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Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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HONORÉ JOURDAN,
CONDAMNÉ COMME ASSASSIN, ET ENSUITE
JUSTIFIÉ.

La justice peut-elle, sur de simples indices, décider de l'honneur et de la vie des hommes? Le déplorable sort des d'Anglade, des Lebrun, des Hirtzel Lévi, des Calas, des Cahuzac, et de tant d'autres innocens condamnés sans preuves, est la plus victorieuse réponse à faire à cette question. «Qu'un juge, dit Charlemagne dans ses Capitulaires, ne condamne jamais qui que ce soit sans être sûr de la justice de son jugement; qu'il ne décide jamais de la vie des hommes par des présomptions. Ce n'est pas celui qui est accusé qu'il faut considérer comme coupable, c'est celui qui est convaincu; il n'y a rien de si dangereux et de si injuste au monde que de se hasarder à juger sur des conjectures.»

Les témoignages eux-mêmes ne doivent être reçus par le magistrat qu'avec une sage circonspection. Un témoin isolé ne suffit pas pour constituer des preuves. L'illustre Montesquieu disait qu'un témoin qui affirme et un accusé qui nie font un partage, et qu'il faut un tiers pour le vider. C'est pour cela que la loi exige deux témoins.

«C'est beaucoup, dit Servan, de bien connaître les circonstances du crime et le caractère de l'accusé; d'avoir exactement comparé ces deux choses et découvert tous leurs rapports; mais ce n'est pas tout, et le plus important reste à faire: l'appréciation et le jugement des témoignages. Triste fatalité, que la vie d'un homme libre et qui ne doit dépendre que des lois, soit à la merci des passions et des erreurs de ses concitoyens, et que le glaive de la justice soit dirigé par des témoins souvent imposteurs ou aveugles.»

Les malheurs d'Honoré Jourdan, causés par une erreur juridique semblable à celle dont nous avons parlé plus haut, viendront très-bien à l'appui de ces réflexions.

Jeanne-Marie Carlon avait épousé Jean Vial, boulanger à Vence. Le sieur Honoré Jourdan, procureur-juridictionnel de cette ville, était leur voisin, et se faisait un plaisir de les obliger quand l'occasion s'en présentait.

Dans les premiers jours de février 1753, Vial disparut tout-à-coup. Sa femme supposa d'abord qu'il avait été rencontré à quelques lieues de la ville de Vence, et qu'il avait dit qu'il ne reviendrait plus. Elle varia ensuite sur les motifs de son absence.

Le 9 mars suivant, des enfans que leurs jeux avaient conduits auprès d'une citerne à peu de distance de la ville, y découvrirent un cadavre. Informé de ce fait, le sieur Honoré Jourdan, en sa qualité de procureur-juridictionnel, requit sur-le-champ la visite du juge, et l'accompagna. Le cadavre était dans un état de putréfaction qui ne permit pas d'abord de le reconnaître; mais après un examen plus attentif, on demeura certain que ce corps était bien celui de Jean Vial. Le juge ne fit point la clôture du procès-verbal sur les lieux; Honoré Jourdan lui ayant demandé à le signer, il prétexta qu'il n'était point achevé, et qu'il attendait pour cela le greffier.

En retournant chez lui, le même jour, Honoré Jourdan ayant trouvé sur son chemin le procureur fondé d'un des seigneurs de Vence pour la subrogation des officiers de justice, fut extrêmement étonné d'apprendre de lui qu'il allait subroger un procureur-juridictionnel. Ce fonctionnaire ne lui dissimula pas que ses assiduités dans la maison de Jean Vial avaient fait naître des soupçons sur son compte; il finit par lui dire que, quoi qu'il fût bien convaincu de son innocence, il lui conseillait de prendre prudemment la fuite, et d'attendre dans sa retraite l'issue de la procédure.

Jourdan éprouva de la répugnance à suivre cet avis; il craignait, avec raison, qu'on ne tirât de sa fuite quelque indice contre lui. Dans sa perplexité, il s'adressa à un homme éclairé, qui lui dit qu'il n'y avait pas à balancer, et qu'il l'exhortait à mettre sa personne en sûreté; qu'il était sans doute humiliant et pénible pour l'innocence de prendre ce parti, mais que les formes de notre législation criminelle le rendaient quelquefois nécessaire. Convaincu par ces raisons, Jourdan se retira, pour quelques jours, au lieu de Gatières, qui était alors sous la dépendance du roi de Sardaigne. Mais sur l'invitation pressante de plusieurs de ses amis, qui vinrent l'y trouver, et qui l'assurèrent que sa fuite déposait contre lui, et que tout le monde blâmait le parti qu'il avait pris; il revint à Vence, rassuré qu'il était d'ailleurs par le témoignage de sa conscience.

Mais dès le lendemain même, ayant appris qu'un décret de prise de corps venait d'être lancé contre lui, quoiqu'il n'eût encore été procédé à aucune information, et qu'il ne se trouvât dans aucun des cas où l'on peut décerner un semblable décret sans information préalable, il retourna aussitôt à Gatières pour y attendre l'événement de la procédure qui s'instruisait alors.

De tous les témoins qui furent entendus, il ne s'en présenta pas un seul à charge contre Jourdan; on crut pourtant trouver dans leurs dépositions des indices qui pouvaient lui être défavorables. Cependant les juges de Vence n'hésitèrent point à le mettre unanimement hors de cour par leur sentence du 2 mai 1753. Par le même arrêt, Jeanne-Marie Carlon, épouse de Jean Vial, Jacques-Gervais Bazalgeste et Gaspard Mars, furent déclarés atteints et convaincus de l'assassinat de Vial, et condamnés au dernier supplice. Les deux premiers étaient entre les mains de la justice, le troisième avait pris la fuite.

Les deux prisonniers furent transférés à Aix, et le parlement, par arrêt du 29 du même mois, réforma la sentence des premiers juges à l'égard de Jourdan, et le condamna à la mort, quoique les conclusions du ministère public fussent en sa faveur.

Il fallait que l'on eût aggravé les prétendus indices que l'on pouvait articuler contre Jourdan. Quoiqu'il en soit, la vérité qui devait le justifier pleinement ne tarda pas à être connue. Le jour même du jugement, sur les quatre heures après midi, les deux coupables détenus déclarèrent, en allant au supplice, que Jourdan n'avait participé, ni directement, ni indirectement, au meurtre de Jean Vial, et qu'il n'en avait rien su ni avant, ni après son exécution.

Néanmoins l'arrêt fut exécuté en effigie pour ce qui concernait Jourdan; et le parlement ordonna, le 1er juin suivant, que les déclarations de la femme Vial et de Bazalgeste seraient jointes à la procédure.

Jourdan n'apprit que son arrêt de mort. Il ignorait que les auteurs du crime eussent avoué et attesté son innocence. Il erra, pendant quelques années, de contrée en contrée, gémissant sur sa fatale destinée et sur celle de ses enfans. Il avait un fils, alors âgé de quinze ans, errant et fugitif comme lui. Ce jeune homme alla se fixer en Espagne, et s'y attacha à une maison de commerce dont il devint, en quelques années, par son mérite et son travail, l'un des principaux intéressés.

Cependant ce fils vertueux ne perdait pas le souvenir de son père et de ses infortunes. Le désir de secourir sa vieillesse et celui de revoir sa patrie lui inspirèrent le projet de revenir en France. Mais y vivre sans son père, et l'en savoir banni par une condamnation flétrissante, lui semblait un bonheur si amer qu'il ne pouvait pas même en supporter l'idée.

Cependant un pressentiment secret que l'innocence de son père pourrait être reconnue laissait quelque espérance au fond de son cœur. Plein de cette pensée, il écrivit en France, et s'adressa à une personne qui était en position de lui donner des lumières sur l'affaire de son père. Il apprend bientôt que les véritables auteurs du crime ont déposé de l'innocence d'Honoré Jourdan. Dès cet instant, affaires, commerce, amis, intérêts, tout est oublié. Il part pour aller apprendre cette nouvelle à son père, et vient le conjurer de se représenter à ses juges. Le vieillard se jette dans les bras de son fils et s'abandonne à lui; et c'est lui qui soutient les pas chancelans de son père, et qui l'amène aux pieds de la justice.

Tandis qu'Honoré Jourdan était renfermé dans le cachot où il venait de se constituer volontairement, son fils déploya tout le zèle dont est capable la piété filiale, pour hâter et faire proclamer sa justification. Des recherches qui furent faites en cette circonstance, et de la nouvelle instruction qui eut lieu, jaillirent de nouveaux éclaircissemens sur le meurtre de Vial.

La nommée Jeanne-Marie Carlon, d'une figure agréable et d'un caractère enjoué, était connue par ses galanteries, et paraissait avoir un goût excessif pour la parure et pour la dépense. Jean Vial, son mari, adonné à toute sorte de débauches, et peu occupé de ses affaires, ne pouvait faire face aux prodigalités de sa femme. Le nommé Gaspard Mars, boulanger comme lui, s'était introduit, de compagnie avec Bazalgeste, homme sans aveu et sans profession, dans la maison de son confrère; et tous deux étaient les compagnons des désordres du mari et de la femme.

Quant aux assiduités de Jourdan dans la maison de Vial, elles n'avaient rien que de fort naturel. Jourdan prêtait souvent de l'argent au boulanger pour des achats de farine; de plus, Vial était son locataire, et lui devait plusieurs loyers. Au reste, celui-ci ne voyait en lui qu'un bienfaiteur et un ami.

Mais il ne voyait pas du même œil Mars et Bazalgeste; et plusieurs fois, dans des intervalles de sagesse et de bonne conduite, il leur avait manifesté le déplaisir et la répugnance qu'il éprouvait à les voir si souvent chez lui. Les liaisons de sa femme avec ces deux hommes étaient aussi la cause de querelles fréquentes dans le ménage.

Il était parfaitement constaté par les procédures que le complot de l'assassinat de Jean Vial avait été ourdi chez Gaspard Mars, le 6 février, à l'issue d'un souper; que le sieur Jourdan n'était point du nombre des convives, et ne devait point en être. Il résultait encore du procès, que Marie-Jeanne Carlon avait plusieurs fois sollicité Gaspard Mars et Bazalgeste d'assassiner son mari; que depuis quelque temps elle paraissait avoir abandonné ce projet; qu'aucun des complices n'en avait parlé à Jourdan, dans la crainte qu'il n'en avertît Jean Vial.

Il fut prouvé que immédiatement après le souper du 6 février, la femme Vial témoigna l'envie qu'elle avait de manger des choux du sieur Rippert; qu'elle engagea son mari, Bazalgeste et Mars à en aller voler; qu'ayant pris ceux-ci à l'écart, elle les pria d'assassiner Vial; que, sur le refus de Mars, elle le traita de lâche et de poltron; que Bazalgeste prit la parole et dit: Il faut mettre cette femme tranquille; qu'ils allèrent tous les trois du côté d'une chapelle de Notre-Dame de Larrat; que là Bazalgeste donna à Vial le premier coup de couteau dans le bas-ventre qui le fit tomber raide mort; que Mars lui donna d'autres coups, et qu'ils portèrent le cadavre dans la citerne située auprès de la chapelle.

En outre, l'innocence de Jourdan, qui ressort évidemment de ce récit, avait été attestée non seulement par la femme Vial et par Bazalgeste, mais encore par Gaspard Mars, réfugié dans les états du roi de Sardaigne.

Les magistrats du parlement de Provence, après avoir pris une connaissance parfaite des faits, ne balancèrent pas à couronner les efforts de Jourdan fils en faveur de son père. Par arrêt du 29 mai 1782, Honoré Jourdan fut déchargé de l'accusation intentée contre lui; et un second arrêt du 31 du même mois lui permit de faire imprimer et afficher le premier.

Ainsi, après trente années de flétrissure, d'exil et de misère, il put revenir respirer encore l'air natal; et du moins, avant de quitter la vie, il eut la consolation de rentrer en possession de l'estime et de la considération de ses concitoyens, qu'une fatale erreur lui avait enlevées pour si long-temps.


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