Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
ACCUSATION
RÉCIPROQUE D'ASSASSINAT.
Qu'un homme naturellement violent soit accusé d'avoir commis un meurtre, nul doute que la violence de son caractère ne devienne un véhément indice contre lui. Soudain l'opinion publique, qui le plus souvent ne se forme que sur des apparences ou des présomptions, le déclare unanimement coupable; et quoique le doute le plus obscur plane sur toute l'affaire, quoique les preuves manquent absolument, les juges, entraînés eux-mêmes par les préventions du vulgaire, prononcent une sentence de condamnation.
Vers le mois de janvier 1782, Hatot, garçon perruquier, entra chez le sieur Plée, maître coiffeur à Rouen. Le plus grand désagrément de son emploi était de coiffer Nœuville, directeur de la comédie. Tous les garçons qui avaient accommodé cet homme se plaignaient de son humeur brutale et despotique.
Hatot ne fut pas long-temps sans éprouver les mêmes désagrémens, et ne pouvant s'habituer aux manières de Nœuville, il refusa de retourner chez lui. Mais son maître craignant de perdre la pratique du théâtre, le détermina, au bout de quinze jours, à aller reprendre son poste auprès du directeur.
Le 15 mars, Hatot se rend à l'hôtel de la comédie, sur les dix à onze heures du matin, pour accommoder Nœuville. Il le rase d'abord, le peigne ensuite, prépare la pommade avec un couteau, qu'il tire de sa poche, et le frise. Nœuville se lève, consulte son miroir, prétend être mal frisé, et ordonne à Hatot de le friser une seconde fois. «Cela n'est pas possible, répond Hatot, mes pratiques m'attendent, il faut que je les serve.—Que m'importent tes pratiques? répond Nœuville en fureur; il te sied bien de me contredire! tu es encore un plaisant drôle, un plaisant polisson. J'entends que tu me peignes à l'instant; je te l'ordonne, cela doit suffire».
Hatot, choqué de cet ordre insolent, se dispose à sortir; Nœuville lui barre le passage, et lui détache un soufflet; Hatot le lui rend aussitôt. Nœuville, tout écumant de rage, saisit le couteau du coiffeur resté sur la table, prend Hatot à la gorge, le pousse contre le mur, et lui porte à la poitrine quatre coups de l'arme qu'il tient dans la main. Hatot, qui ne sent pas d'abord qu'il est blessé, lutte contre Nœuville, saisit le couteau qui vient de le frapper et parvient à désarmer son assassin. Il paraît qu'en prenant le couteau par la lame il se coupa les mains, et atteignit, en se débattant, son adversaire au visage.
Mais, peu d'instans après, Hatot se trouve dans une situation alarmante. Des flots de sang coulent de ses blessures; il crie vainement; on ne vient point à son secours; il reste sans connaissance au pouvoir de son assassin. Nœuville, tout couvert du sang de sa victime, et pour repousser d'avance l'accusation de meurtre, sort de sa chambre en criant au feu! au meurtre! on m'assassine! se jette dans les bras de la première personne qu'il rencontre, et la prie de lui sauver la vie.
Il descend l'escalier, va sur le théâtre, feint d'être dangereusement blessé. Des chirurgiens arrivent; on le porte dans son lit et on le panse, quoiqu'il n'y eût pas nécessité.
Cependant des grenadiers, accourus aux cris de Nœuville, étaient montés, le sabre à la main, pour arrêter Hatot. Ils le trouvent étendu sur le plancher, baigné dans son sang, privé de connaissance et de mouvement. Ainsi abandonné, le malheureux allait périr, sans un grenadier qui le prit et le soutint dans ses bras. Enfin on le secourt; un chirurgien arrive, visite ses blessures et le rappelle à la vie. A peine reprend-t-il sa connaissance que, regardant autour de lui, il s'écrie: Où est-il ce coquin, ce malheureux, ce scélérat de Nœuville, qui m'a assassiné?
A trois heures après-midi, il est transporté à l'hôpital, en grand danger de perdre la vie. Le même jour, sur les quatre heures, le juge fait prêter interrogatoire à Hatot; on lui demande, entre autres choses, ce qui l'a induit à frapper Nœuville, comme il l'a fait, et s'il n'a pas observé que ses clefs étaient toujours à ses armoires, et qu'il y avait des effets précieux sur sa cheminée.
Pour l'intelligence de cette mesure, il est bon de dire que Nœuville avait fait des déclarations tendant à faire croire que s'étant endormi pendant qu'on le coiffait, Hatot, son perruquier, avait voulu profiter de son sommeil pour l'assassiner et le voler.
Mais déjà la clameur publique s'élevait de toutes parts contre Nœuville. Celui-ci est saisi de frayeur; il se résout à prendre la fuite; à six heures, il se travestit et il part. Cette fuite changea soudain la face de l'affaire. Hatot, qui avait été d'abord interrogé comme accusé, le fut ensuite comme témoin, et Nœuville fut décrété de prise de corps. La procédure complète, et la contumace instruite, le juge rendit le 16 juillet, sur le tout, une sentence définitive qui condamnait, par contumace, le sieur Nœuville à être banni à perpétuité du ressort de Rouen, confisquait ses biens au profit du roi, et lui imposait une amende de trois mille livres, à titre de dommages-intérêts en faveur de Hatot.
Le parlement de Rouen rendit, le 26 octobre 1782, sa sentence sur cette double accusation; et sans s'arrêter à l'appel du substitut du procureur général du roi au bailliage de Rouen de la sentence du 16 juillet 1782, ordonna que ladite sentence serait exécutée, et que le sieur de Nœuville serait condamné en dix mille livres d'intérêts envers Hatot, et à tous les dépens.