul de Cazaux avec une lettre pour Laguens le fils, son ami intime, afin de lui dénoncer que Barthelemy Estinès venait de mourir empoisonné. C'était donc d'après la dénonciation secrète du curé que les poursuites avaient été dirigées contre Catherine; et ce fut lui qui excita Dominiquète Fontan et Jeanne Minotte, et entretint ces deux furies dans leurs sanguinaires projets de vengeance.
On concevra facilement que Catherine ne fut pas ménagée dans les dépositions de ces deux femmes. Les autres témoins ne firent que répéter les propos calomnieux qu'ils avaient entendu tenir à la marâtre et à Jeanne Minotte; de sorte que tout ce qu'il y avait de plus grave dans l'accusation sortait de la bouche de ces deux femmes.
Au reste, jamais procédure ne fut ni plus irrégulière, ni plus frauduleusement vicieuse que celle dont Catherine Estinès fut l'objet. Toutes les garanties que les lois laissent aux accusés furent indignement violées; et le 25 mai 1785, les juges rendirent, dans le plus grand mystère, leur sentence définitive, qui condamnait Catherine Estinès à avoir le poing coupé, à être brûlée vive et ses cendres jetées au vent.
Un cri général d'indignation s'éleva contre cette effroyable sentence. Les officiers de Rivière, déconcertés par l'espèce de soulèvement qu'elle excita dans le pays, n'osaient plus paraître en public. Bientôt les fauteurs de cette intrigue abominable, agités tour-à-tour par la honte et par la terreur, ne virent d'autre salut pour eux que dans l'évasion de leur victime. On entreprit d'effrayer Catherine Estinès pour l'engager à prendre la fuite. Les efforts de la cabale redoublèrent alors que l'on sentit que la justice de Rivière allait être jugée par celle d'un tribunal souverain. On mit tout en œuvre pour déterminer la prisonnière à s'évader; on lui en facilita tous les moyens; les gens à qui sa garde était confiée, loin de la surveiller, l'invitaient eux-mêmes à fuir.
Laguens se plaignit même avec aigreur à l'un des huissiers de la prison, de ce qu'il ne l'avait pas fait évader. Mais Catherine, soutenue par le sentiment de son innocence, repoussa toutes ces invitations, et s'obstina à demeurer dans les fers. «Puisque ma conscience ne me reproche rien, disait-elle, pourquoi agirais-je comme si j'étais coupable? Est-ce à moi d'éprouver les terreurs du crime, puisqu'il me reste encore des juges qui peuvent venger mon innocence de l'erreur ou de la prévarication du tribunal qui m'a condamnée? La mort la plus cruelle me paraît préférable à la honte de traîner avec moi, dans ma fuite, le soupçon d'un affreux parricide. Ah! si le ciel m'eût fait une âme assez atroce pour concevoir le projet d'un empoisonnement, aurais-je pu balancer sur le choix de ma victime? Pourquoi aurais-je donné la préférence à un père qui m'avait toujours tendrement aimée, sur une marâtre qui me faisait souffrir les plus cruelles persécutions?» Telle était la noble réponse que faisait Catherine Estinès à ceux qui la pressaient de prendre la fuite.
Cette inébranlable fermeté déconcerta d'abord les persécuteurs, qui déjà tremblaient pour eux-mêmes; mais le génie du mal, si fécond en inventions, ne se trouve jamais au dépourvu. Les Laguens et consorts, pour échapper à l'animadversion du parlement qu'ils n'avaient que trop méritée, usèrent sans scrupule d'un moyen qui n'était qu'un crime de plus, et qui d'ailleurs devait assurer la perte de leur victime. Ils trompèrent les juges souverains par un extrait infidèle de la procédure. Bertrand Laguens, qui avait déjà usurpé les fonctions de juge et de partie publique, ne craignit pas d'usurper celles de greffier, conjointement avec son père et son frère puîné. Ils prirent sur eux de fabriquer un extrait favorable à leurs desseins, et livrèrent, après cette opération, la prisonnière à la maréchaussée, avec ordre de la conduire à Toulouse, où elle arriva dans les premiers jours de juin 1785. Pendant la route, il n'avait encore tenu qu'à elle de s'évader, car on lui en avait fourni toutes les facilités.
Le courage qu'elle avait montré dans les prisons de Saint-Gaudens ne l'abandonna pas dans celles de Toulouse. Le récit que firent à son sujet les cavaliers qui l'avaient amenée, intéressa vivement en sa faveur. Le commissaire des prisons voulut s'assurer par lui-même de la vérité de ce que l'on racontait sur cette fille extraordinaire. Il fut frappé de l'air simple et tranquille de Catherine, de la sérénité de son visage, et du ton de vérité qui régnait dans ses réponses et dans ses discours. Il s'entretint de cette infortunée avec M. de Cassan-Glattens, qui venait d'être chargé de l'examen préliminaire de cette affaire. Ce magistrat fut vivement ému de ce qu'on lui disait de la courageuse fermeté de Catherine. Le témoignage que rendaient de l'innocence de cette infortunée toutes les personnes de son pays qui se trouvaient alors à Toulouse, l'intéressa encore plus puissamment. Il sentit que cette affaire méritait le plus sérieux examen, et qu'elle ne devait pas être jugée par la cour avec la même légèreté et la même précipitation qu'elle l'avait été en première instance.
Quelques jours après l'arrivée de Catherine Estinès à Toulouse, il se répandit un bruit sourd sur les manœuvres de la famille Laguens et sur certaines altérations dans l'original de la procédure. Ce bruit se fortifiant de jour en jour, Catherine Estinès présenta une requête à l'effet d'obtenir qu'il fût procédé, en présence d'un magistrat envoyé sur les lieux, à l'extrait figuratif de la procédure originale, instruite contre elle par les officiers de justice de Rivière. Après plusieurs débats peu favorables à cette requête, un jeune magistrat, M. de Rigaud, mû par un sentiment de générosité bien digne d'être loué et surtout imité, offrit de se rendre sur les lieux à ses frais, si la cour lui faisait l'honneur de le choisir. L'avocat-général de Resseguier appuya de tout son pouvoir l'offre du jeune magistrat, et requit de la cour, dans l'intérêt de la justice, que M. de Rigaud fût autorisé à se transporter sur les lieux pour vérifier les minutes de la procédure. Le parlement accueillit les conclusions de ce réquisitoire, et par arrêt du 20 juin, remit à M. de Rigaud la commission qu'il sollicitait avec un zèle aussi généreux.
Ce jeune magistrat, accompagné d'un greffier, partit le lendemain 21 juin, et arriva le 22 à sept heures du matin, à Monrejeau, siége de la justice de Rivière. Il manda sur-le-champ le greffier Pourthé, et lui ordonna de le conduire au greffe de la juridiction. Mais le greffier lui répondit qu'il n'y avait point de greffe, que depuis plus de vingt ans qu'il était greffier, sa maison était le dépôt de toutes les procédures. Le commissaire s'y transporta sur-le-champ, et trouva beaucoup d'autres irrégularités et négligences dans les registres relatifs aux procédures criminelles. Puis, il procéda, avec le greffier de la cour, à la vérification et comparaison de l'extrait et de l'original de la procédure de Catherine Estinès. Cette opération, qui fut assez longue, découvrit des horreurs qui révoltèrent M. de Rigaud. Il remarqua un grand nombre de différences entre l'original et l'extrait, et même beaucoup d'altérations, d'additions et de faussetés sur l'original; ce qui le détermina à faire arrêter et conduire le greffier dans les prisons de la cour.
M. de Rigaud fut de retour à Toulouse le 6 juillet, et le lendemain, la cour rendit un nouvel arrêt portant que le greffier Pourthé serait écroué dans sa prison; que les deux Laguens seraient décrétés de prise de corps, et Me Barre, juge titulaire de la justice royale de Rivière, décrété d'ajournement personnel. Cet arrêt fit prendre la fuite aux deux Laguens, coupables des plus horribles prévarications. La marâtre ne tarda pas à les imiter, dans la crainte d'être démasquée par la procédure qui allait être faite par autorité de la cour. Le juge Barre, qui n'était guère moins coupable, ne craignit pas de se présenter. M. le procureur-général porta une plainte de faux capital contre les auteurs, fauteurs et complices des faussetés qui se trouvaient, tant dans l'original que dans l'extrait de la procédure; et sur cette plainte, la cour ordonna que l'original de la dite procédure serait apporté à son greffe.
Une nouvelle procédure fut entamée; la contumace des deux Laguens fut soigneusement instruite, et il fut ordonné qu'il serait procédé extraordinairement contre les accusés, contumaces et autres. M. de Rigaud, dont le zèle était infatigable, retourna à Monrejeau, encore à ses frais, pour une continuation d'information, pour le récolement et la confrontation des témoins. Mais le 18 octobre, le juge Barre ayant disparu, son évasion empêchait de consommer la procédure.
Le rôle de Catherine Estinès avait bien changé. Grâce à la persévérante générosité de M. de Rigaud, d'accusée qu'elle était d'abord, elle était devenue accusatrice; et demandait que ses ennemis fussent condamnés envers elle, en cinquante mille livres de dommages-intérêts. Justice complète lui fut rendue; son innocence fut solennellement proclamée. Par arrêt du parlement de Toulouse, les deux Laguens, père et fils, contumaces, furent condamnés à dix ans de galères; et le juge Barre, ainsi que le greffier Pourthé, à dix ans de bannissement, et à quatre mille livres de dommages-intérêts envers l'accusée. Si la justice eut pu mettre la main sur les condamnés contumaces, il est à présumer que, remontant alors aux premiers instigateurs de cette œuvre ténébreuse, elle eût atteint et stigmatisé le curé de Cazaux, et sa digne complice la marâtre de Catherine Estinès.