Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LA FILLE SALMON,
DÉCLARÉE INNOCENTE, APRÈS AVOIR ÉTÉ CONDAMNÉE
DEUX FOIS A ÊTRE BRULÉE VIVE.
Ce procès intéressant, et qui, par la nature des faits aussi bien que par son jugement définitif, fait époque dans nos annales judiciaires, est une nouvelle preuve des erreurs fatales dans lesquelles peuvent tomber des juges aveuglés par la prévention. Ce ne sera pas sans le plus grand étonnement que les lecteurs verront la justice sévir avec acharnement contre une fille innocente, tandis qu'il était si facile de mettre la main sur les vrais coupables; ce ne sera pas non plus sans plaisir qu'ils verront le parlement de Paris, par un arrêt équitable, arracher la victime aux flammes prêtes à la dévorer. Le simple exposé des faits suffira pour mettre dans tout son jour l'innocence de cette malheureuse fille, et pour indiquer les auteurs du crime qu'on lui imputait.
Marie-Françoise-Victoire Salmon, fille d'un simple journalier de la paroisse de Méautis, en Basse-Normandie, se mit en service à l'âge de quinze ans dans le voisinage du lieu de sa naissance. En 1780, étant alors âgée de vingt ans, elle entra comme servante chez les sieur et dame Dumesnil, paroisse de Formigny. Ce fut dans cette maison qu'elle eut occasion de connaître le sieur Revel de Breteville, procureur du roi au bailliage de Caen. La fille Salmon avait de la fraîcheur, une physionomie intéressante; le sieur Revel lui témoigna de la bienveillance, et la pressa vivement de quitter la campagne pour venir à Caen chercher un service plus avantageux. On ignore quels motifs de plainte la fille Salmon put donner depuis au sieur Revel. Quoi qu'il en soit, on le verra bientôt devenir le plus ardent persécuteur de son ancienne protégée.
La fille Salmon, après avoir essayé sans succès de se livrer au métier de couturière dans la ville de Bayeux, se vit forcée de redevenir servante. Elle songea alors à se rendre à Caen pour s'y placer avantageusement. Elle arriva dans cette ville le 1er août 1781. Son premier soin fut de s'enquérir des maisons où elle pouvait se présenter comme domestique. Le hasard, hasard bien malheureux sans doute, l'adressa à une dame Huet Duparc, qui, sur le témoignage favorable de son extérieur, l'accepta, pour entrer chez elle, le même jour 1er août, à raison de cinquante livres de gages. Dans l'après-dînée, la fille Salmon apporta son petit paquet à la maison, et, dès le soir même, elle commença son service.
Cette maison était composée de sept maîtres: les sieur et dame Duparc; deux fils, l'un âgé de vingt-un ans et l'autre de onze; leur sœur, âgée de dix-sept ans; et enfin les sieur et dame de Beaulieu, père et mère de la dame Duparc, tous deux plus qu'octogénaires.
Dans la soirée, la dame Duparc mit sa nouvelle domestique au courant du service de sa maison. Elle devait tous les matins se pourvoir de deux liards de lait pour faire une bouillie au sieur de Beaulieu, et la tenir prête pour sept heures précises. Aussitôt après, il fallait donner le bras à la vieille femme Beaulieu, et la conduire à la messe. Puis c'étaient les achats, commissions et approvisionnemens de la maison, et tous les détails du ménage. Mais la dame Duparc lui fit observer que, pour la plupart de ces objets, elle et sa fille lui prêteraient la main.
Le lendemain, 2 août, la dame Duparc apprit à la fille Salmon à préparer la bouillie de son père, dans laquelle il n'était pas nécessaire de mettre du sel.
Les jours suivans, la fille Salmon remplit son service à la satisfaction de sa maîtresse. Le dimanche 5, où il est d'usage de faire un peu de toilette, elle quitta la paire de poches qu'elle avait portée toute la semaine, fond bleu, rayé blanc et jaune, et en prit une autre plus fraîche, rayée bleu et blanc. Elle suspendit la paire qu'elle venait de quitter au dossier d'une chaise dans le petit cabinet où elle couchait, au rez-de-chaussée, près de la salle à manger, et qui était ouvert à toutes les personnes de la maison.
Le lundi 6, la fille Salmon ayant été chercher du lait, et n'ayant pas trouvé le laitier, se disposait à y retourner, lorsque la dame Duparc lui dit de ne pas se déranger, parce qu'on lui en apporterait. Effectivement, le lait lui fut apporté, et pour cette fois, contre l'usage, ce ne fut pas elle qui fit la provision de lait.
Après avoir nettoyé le poêlon, elle reçut de la main de sa maîtresse le pot de terre qui contenait la farine. Ensuite ayant jeté de l'eau sur la farine, elle la délaya, en présence et sous les yeux de la dame Duparc, de sa fille et de son jeune fils, qui avaient l'habitude d'assister à cette préparation. Une particularité assez étrange, c'est que la fille Salmon tenant le poêlon sur le feu, la dame Duparc lui demanda tout-à-coup si elle avait mis du sel dans la bouillie. «Non, madame, répondit-elle, vous savez bien que vous m'avez prévenue de n'en pas mettre.» Sur cette réponse, la dame Duparc lui prend le poêlon des mains, va au buffet, porte la main dans une des quatre salières qui s'y trouvaient, et remuant les doigts, éparpille sur la bouillie le sel ou toute autre substance qu'elle prenait pour du sel. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce fut la dame Duparc qui saupoudra la bouillie.
La bouillie faite, la fille Salmon la versa sur une assiette que la dame Duparc tenait toute prête, et qu'elle plaça près du vieillard assis devant la table.
La fille Salmon alla ensuite conduire la dame Beaulieu à la messe. Puis la dame Duparc lui donna des commissions qui devaient l'occuper une partie de la matinée, de sorte qu'elle ne rentra à la maison que vers onze heures et demie. A son retour, on lui apprit que le sieur Beaulieu avait été attaqué d'une horrible colique et de vomissemens, sur les neuf heures du matin. On lui ordonna de mettre ce vieillard au lit, ce qu'elle fit aussitôt. La dame Duparc la chargea de veiller à tous les besoins du malade.
Cependant l'état du sieur Beaulieu empirait visiblement. On fit venir un garçon apothicaire, qui lui appliqua des vésicatoires, remède bien impuissant pour le mal qui le dévorait. Le vieillard expira vers cinq heures et demie du soir, au milieu de crises affreuses.
On ne peut s'empêcher de remarquer, comme une circonstance digne d'attention, l'indifférence et la tranquillité de la dame Duparc et de ses enfans, à l'aspect d'une catastrophe aussi effrayante. On ne fit aucune recherche, aucune perquisition; on sembla même craindre d'appeler l'attention sur le cas d'empoisonnement. En présence des déchiremens, des convulsions du vieillard, on n'eut pas même l'idée du contre-poison; on n'appela d'autre homme de l'art qu'un garçon apothicaire.
Aussitôt que la dame Duparc s'aperçut que son père touchait à sa fin, elle fit monter son fils aîné à cheval, et le pressa de partir sous prétexte d'aller avertir de l'événement son mari qui était absent. Ce qu'il y a de surprenant dans ce départ subit, au milieu de semblables circonstances, c'est que ce jeune homme ne reparut pas, et que, pendant toute l'instruction du procès, sa destinée demeura un mystère impénétrable.
Après le décès du sieur de Beaulieu, la dame Duparc fit venir une garde pour ensevelir et veiller le corps. La fille Salmon se joignit à cette femme pour passer la nuit. Tout fut tranquille dans la maison, comme s'il n'y était rien arrivé d'extraordinaire. Le lendemain, vers les sept heures du matin, la fille Salmon se disposait à vaquer à quelques soins du ménage. La dame Duparc lui reprocha avec aigreur d'être une bien mauvaise ménagère, de garder depuis le dimanche de bonnes poches, tandis qu'elle en avait d'autres. Il faut avouer que sa sollicitude pour les poches de sa servante était bien étrange dans un pareil moment. Quoiqu'il en soit, la malheureuse fille, sur la représentation de sa maîtresse, alla dans son cabinet, quitta ses poches neuves, et reprit ses vieilles qui étaient suspendues au dossier de la chaise. Sans soupçons comme sans inquiétude, elle avait déjà commencé le service journalier; mais tourmentée par le sommeil, elle paraissait avoir besoin de repos. La dame Duparc et sa fille, qui s'en aperçurent, se chargèrent des détails relatifs au dîner, mirent le pot-au-feu, le salèrent, y jetèrent les légumes, trempèrent la soupe. Sur ces entrefaites, le maître de la maison, le sieur Duparc, arriva de la campagne. Les soins que réclamait son cheval détournèrent totalement la fille Salmon des apprêts du dîner.
Le couvert fut mis dans le salon pour sept personnes, et l'on se mit à table à une heure. Outre les personnes de la maison, il y avait la dame Beauguillot, sœur de la dame Duparc, et son fils. La dame de la maison servit la soupe à tous les convives. Au moment où la fille Salmon venait pour changer les assiettes à soupe, le jeune Duparc prétendit avoir senti quelque chose de dur craquer sous ses dents; la dame Duparc en dit autant; mais ce propos n'eut pas de suite. On continua le dîner. La compagnie resta à table très-tranquillement jusqu'à deux heures et demie. La fille Salmon était dans sa cuisine; elle venait d'achever son dîner, quand tout-à-coup elle vit arriver le jeune Duparc, et successivement les six autres personnes de la compagnie, dont quelques-unes se plaignaient de maux d'estomac. La dame Duparc la première, en entrant dans la cuisine, s'écria: «Ah! nous sommes tous empoisonnés, on sent ici l'odeur d'arsenic brûlé.» Cette exclamation était assez surprenante, en ce qu'elle supposait chez la dame Duparc des connaissances étrangères à son état. C'était une première tentative pour appeler les soupçons sur la pauvre servante; c'était préparer de loin l'explication de l'arsenic qui devait être trouvé dans le corps du sieur de Beaulieu, et dans les poches de la fille Salmon. La dame Duparc voulait faire penser que la servante avait jeté au feu les restes de la soupe empoisonnée. Cette précaution était cependant peu combinée, puisque la soupe des maîtres avait été complètement consommée sur leur table, et que le reste du bouillon avait été vidé sur l'assiette du jeune Duparc.
Aussitôt que la dame Duparc eut fait naître le soupçon d'empoisonnement, on courut vite chercher le sieur Thierri, apothicaire, pour porter des secours aux personnes empoisonnées, cependant toutes ces personnes avaient achevé de dîner, sans que l'action si prompte de l'arsenic leur eût fait sentir la moindre atteinte, sans que l'on eût remarqué aucun de ces accidens qui suivent immédiatement l'introduction de ce violent corrosif dans l'estomac. On interpelle la fille Salmon; elle répond qu'elle ne connaît rien à tout cela.
Cependant le bruit se répand bientôt dans toute la ville que sept personnes de la maison Duparc viennent d'être empoisonnées par la domestique qui, déjà, avait empoisonné la veille, le vieillard Beaulieu. Ainsi, comme on le voit, l'empoisonnement du 7 servait à expliquer celui du 6. La dame Duparc, fidèle au plan qu'elle s'était tracé, ameute tout le quartier, introduit dans sa maison une foule de gens de toute espèce, va partout criant à l'empoisonnement, à l'arsenic. Il se forme en un instant un attroupement autour de la maison; une multitude de personnes attirées par la curiosité, ou prévenues par la dame Duparc, assiégent la fille Salmon de questions outrageantes.
La servante, ainsi que nous l'avons dit, était accablée de sommeil par suite de la fatigue de la nuit; cette scène épouvantable acheva d'épuiser ses forces. Elle alla se jeter sur un lit dont les draps n'étaient pas encore mis, et s'y enveloppa dans la couverture. Pendant qu'elle prenait un peu de repos, la dame Duparc continuait son manége, montant toutes les têtes féminines du voisinage, au sujet de l'événement dont toute sa famille, disait-elle, avait failli être la victime. Aussitôt il se fait une invasion tumultueuse de toutes ces femmes, dans l'endroit où la fille Salmon, s'était réfugiée pour reposer. On s'empare d'elle, on la surcharge de questions, de reproches et de remontrances. Arrive le sieur Hébert, chirurgien, ami de la maison, qui déclare qu'il faut que cette fille laisse visiter ses poches. Marie Salmon, bien éloignée de craindre que cette visite puisse lui causer le moindre préjudice, détache aussitôt elle-même les cordons de ses poches, et les livre pour qu'on en fasse la perquisition. Ce chirurgien, dans sa déposition, déclara que dans une des deux poches, il avait ramassé avec la main différentes miettes de pain parsemées d'une matière blanche et luisante de différentes grosseur et grandeur. Le sieur Hébert emporta cette matière, et la montra à différentes personnes; cette matière passa même dans plusieurs mains, et n'arriva dans celles de la justice que sept jours après le prétendu empoisonnement.
Un sieur Friley, se disant avocat au bailliage de Caen, se présente chez la dame Duparc, qui lui fait un récit très minutieux de l'événement. Le sieur Friley ne doute pas un moment que la servante ne soit criminelle. Il sort pour la dénoncer au procureur du roi et au lieutenant criminel.
La justice, prévenue, apporta dans cette affaire la négligence la plus condamnable; il ne s'agissait que d'une pauvre servante: qu'importait un manque total de formalités? Le procureur du roi à Caen était le sieur Revel, dont nous avons dit un mot en commençant cet article. Par suite d'une série de mesures irrégulières, la fille Salmon fut mise en prison sans avoir été entendue par ses dénonciateurs, ni par l'officier qui avait donné des ordres pour la précipiter dans un cachot, après l'avoir bassement trompée sur le lieu où on la conduisait.
Le 8 août, on procéda à l'autopsie du cadavre du sieur de Beaulieu, à la requête du procureur du roi. La conclusion du rapport des chirurgiens fut que le sieur de Beaulieu avait été empoisonné, et que le poison était la cause de sa mort.
On commence incontinent l'instruction; on reçoit complaisamment les dépositions de tous les membres de la famille Duparc; on fait jouer un grand rôle à la matière blanche et luisante, mêlée aux miettes de pain trouvées dans les poches de la fille Salmon.
Dès le début de l'instruction, une réclamation universelle s'était élevée au sujet de l'invraisemblance de l'accusation dirigée contre la servante. Le défaut d'intérêt à commettre un aussi grand crime frappait tout le monde. Une fille de vingt-un ans qui, dès son entrée dans une maison, conçoit l'affreux projet d'empoisonner ses huit maîtres, qui exécute ce projet, le cinquième jour, sans qu'il en résulte pour elle le moindre avantage, et pour le plaisir seulement de commettre un forfait abominable, serait un phénomène hors de la portée de la raison humaine.
Si, absolument, l'on voulait trouver un coupable, pourquoi s'attacher à la servante, qui était de toutes les personnes de la maison celle que l'on devait soupçonner le moins; puisque plusieurs circonstances auraient dû appeler d'un autre côté les regards de la justice?
Le bruit courait qu'une personne de la famille Duparc avait, quelques jours auparavant, acheté de l'arsenic. Cette rumeur méritait bien, ce semble, quelque attention de la part des magistrats. Et la disparition du fils aîné ne signifiait-elle rien dans un moment où cette absence devait être l'objet de la curiosité publique?
Pour faire tomber tous ces bruits favorables à l'innocence de la fille Salmon, on résolut d'avilir cette infortunée aux yeux du public. On l'accusa donc de vol domestique. Nouvelles manœuvres, nouveaux mensonges, nouvelles calomnies pour appuyer cette accusation; nouvelle complaisance de la part du ministère public pour la constater. Le procureur du roi requiert l'autorisation de faire informer par addition, et parle, dans son réquisitoire, de l'empoisonnement et du vol comme de délits bien établis contre la fille Salmon. On interrogea les premiers témoins, on en entendit de nouveaux; plusieurs parurent ne parler que sous l'influence du procureur du roi. Dans tous les interrogatoires, la fille Salmon releva vigoureusement les objections captieuses et frivoles de son juge: quelquefois elle éclaircissait d'un seul mot ce qui avait été obscurci par de misérables équivoques ou de grossiers sophismes. Dans les confrontations, elle confondit les témoins, les mit en contradiction entre eux et avec eux-mêmes; elle articula des faits positifs qui entraînaient sa justification; et les témoins, sans oser nier ces faits, se bornaient à persister dans leurs dépositions. Mais malgré ce triomphe, la fille Salmon n'en était pas moins sur le point d'être condamnée par ses juges.
Le 18 avril 1782, le tribunal rendit une sentence définitive absolument conforme aux conclusions du procureur du roi Revel. Cette sentence condamnait l'accusée à être brûlée vive, comme empoisonneuse et voleuse domestique. L'infortunée interjeta appel de cet arrêt inique, et fut transférée dans les prisons de Rouen, pour y attendre son second jugement; et le 17 mai 1782, on lui annonça que la sentence de Caen venait d'être confirmée par arrêt du même jour.
Se voyant ainsi victime de la justice humaine, la malheureuse condamnée appela à grands cris la justice divine. Plusieurs ecclésiastiques, venus dans la prison pour visiter les prisonniers, furent touchés de ses sanglots et de ses gémissemens. Ceux-ci ne reconnaissaient pas, dans les accens de la fille Salmon, le langage ordinaire des coupables. Ils demeurèrent convaincus de son innocence. Mais dans l'instant que cette infortunée croyait trouver un appui salutaire dans le crédit de ces personnes charitables, elle fut arrachée de leurs mains pour être conduite au lieu de l'exécution.
La fille Salmon arriva à Caen, le 26 mai. Déjà le jour de l'exécution était fixé; le lieu destiné au supplice avait reçu les funestes apprêts; la chambre de la question allait s'ouvrir pour retentir des gémissemens et des cris de la malheureuse Salmon; l'exécuteur attendait la victime..... Tout est arrêté par une déclaration de grossesse. On pense bien que ce n'était qu'une ressource extrême suggérée à l'infortunée par sa déplorable situation.
Mais ce stratagème n'avait fait que retarder le moment du supplice. Au 29 juillet devaient recommencer, sans espoir de remise, les mêmes apprêts, les mêmes angoisses, les mêmes déchiremens..... Qui pourra retarder alors l'heure de la mort, d'une mort sans consolation, de la mort des scélérats?
La Providence, par le ministère de quelques personnes amies de l'innocence, fit parvenir jusqu'au trône la nouvelle qu'une pauvre servante avait été condamnée, à cinquante lieues de la capitale, aux tourmens les plus affreux, pour un crime invraisemblable. Aussitôt le monarque fit expédier de Versailles l'ordre de surseoir à l'exécution.
Cet ordre n'arriva à Rouen que le 26 juillet. Trois jours plus tard, et la malheureuse condamnée qui était l'objet de cet ordre souverain, n'aurait plus été que de vaines cendres dispersées dans les airs. Pour peu qu'il y eût eu de lenteur dans les formalités, c'en était fait de la fille Salmon. La dépêche arriva le dimanche 28 à Caen, et le procureur du roi en cette ville, le sieur Revel, ne l'ouvrit que le 29..... L'ordre de l'exécution était déjà donné; déjà l'on dressait le bûcher fatal; l'ordre du roi arracha encore une fois la victime aux flammes de la justice.
Le roi ordonna l'apport du procès au greffe de son conseil. La simple inspection des pièces en apprit plus que tout ce qu'on avait pu croire. Le 18 mai 1784, après l'examen le plus approfondi, le conseil décida, d'une voix unanime, qu'il y avait lieu à révision, et par arrêt du 24 du même mois, la révision de ce procès fut renvoyée au parlement de Rouen.
Cette cour n'eut pas plus tôt jeté de nouveau les yeux sur cette affaire, qu'elle aperçut le tissu d'infidélités, de mensonges et de prévarications qui avaient échappé à son premier examen. A la vue d'une procédure aussi monstrueuse, le procureur-général ne put contenir son indignation: il dénonça ce procès comme un ensemble de négligences, de contradictions et d'iniquités. Ce réquisitoire porta l'alarme et la consternation au bailliage de Caen. Les officiers de ce siége qui avaient condamné la fille Salmon, adressèrent une réclamation au parlement de Rouen, en lui représentant que l'arrêt confirmatif de la sentence renfermait la justification de la procédure, et que le parlement ne pouvait porter un jugement différent sans se déshonorer aux yeux de la nation.
Le parlement n'eut garde d'adopter la doctrine des réclamans; mais il crut devoir prendre un parti mitoyen, et rendit, le 12 mars 1785, un arrêt qui annulait la sentence de Caen, et ordonnait contre la fille Salmon un plus ample informé pendant lequel elle garderait prison.
Cet arrêt tenait toujours le glaive de la justice levé sur la tête de l'accusée. Innocente, elle voulut une réparation complète et la jouissance de sa liberté. Elle recourut de nouveau à la justice du monarque, et ne la sollicita pas en vain. Le 20 octobre 1785, le conseil attribua au parlement de Paris la connaissance de cette malheureuse affaire. Là devait être le terme de tous les malheurs de la fille Salmon.
Fournel, l'un des avocats les plus distingués du parlement de Paris, se chargea de sa défense, et le fit avec autant de zèle que de talent. Il mit en relief toutes les suppositions, les probabilités, les absurdités qui avaient servi de base au procès, discuta la question de l'empoisonnement sous toutes ses faces, en fit ressortir tout le ridicule et toute l'iniquité; en un mot, réduisit toute l'accusation au néant.
Le 23 mai 1786, le parlement de Paris rendit un arrêt par lequel la fille Salmon fut déchargée de toute accusation et réservée à poursuivre ses dénonciateurs en dommages-intérêts. Mais elle fut mise hors de cour sur la demande de prise à partie; et il y a lieu de croire qu'on ne lui refusa cette satisfaction que par égard pour la magistrature, qui, à cette époque, avait déjà éprouvé les attaques les plus funestes.
Tout Paris reçut cet arrêt avec la joie la plus vive; depuis long-temps la fille Salmon était absoute dans tous les cœurs. Chacun voulait la voir, comme pour la féliciter tacitement de l'heureuse issue de cette affaire ténébreuse. On se pressait en foule sur ses pas; lorsqu'elle devait aller dans quelque spectacle, sa présence était annoncée par les affiches. Elle reçut des secours qui lui auraient procuré une honnête aisance, si son premier défenseur, nommé Lecauchois, n'avait eu l'affreuse indélicatesse de lui en extorquer une partie.
Depuis l'époque de sa réhabilitation, elle se maria à Paris: on lui accorda un bureau de distribution de papier timbré, et elle remplit tous ses devoirs de manière à justifier l'intérêt que toute la France avait pris à son sort.
Elle avait bien mérité d'être heureuse le reste de sa vie. Après avoir échappé deux fois aux flammes d'un bûcher infamant, après avoir passé cinq années entières dans les cachots, sous le coup d'une condamnation inique, en proie aux angoisses de l'incertitude, aux tortures de l'attente, il fallait qu'elle eût, dans cette vie, une sorte de compensation. C'était une dette sacrée que la juste Providence se chargea d'acquitter.