Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
ÉGALITÉ DES CITOYENS
DEVANT LA LOI.
On sait qu'avant notre révolution de 1789, la noblesse croyait avoir le droit d'écraser impunément tout individu non titré. Dans tous les temps, il y a des gens qui, même sans avoir de bien anciennes armoiries, croient pouvoir s'arroger le même privilége, uniquement parce qu'ils ont des coffres bien garnis. Cette maladie tient au cœur de l'homme. Il appartient à la justice, sinon de la guérir radicalement, mais d'en calmer les accès.
Nous rapportons le trait suivant, qui eut lieu en 1784, pour faire voir que le grand événement qui surgit plusieurs années après n'était point un fait isolé, l'œuvre de quelques factieux, mais bien plutôt le résultat progressif des lumières répandues, surtout depuis un demi-siècle, dans toutes les classes de la nation.
Le 9 janvier 1784, dans l'après-midi, on se disposait à placer un aérostat sur une place publique. Ce spectacle avait attiré une foule prodigieuse de citoyens. Un marchand orfévre, homme très estimé dans son commerce, parvint à pénétrer dans le grand cercle formé par les spectateurs. Un marquis arrive, fait grand bruit, fend la presse, écarte à droite et à gauche ceux qui obstruaient son passage, arrive avant dans le cercle, à l'endroit même où s'était arrêté l'orfévre, et se place immédiatement devant lui: l'orfévre était debout et armé d'une canne. Les mouvemens d'impatience et de curiosité des spectateurs les plus éloignés avaient déjà causé plusieurs flux et reflux. La foule croissant toujours, ces flux et reflux recommencent; le mouvement parvient jusqu'à l'orfévre, qui, se trouvant entraîné par l'affluence, est poussé lui-même sur le marquis. Celui-ci, se sentant poussé, se retourne et s'écrie, du ton le plus impérieux et le plus colère, en tenant sa canne levée: «Qu'est-ce que ces polissons? Si cela arrive encore, on aura affaire à moi! je donnerai des coups de canne.» Un instant après, nouveau mouvement; l'orfévre est encore entraîné et poussé, malgré lui, sur le marquis; menaces nouvelles de la part du marquis. Il adresse alors la parole à l'orfévre: «Tu es un polisson, lui dit-il, un drôle; je ne te connais pas: qui es-tu?—Est-ce, monsieur le marquis, répondit l'orfévre, parce que vous êtes d'une naissance supérieure à la mienne, que vous me parlez ainsi? Vous avez tort de vous en prendre à moi, vous voyez que je suis poussé moi-même, et qu'il m'est impossible de soutenir l'effort de la multitude. Je vous prie de prendre garde sur qui vous toucherez, parce que je n'ai aucune part au flux et reflux.—Tu es un impertinent, un polisson, un insolent, un drôle; je ne te connais pas; qui es-tu?—Il n'est pas difficile de me connaître; on me connaît dans la ville. On ne donne pas de coups de canne à des citoyens.—Tu es un polisson et un drôle; je te connaîtrai; je te ferai punir; tu me le paieras; je ne t'en tiens pas quitte.—Heureusement, monsieur le marquis, que jusqu'à présent je ne vous ai rien dû; je ne vous dois rien; je n'ai rien à vous payer.—Tu es un polisson, un manant; il te convient bien de m'insulter!—Monsieur, je ne vous insulte pas en vous représentant qu'il est impossible de soutenir l'effort de la multitude, et je ne mérite aucune punition. Je n'ai rien à vous payer; et si je vous avais dû, vous ne m'auriez pas attendu si long-temps.—Je dis que tu es un drôle et un polisson; je te connaîtrai, et sous quinzaine tu auras de mes nouvelles.—Monsieur le marquis, je ne vous manque pas; je ne vous insulte pas; quand vous voudrez je vous donnerai mon nom par écrit.»
Le marquis continuant ses injures, ses gestes, ses menaces, malgré l'excessive modération de l'orfévre, celui-ci quitte sa place, laisse le champ libre au marquis, et sort du cercle. «Ne t'en vas pas, lui crie le marquis, en le voyant partir; au reste, je te retrouverai bien.»
Le 23 du même mois, le marquis écrit au substitut de M. le procureur général, la lettre suivante: «J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur, que le nommé G....., orfévre, me menace de m'attaquer et de m'assommer dans les rues, lorsqu'il en trouvera l'occasion. Ce n'est pas, monsieur, une plainte que je vous porte; je vous préviens seulement afin que, lorsqu'on me trouvera assassiné, vous sachiez à qui vous en prendre. J'ai obligation de l'avis que j'ai reçu à un brave et honnête citoyen que je tairai toute ma vie.» Il fait ensuite au commandant de la province un rapport au sujet de la scène du 9 janvier. Il surprend la religion du commandant, et sollicite de lui un ordre de faire emprisonner l'orfévre. L'ordre fut donné et exécuté. Le jour même, l'orfévre fut enlevé avec autant d'inhumanité que d'ignominie, aux yeux même de ses concitoyens; on le plongea dans une prison.
Le parlement reçut une plainte de l'opprimé qui appelait la vengeance des lois sur la tête du coupable. Cette cour rendit un arrêt, en date du 4 septembre 1784, qui défendit au marquis d'injurier l'orfévre à l'avenir, condamna le marquis à trois cents francs de dommages-intérêts envers l'orfévre; permit à ce dernier de faire imprimer et afficher l'arrêt, et laissa tous les frais de la procédure à la charge du marquis.