Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LA FILLE LESCOP,
OU LE TRIOMPHE TARDIF DE L'INNOCENCE.
Victime d'une fatale et injuste prévention, la fille Lescop, après avoir vu mourir à la potence sa sœur, innocente comme elle, touchait au moment de subir le même sort, lorsque l'exécuteur, ému par ses larmes et par ses protestations réitérées, lui suggéra l'idée d'annoncer qu'elle était enceinte. Grâce à ce stratagème, la fille Lescop put produire des preuves flagrantes de sa non-culpabilité, et fit anéantir la condamnation barbare qui l'avait conduite au pied de l'échafaud.
Tel est sommairement le fond de cette histoire intéressante. Les circonstances dont elle se compose n'ont pas besoin d'être présentées avec art pour produire une vive impression.
Un vol fut commis, le 16 janvier 1773, dans le moulin de Castel-Pic en Bretagne. Six hommes et une femme furent les auteurs de ce coup. Des six hommes, cinq s'étaient introduits dans le moulin; le sixième gardait la porte extérieure, et la femme était occupée à mettre en paquets les effets volés. Les dépositions du meunier et de sa femme firent connaître, d'une manière fixe, le nombre des coupables. Cependant la justice condamna dix personnes à la peine capitale, et sept furent exécutées. C'est faire bien peu de cas de la vie des hommes, que de prononcer ainsi des sentences de mort, avec la certitude de condamner des innocens. Puisque, d'après les seuls témoins dignes de foi, les voleurs n'étaient qu'au nombre de sept, pourquoi ce luxe de victimes? pourquoi en désigner dix au bourreau, qui du reste, en cette fatale circonstance, se montra plus humain, plus juste que les juges?
Sur les dépositions de Joseph Hubedas, meunier du moulin de Castel-Pic, on arrêta plusieurs individus comme coupables de ce vol, entre autres Yves le Cun, qui fut conduit dans les prisons de Lesardrieux. Cet Yves le Cun fut reconnu, par le meunier Joseph Hubedas, pour être celui qui l'avait saisi au collet, qui avait brisé les armoires et emporté l'argent.
La femme du meunier et ses deux servantes déposèrent après lui; et tous ne parlèrent que de cinq hommes et d'une femme. N'étant pas sortis du moulin pendant le vol, ils n'avaient pu voir ce qui s'était passé au dehors, où était posté le sixième voleur. Les deux servantes déclarèrent en particulier que c'était la femme qui avait donné le signal ou le mot du guet, en adressant à l'un de ses complices ces mots: Dépêche-toi, Jolo. Elles déclarèrent aussi, l'une après l'autre, qu'aussitôt qu'elles s'étaient aperçues que ces gens étaient des voleurs, elles étaient sorties pour aller se cacher dans la maison du moulin, d'où elles avaient entendu donner des coups de hache et briser les armoires; qu'ayant voulu rentrer au moulin, elles en avaient été empêchées par un homme inconnu qui était auprès de la porte, armé d'un fusil ou d'un bâton.
Parmi les accusés arrêtés, se trouvait le nommé Louis Coden, qui présenta une requête dans laquelle il protestait de son innocence, offrait de la prouver, et demandait qu'attendu l'extrême modicité de sa fortune, il en fût informé à la diligence du procureur-fiscal. Mais, par sentence du 28 juin 1773, Louis Coden fut débouté de sa requête. Yves le Cun et lui furent condamnés à être flétris d'un fer chaud et conduits à la chaîne, pour y être attachés et y servir comme forçats, sur les galères du roi, à perpétuité. Le 7 juillet, cette sentence fut réformée; les deux accusés se virent condamner à la potence, et le juge de Guingamp fut commis pour l'exécution.
Cette sévérité de la justice produisit tout à la fois des lumières bien consolantes pour l'humanité et des obscurités d'un effet funeste; des lumières bien consolantes, en ce qu'elles sauvèrent la vie à Louis Coden, innocent; des obscurités d'un effet funeste, en ce qu'il en résulta des délations sans nombre, qu'on n'eut plus le moyen de vérifier suffisamment, et auxquelles il fut donné beaucoup trop de croyance et d'autorité. Cependant Yves le Cun et Louis Coden étaient incertains de leur sort. Ils avaient été conduits, chargés de fers, à l'interrogatoire, sur la sellette. Pour la seconde fois, Coden subissait cette humiliation. Accablés des inquiétudes inséparables de leur situation, ils languissaient dans leurs cachots. Des prisonniers avertirent le concierge que l'un des deux, nommé Coden, était innocent, et qu'ils en étaient assurés. Le concierge fut d'avis que celui des deux qui était coupable demandât son rapporteur. Mais le Cun, ignorant son jugement, ne pouvait s'y résoudre, dans la crainte d'être condamné, si, en révélant l'innocence de Coden, il révélait son propre crime. Sans le tirer tout-à-fait d'incertitude, le concierge crut pouvoir augmenter ses craintes pour l'amener à confesser la vérité; et il lui fit dire de la déclarer, comme s'il était condamné à mort.
Alors, le 12 juillet, veille du jour fixé pour se rendre au lieu de l'exécution, Yves le Cun demanda son rapporteur. Le président, auquel le concierge s'adressa, en l'absence du rapporteur, objecta que celui que l'on voulait décharger était aussi coupable que l'autre; que les condamnés ne cherchaient qu'à prolonger leurs jours; que trois témoins déposaient contre eux de visu. Cependant, après avoir insisté sur la prévention, la loi et l'humanité l'emportèrent: le contre-ordre fut donné.
Le lendemain 13, le Cun fit sa réclamation, sur laquelle il ne fut point récolé. Elle portait que, lorsque le vol se fit chez Joseph Hubedas, au moulin de Castel-Pic, le nommé Louis Coden n'y était pas. Le 2 août, ayant déjà gagné au moins quinze jours par sa première déclaration, il en fit une seconde, dans laquelle il déchargeait de nouveau Louis Coden, et accusait plusieurs individus non encore désignés, entre autres les deux filles le Scan ou Lescop.
N'ayant plus d'autre perspective que celle de son supplice, Yves le Cun voulait en éloigner le moment le plus qu'il lui serait possible. Familiarisé avec l'art des déclarations, et avec celui d'y répandre de la confusion, il espérait embrouiller la procédure à son avantage. Il y eut à Guingamp des confrontations avec ceux des accusés qui purent être amenés devant le juge; savoir avec Yves le Cam, avec un Philippe Perrot, et avec Jacques Maillard. On fit une nouvelle information, à la suite de laquelle il fut prononcé un décret de prise de corps contre plusieurs personnes désignées dans les prétendues révélations de le Cun, entre autres les deux filles Lescop. L'instruction étant terminée, intervint le 24 novembre une sentence de mort contre Yves le Cun, contre Jacques Maillard et Philippe le Piven contradictoirement, et par contumace contre Pierre le Cam, Philippe Perrot et les deux sœurs Lescop. Cette sentence fut confirmée le 13 décembre suivant; et sur les conclusions du ministère public, il fut ordonné que le corps d'Yves le Cun serait exposé sur le lieu où le vol avait été commis; il fut sursis jusqu'après l'exécution à faire droit sur l'appel des deux autres accusés prisonniers Jacques Maillard et Philippe le Piven.
Cette surséance ne pouvait avoir pour objet que d'attendre quelque nouvelle déclaration, quelque testament de mort d'Yves le Cun; mais il n'en fit aucun. On recourut à la torture. Jacques Maillard y fut appliqué. A peine enlevé aux flammes, il fut subitement confronté à Philippe le Piven, auquel il soutint qu'il était un de ceux qui étaient entrés dans le moulin pour voler. Maillard, au surplus, convint, à la question, que lui-même était à la porte du moulin, et qu'il y était seul. Après ce dernier aveu, Maillard fut exécuté, et son corps exposé sur le lieu du crime. Le lendemain la condamnation de le Piven fut prononcée.
Une lettre du prévôt général, en date du 24 novembre 1773, portait l'ordre d'arrêter plusieurs merciers soupçonnés d'avoir volé l'église de Notre-Dame de Guingamp. Sur cet ordre, un brigadier et deux cavaliers de maréchaussée arrêtèrent, le 19 mars 1774, le jour d'une grande foire au Faouet, plusieurs individus soupçonnés d'être des associés de ces voleurs. C'étaient Philippe Perrot, Jean le Gonidec, Marie et Élisabeth Lescop.
Le 6 juin 1774, il intervint une sentence qui déclara ces quatre personnes atteintes et convaincues d'avoir été complices du vol fait au moulin de Castel-Pic, le 16 janvier 1773, et pour réparation les condamna à être pendus. Cette sentence fut confirmée le 30 du même mois. Cependant rien ne prouvait, dans toute cette affaire, que les filles Lescop fussent complices du vol du moulin de Castel-Pic.
Le supplice des criminels est, comme on sait, un spectacle pour la multitude. Le plus souvent elle ignore jusqu'au titre de l'accusation, et ce n'est que sur la foi des juges qu'elle réprouve le condamné. Une nombreuse affluence de paysans des environs était accourue pour assister au supplice de Jean le Gonidec, de Philippe Perrot, de Marie et Élisabeth Lescop. Bientôt des murmures et des frémissemens circulent dans la foule à l'occasion du jugement de ces quatre individus voués à la potence; on venait d'apprendre, et il n'était guère possible qu'un fait de cette nature demeurât caché, que les deux hommes avaient expressément déchargé ou l'une des deux filles, ou même toutes les deux; mais qu'on avait impitoyablement refusé de recevoir ces testamens de mort, et que, sans y avoir égard, les juges avaient ordonné que la condamnation fût exécutée.
En effet, deux des criminels, Jean le Gonidec et Philippe Perrot, avaient formellement requis le commissaire, après s'être confessés, de recevoir et de faire rapporter leur testament de mort, à la décharge des deux sœurs, de ces deux filles non complices du vol commis à Castel-Pic. On savait aussi que plusieurs personnes présentes, également touchées du ton de vérité qui régnait dans les déclarations des deux patiens, et indignées de la résistance du commissaire, avaient appuyé ces déclarations des instances les plus pressantes, sans que rien eût pu vaincre ou même ébranler son inflexibilité.
On conçoit aisément quelle impression devait produire sur les esprits cette effrayante opiniâtreté. Les assistans avaient encore présent à leur mémoire l'exemple de Louis Coden, qui, frappé d'une inique condamnation, avait traîné près de six mois les liens les plus douloureux. Une secrète indignation agitait tous les cœurs; tous les visages étaient consternés.
Cette consternation, qui s'était répandue dans la ville, avec toute la célérité du fluide électrique, se faisait remarquer jusque sur les traits de l'exécuteur. Il venait de supplicier trois des condamnés, le Gonidec, Perrot et Marie Lescop. Rebuté de tant d'horreurs, il recule, il ne se sent pas la force d'en achever le cours. Élisabeth Lescop, déjà à demi morte de terreur, attendait le moment fatal. Le bourreau, attendri à la vue de cette victime, que tout lui dit être innocente, s'approche d'elle, et lui conseille tout bas de déclarer qu'elle est enceinte. La malheureuse était hors d'état de l'entendre, encore moins de faire valoir cet expédient. Alors le bourreau, par un stratagème que lui suggérait sa sensibilité, s'écrie assez haut pour être entendu de tout le monde: «Mais ce n'est pas à moi, c'est à ces messieurs qu'il faut dire que vous êtes grosse.» Et en même temps il montrait les prêtres et les huissiers. Ceux-ci s'approchent: le bourreau leur explique le fait qui doit faire surseoir à l'exécution, et Élisabeth Lescop, aux termes de la loi, est reconduite en prison.
Cependant cette ressource n'eût pu être que de courte durée, si des âmes sensibles, touchées du sort affreux d'Élisabeth Lescop, n'eussent fait parvenir ses plaintes au pied du trône. Le conseil d'état, après avoir pris connaissance du procès, en renvoya la révision au parlement de Bretagne. En conséquence, Élisabeth Lescop donna sa requête en révision, le 17 août 1776, dans laquelle elle réclamait l'exécution du testament de mort de le Gonidec et de Perrot, et protestait contre la conduite du rapporteur, qui avait si cruellement refusé de le recevoir.
Sur un nouvel examen de ce fatal procès, il intervint, le 15 juillet 1777, un arrêt solennel qui déclara Élisabeth Lescop innocente, et anéantit la condamnation portée contre elle.