Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
SÉPARATION
DEMANDÉE APRÈS SEPT JOURS DE MARIAGE.
S'il ne s'agissait ici que d'une de ces séparations vulgaires dont retentissent si souvent les tribunaux, et qui n'offrent que des tableaux odieux des torts réciproques des parties, nous ferions grâce à nos lecteurs de ces détails, dont la trivialité n'a rien de piquant. L'histoire que nous allons raconter présente un spectacle tout-à-fait nouveau; celui d'une jeune personne forcée, par des malheurs sans exemples, à se séparer de son mari, presque en quittant l'autel, témoin de leur union et dépositaire de leurs mutuels sermens.
La demoiselle C..... vivait à Verneuil chez sa mère, veuve d'un médecin, lorsqu'elle fut recherchée en mariage par le sieur Guyot, alors vérificateur des domaines. Le sieur Guyot était estimé dans sa profession, et passait pour irréprochable sous le rapport des mœurs. Comme son emploi était trop médiocre pour faire subsister un ménage, les amis de la famille de la demoiselle C..... employèrent leur crédit pour le faire élever à un poste plus avantageux. L'emploi sollicité ayant été obtenu, le sieur Guyot différa le mariage sous divers prétextes dont il ne rendait pas un compte satisfaisant; enfin la cérémonie nuptiale fut célébrée le 4 novembre 1773.
Mais qui aurait pu le prévoir? A peine l'irrévocable oui est-il prononcé, que tout-à-coup le nouvel époux paraît changé, et montre un caractère dur et féroce. Le soir, dès neuf heures, il arrache sa compagne aux jeux innocens de cette journée et la mène dans la chambre conjugale. Là, au lieu de ces soins, de ces attentions tendres et délicates qui font ordinairement le charme des premiers jours de la lune de miel, sa nouvelle épouse ne trouve que des outrages! Son mari lui soutient qu'il reconnaît, à des signes certains, qu'elle est enceinte de sept mois. Il ajoute à cette accusation des indignités que l'on pourrait à peine imaginer. La jeune dame passa la nuit dans les larmes, et le lendemain elle crut devoir cacher à sa mère le détail de ce qui s'était passé. Une de ses tantes qui l'aimait beaucoup fut seule instruite des chagrins secrets de cette malheureuse victime.
La seconde nuit fut aussi triste que la première; le sieur Guyot continua d'éclater en reproches outrageans pour sa jeune épouse, qui n'y répondait que par des pleurs et des protestations d'innocence. Du reste, le jour, rien ne transpirait de la conduite de son mari à son égard; elle essuyait ses larmes, et s'efforçait de cacher sous un visage tranquille et riant les soucis qui dévoraient son cœur.
La troisième nuit fut encore plus pénible que les précédentes. Les mauvais traitemens s'étaient joints aux injures. La jeune femme en portait les marques; il n'était plus possible de dissimuler; l'outrage était à son comble; elle alla déposer sa douleur dans le sein de sa mère.
La dame C..... accabla son gendre de tous les reproches que sa tendresse pour sa fille put lui inspirer. Le sieur Guyot ne lui répondit que par le ton de l'insulte et du mépris.
Les nouveaux époux firent ensemble les visites d'usage. Toutes les occasions étaient bonnes au mari pour faire à sa femme de nouveaux outrages. Dans le cours de ces visites de bienséance, il ne cessait de l'insulter, en lui demandant, lorsqu'ils rencontraient un homme de leur connaissance, combien de fois elle avait couché avec lui. Tantôt il lui disait qu'elle était trop aimable pour être sage; tantôt qu'il la conduirait à Paris, et qu'il la vendrait fort cher à un Anglais, parce qu'elle était jolie. Conçoit-on de pareils propos de la part d'un homme raisonnable? Ne croirait-on pas qu'ils partent d'un esprit aliéné? Ce serait le seul moyen de les excuser.
Le 9 novembre, le sixième jour depuis leur mariage, ils partirent avec la dame C...., pour rendre visite à la sœur de madame Guyot, religieuse à la Chaise-Dieu. Guyot était toujours en proie à ses idées noires. Sa femme lui ayant fait observer qu'il devait être enfin convaincu qu'il avait été trompé par les signes auxquels il avait cru reconnaître qu'elle était criminelle, cette observation le fit entrer en fureur; et il porta l'audace jusqu'à dire à sa belle-mère qu'elle avait, par un breuvage, fait violence à la nature, et qu'il allait raconter toute l'histoire à la communauté de la Chaise-Dieu. En effet, lorsqu'il fut arrivé au monastère, sans respect pour la sainteté du lieu, ni pour la tendresse d'une sœur, ni pour la pudeur d'une jeune vierge consacrée à Dieu, il entretint la jeune religieuse, sa belle-sœur, de tous les propos infâmes qu'il avait imaginés.
Une fureur si marquée devait, à la fin, devenir un scandale public. Les scènes se suivaient de près. Le 10 novembre, le lendemain du voyage à la Chaise-Dieu, le sieur Guyot alla, avec toute la famille de sa femme et le sieur D...., curé de Saint-Pierre de Verneuil, dîner chez le curé de C..... Le sieur Guyot, pendant le dessert, mit en question si on pouvait faire rompre son mariage quand on avait épousé une fille grosse de sept mois. On lui répondit que non, et qu'il était plus prudent de se taire, en se réservant de faire enfermer sa femme le reste de ses jours. Alors le sieur Guyot, reprenant la parole, dit avec fureur: Il faut donc, en ce cas, que l'un des deux périsse! La dame Guyot, qui vit où ce propos tendait, laissa échapper l'expression naïve de sa douleur: C'est de moi, dit-elle, que mon mari veut parler. Le sieur Morais, son aïeul, qui ignorait encore ce qui s'était passé, dit au sieur Guyot, avec cette chaleur qu'inspirent les sentimens de la nature: Est-ce d'elle, monsieur, que vous entendez parler?—Oui, monsieur, répondit-il avec le ton de l'insolence. Le vieillard lui repartit, dans le transport d'une juste colère: Vous êtes un monstre, et vous méritez que je vous brûle la cervelle. Guyot lui répondit, en lui présentant l'estomac: Tuez-moi, vous me rendrez service; et il accompagna ces mots de juremens et d'imprécations.
Les deux curés, vénérables ecclésiastiques, prirent Guyot à l'écart, et s'efforcèrent de le calmer par les exhortations les plus pathétiques, par les conseils les plus sages. Mais, dans sa situation délirante, rien ne pouvait faire impression sur lui.
Lorsqu'ils étaient en route pour retourner à Verneuil, Guyot ne cessa d'adresser encore à sa femme les discours les plus indécens et les plus atroces.
Le 11 novembre, la dame C...., avec toute sa famille et le sieur Guyot, qui semblait ne l'accompagner que pour lui préparer de nouveaux outrages, alla à la terre de Boisfrancs, chez le directeur des domaines de la généralité de Tours. Cet ami avait été instruit des sujets de profond chagrin que le sieur Guyot donnait à sa belle-mère et à sa femme. Le mauvais temps qui survint ne permit pas à la dame C..... de ramener sa famille à Verneuil. Le directeur des domaines les retint à coucher. Avant le souper, on dansa, mais les sombres idées de Guyot ne lui permettaient pas de prendre part à ces plaisirs; tout prenait à ses yeux la teinte de sa farouche mélancolie. Avant de se coucher, il tira la dame V..... à l'écart, et lui dit: Ne vous êtes-vous point aperçue, madame, que ma femme est grosse, et que son enfant remuait dans son ventre pendant qu'elle dansait? J'ai lu, ajouta-t-il, dans vos yeux et dans ceux de tout le monde, ma honte et mon déshonneur. Lorsque cette dame fut revenue de l'étonnement où l'avait jetée un propos aussi étrange, elle représenta au sieur Guyot l'injustice de ses soupçons et l'indignité de sa calomnie.
La dame V..... fit part à son mari de la scène dont elle venait d'être témoin. Le sieur V..... alla trouver à son tour Guyot, et lui adressa des reproches qui lui étaient dictés par le zèle le plus pur et l'amitié la plus désintéressée. Mais Guyot, l'interrompant avec fureur, lui dit qu'il paraissait que tout le monde avait formé le complot de le trahir. Puis il se jeta avec violence sur sa femme, comme pour l'entraîner avec lui. Le sieur V..... s'y opposa. Guyot tenta de l'arracher des bras de son défenseur; mais le sieur V..... continua de repousser ses efforts, et la dame V....., prenant la dame Guyot par la main, la conduisit dans une chambre, où elle passa, avec une de ses sœurs, une nuit bien cruelle sans doute, mais du moins exempte des horreurs qu'elle avait éprouvées les nuits précédentes.
Cependant le sieur V..... entreprit de guérir l'esprit malade de Guyot par le langage de la modération. «Vous avez eu jusqu'ici, lui dit-il, monsieur, de la confiance en moi; je ne vous ai jamais trompé, et j'ai un conseil à vous donner; le voici: puisque vous persistez à croire votre femme enceinte, ayez la patience de vivre avec elle comme frère et sœur jusqu'au terme de sa grossesse prétendue. Si elle se trouve grosse..... je me charge de la conduire moi-même au Refuge.» Guyot répondit, dans un transport de rage: «Je ne vous en donnerai pas le temps, car je la poignarderai moi-même.»
A ces mots, le sieur V..... vit que la modération et les conseils de la prudence étaient inutiles; mais il représenta à Guyot qu'il y avait des lois pour punir les crimes, et que, pour éviter d'appeler lui-même leur vengeance sur sa tête, il fallait qu'il consentît à se séparer de l'objet de son injuste haine.
Ces mots, prononcés avec fermeté, rappelèrent Guyot à des idées plus saines; il entrevit les suites effrayantes de ses excès, et consentit à signer un acte de séparation tel qu'on voulut le dicter, et à consigner l'aveu de ses torts dans un écrit authentique.
Cependant on ménagea, avec prudence, les moyens de dissiper par degrés les soupçons injustes de Guyot. Sa malheureuse femme se résigna à s'aller renfermer dans le couvent des Ursulines d'Évreux. Cette clôture, volontairement consentie, servit à mettre dans tout leur jour les vertus de la dame Guyot. Elle y mérita, tant par sa piété que par la régularité de ses mœurs, un certificat très-honorable, signé des supérieures des Ursulines d'Évreux, et légalisé par l'évêque de ce diocèse.
On croirait sans doute que d'aussi respectables témoignages auraient dû amener à résipiscence le sieur Guyot, surtout lorsque le terme qu'il avait assigné à la prétendue grossesse de sa femme fut passé. Point du tout; loin même de témoigner le moindre repentir, il demeura inébranlable dans sa haine, et ne prit pas la peine de la dissimuler aux parens et aux amis de sa femme.
Voici ce que le sieur V..... écrivit à cette femme infortunée, le 12 mai 1774: «Vous connaissez toute la part que je prends à votre fatale union avec un monstre ou un fou; car il faut opter entre les deux. Monsieur votre oncle a dû vous dire qu'il l'avait trouvé au même point où nous l'avions vu aux Boisfrancs.»
La dame Guyot ayant fait sommer son mari d'insinuer leur acte de séparation, le procès-verbal de son refus constata qu'il ne donnait à la dame Guyot d'autre titre que celui de fille mineure, se disant sa femme, en vertu d'une bénédiction nuptiale obreptice. Cet acte était du mois de novembre 1774, un an depuis la célébration du mariage.
Enfin la dame Guyot, appuyée de sa famille et de ses amis, fit une demande de séparation en forme. Sa cause fut plaidée par M. Duvergier; et le parlement de Paris, par arrêt rendu le 13 août 1776, sur les conclusions de l'avocat-général d'Aguesseau, admit la femme à faire preuve des faits articulés par elle; et sur l'enquête de la dame Guyot, qui était concluante, la même cour prononça sa séparation par arrêt du 26 mai 1777.
Il est assez difficile de se rendre compte de la conduite atrocement bizarre du sieur Guyot. On serait tenté de croire qu'il n'y a qu'un fou qui soit capable des paroles et des actions qui lui sont reprochées. «Ne serait-ce pas, disait M. Duvergier, qu'ayant voulu contracter les liens du mariage, il n'était pas en son pouvoir d'en remplir le but, et que ses désirs impuissans s'étant tournés en rage, il s'est vengé des torts de la nature sur une victime innocente? Il ne paraît pas possible de donner une autre explication d'une conduite si étrange.»