Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
FEMME INJUSTEMENT ACCUSÉE
DE L'ASSASSINAT DE SON MARI.
Lors des justices seigneuriales, il n'arrivait que trop souvent que la prévention et l'ignorance présidaient à l'instruction des affaires criminelles. La prévention y faisait prendre aux juges pour moyens de conviction de légères apparences, des indices équivoques. Acharnés à la recherche du crime qu'ils croyaient exister, ils multipliaient leurs soins pour le réaliser en quelque sorte, s'il n'existait pas; ils cumulaient information sur information, si bien qu'à la fin le hasard, la fermentation des propos indiscrets et des rumeurs populaires, ou la haine de quelque ennemi, amenaient des témoins qui déposaient de ce qu'ils n'avaient ni vu ni entendu, et amassaient les soupçons sur la tête de l'innocence attaquée.
Maizières, aubergiste à Rosnay en Champagne, vivait avec sa femme dans la plus grande intimité, dans l'union la plus parfaite. Il était très-lié avec le nommé Savetier, et la qualité d'aubergiste leur donnait de fréquentes occasions de se voir. Quand Savetier n'en profitait pas, il y était invité par Maizières. Le public, qui ne s'attache qu'aux apparences, et même à leur donner des couleurs fausses et malignes, avait imaginé que cette liaison n'était qu'un voile pour cacher un commerce illicite entre Savetier et la femme de Maizières.
Le matin 8 février 1777, Maizières partit pour aller à Précey acheter du vin et ensuite à Chaudrey pour d'autres affaires. Son chemin était de passer par la garenne de Rosnay, qui est très-dangereuse par la difficulté des chemins, par les mauvaises rencontres que l'on peut y faire et les assassinats qui y ont été commis à plusieurs époques. Il y avait dans cette garenne un chemin pour les voitures et un simple sentier que prenaient quelquefois les gens de pied, pour abréger le chemin et arriver plus tôt à la grande route de Brienne et au pont de Rosnay. Ce sentier traversait une montagne fort escarpée, au pied de laquelle passe la rivière de Rosnay; dans certains endroits la pente est aussi raide que le toit d'une maison, et d'une hauteur considérable.
Pendant les premiers jours, la femme de Maizières n'éprouva aucune inquiétude de son absence; il faisait quelquefois des voyages de huit jours; et comme c'était le temps du carnaval, elle présumait qu'il pouvait être à se divertir chez des parens ou des amis. Mais au bout de ce temps, ne le voyant pas revenir, elle fut en proie aux plus vives alarmes, et fit toutes les démarches et recherches possibles pour découvrir où il pouvait être.
Le 24 mars 1777, elle apprit que le cadavre de son mari avait été trouvé dans la rivière de Rosnay, dans cet endroit de la garenne où se trouve le sentier rapide dont on vient de parler, pratiqué dans la pente droite de la colline, et où le bord de la rivière est d'une hauteur considérable; en sorte que Maizières, marchant dans l'obscurité, avait pu être entraîné par la pente de la colline, et précipité dans la rivière sur des pierres et des troncs d'arbres, qui avaient pu lui faire les blessures et les contusions trouvées sur son cadavre.
C'était le genre de mort que présentaient naturellement les circonstances des lieux. Mais les officiers de justice de Rosnay, à la vue des blessures et contusions, jugèrent à propos d'informer d'assassinat. On publia des monitoires; des femmes déposèrent sur des ouï-dire. La déposition d'une fille sourde, imbécile et mendiante, fut la seule qui semblait indiquer la veuve Maizières et Savetier comme les auteurs de l'assassinat. On n'en lança pas moins contre eux des décrets de prise de corps.
Le juge de Rosnay, sur une seule déposition, renvoya les accusés, à la suite de l'instruction, devant le juge d'Aulnay. Renvoyer ainsi l'instruction du procès devant le juge d'Aulnay, c'était livrer les accusés à toute la fureur du préjugé qui les avait réputés coupables avant toute espèce d'instruction.
Les ennemis des accusés (qui pourrait se flatter de n'en pas avoir?) furent informés que le nommé Drouard, homme errant, qui se donnait pour magicien, répétait de cabaret en cabaret que l'on n'avait fait assigner encore que des témoins qui n'avaient rien vu ni entendu concernant le prétendu assassinat de Maizières, et que lui avait tout vu et tout entendu, puisqu'il était couché dans un cabinet à côté de la chambre où Maizières avait été assassiné.
D'après ces dires, Drouard fut assigné. Ne pouvant soutenir qu'il avait couché chez Maizières, attendu que l'auberge avait été ce jour-là occupée par des voyageurs dont le témoignage existait, il s'avisa de dire qu'il était entré par le jardin, s'était approché de la croisée; et cependant ce jardin était entouré de haies fort épaisses, et la croisée fermée par un volet. Suivant lui, les jambes lui manquèrent lorsqu'il vit assassiner Maizières. Il déposa que Savetier avait le premier frappé son ami, et que la femme de celui-ci prenant de sang-froid l'instrument des mains de Savetier, en porta à son mari un second coup plus fort que le premier; que cette femme passa ensuite dans une autre chambre pour y prendre du linge, une terrine et un couteau, etc.
Le plan figuré du local de Maizières démontrait la fausseté de cette déposition. Les accusés le firent observer; mais ils ne furent pas écoutés.
On avait fait aussi courir le bruit que le cadavre de Maizières avait d'abord été transporté de la grange sous un toit à pourceaux, et que c'était par cette raison qu'il avait la bouche pleine de fumier et de terreau. Cette version ne s'accordait pas avec celle d'un cadavre renfermé dans un sac, ou exposé, la bouche ouverte, au courant de l'eau d'une rivière.
Ce fut sur ces bruits, sur les dépositions d'une fille imbécile et d'un homme sans aveu, que le juge d'Aulnay rendit une sentence, le 16 octobre 1777, qui condamnait les accusés à un plus ample informé de trois mois.
Les accusés appelèrent au parlement de Paris de cette sentence, de toute la procédure faite contre eux, et aussi de la plainte en adultère, et se rendirent dans les prisons de la conciergerie. Drouard et Marie Virly, témoins, furent décrétés et amenés prisonniers; mais Drouard mourut avant le jugement, à la fin de 1779. Les accusés demandèrent leur décharge présente et entière, leur liberté, qui en était la conséquence, et la réparation de leur honneur. On procéda à une nouvelle information, composée de cinq témoins. Tout l'échafaudage d'accusations ramassé par la calomnie tomba bientôt faute de preuves, en présence des nouveaux juges. Il fut démontré que Maizières était mort de sa chute dans la rivière, et non sous les coups de meurtriers. Il n'y avait pas crime dans la mort de Maizières; il ne pouvait donc y avoir des criminels.
Le parlement rendit un arrêt, le 8 janvier 1780, qui mettait au néant la sentence de la prevôté d'Aulnay, et déchargeait les accusés des plaintes et accusations intentées contre eux.
Ce récit est encore un exemple des malheurs que peuvent causer les présomptions en matière criminelle. Le magistrat ne saurait trop se défier des caquets et des rapports presque toujours passionnés du vulgaire ignorant, qui se plaît à multiplier les crimes et les criminels.