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Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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FRANÇOISE TIERS,
OU L'HOMICIDE LÉGITIME.

Dans le cas de légitime défense, la mort de l'agresseur ne saurait être assimilée à l'assassinat. Il en est de même aux yeux de l'humanité et aux yeux de la justice, lorsqu'une femme, réunissant toutes ses forces pour repousser les outrages faits à sa pudeur ou les tentatives de violence exercées contre elle, donne la mort au scélérat qui la menaçait de sa brutalité effrénée. Une mère, qui avait tué un capitaine dans le moment où il faisait tous ses efforts pour déshonorer sa fille, fut déclarée innocente par le parlement de Toulouse, qui lui adjugea même une somme sur les biens du ravisseur.

Jacques Sauvan de Vachères-en-Diois, était d'une force si prodigieuse, que, dans le pays, on lui avait donné le surnom de Mille-hommes. Les excès de son tempérament luxurieux, ses lubriques ardeurs de satyre, le rendaient la terreur des jeunes filles du canton. Quoique âgé de cinquante-cinq années, on le voyait, couvert des haillons de la misère, poursuivre avec acharnement toutes les personnes de l'autre sexe, employant tour à tour à leur égard la ruse et la violence. Aucun principe, aucune considération ne pouvait réfréner sa brutale passion. On l'accusait même de n'avoir pas respecté sa belle-fille.

Françoise Tiers, jeune paysanne âgée de quinze ans, brillante de fraîcheur et de beauté, avait allumé les désirs grossiers de cette espèce de monstre. Il la couvait des yeux; il ne cessait de la poursuivre partout où il la rencontrait; et les occasions étaient fréquentes, puisqu'ils habitaient le même village. Il se montra d'abord à cette jeune fille sous les dehors les plus doucereux, les plus patelins qu'il lui fut possible de prendre; il cherchait à la séduire par le langage le plus tendre qui fût à sa portée. Mais Françoise, indépendamment de sa vertu, avait pour soutien le dégoût que lui inspirait ce suborneur en cheveux blancs, et le malheureux exemple de plusieurs de ses victimes. Aussi le fuyait-elle avec une sorte de terreur.

Cette résistance de précaution ne fit que rendre la passion de Sauvan plus fougueuse encore. Il épia les momens où il pourrait la trouver seule, et tenta plusieurs fois d'en abuser; mais toujours protégée par sa vertu, par le dégoûtant aspect de Sauvan, et par d'heureux hasards, elle triompha pendant quatre années des poursuites, des instances et des tentatives de ce misérable. Mais comment échapper toujours à un ennemi si acharné, si audacieux, et capable de marcher au vice par le crime?

Le 28 avril 1782, Françoise Tiers, alors âgée de dix-neuf ans, et dans la fleur et la force de la jeunesse, était allée à Boue, village éloigné d'une lieue de celui qu'elle habitait. Après avoir assisté aux offices de l'église, elle se disposait à revenir à sa maison, lorsque Sauvan courut après elle pour l'engager à recevoir sur son âne un double panier qu'il venait d'acheter. Le premier mouvement de Françoise fut de refuser; elle craignait en chemin quelque nouvelle attaque. Mais à la sollicitation du nommé Bernard, qui avait vendu les paniers, elle consentit enfin à s'en charger. Sauvan alla boire avec Bernard, et pendant ce temps Françoise partit, hâtant de tout son pouvoir le pas de sa monture. Mais voyant que les paniers de Sauvan l'embarrassaient et retardaient sa marche, et que d'ailleurs la nuit approchait, elle les déposa aux Combes, hameau situé à peu près à la moitié de son chemin; elle arriva chez elle au déclin du jour, et se mit à vaquer aux soins domestiques dont elle était chargée ordinairement.

Il était huit heures du soir; elle venait de faire manger ses bestiaux. Dans l'instant où elle se disposait à fermer la porte de l'étable, paraît l'odieux Sauvan, portant ses paniers sur sa tête, et les yeux étincelans de colère, de luxure et d'ivresse. Seule et surprise dans les ténèbres, Françoise frémit. Sauvan prend ses paniers, et les pose à terre devant elle, en disant: «Les voilà pourtant, quoique tu n'aies pas voulu les apporter jusqu'ici.» Et aussitôt saisissant une hache qu'il trouve sous sa main, il en décharge un grand coup sur les paniers, en disant qu'il lui en ferait autant si elle lui résistait davantage. En même temps, il la saisit par sa jupe, et lui jetant deux écus de six livres dans le sein, il l'assure qu'il lui serait inutile de vouloir lui résister, qu'il avait publié partout qu'il l'avait déjà connue, et qu'il en jouirait ou que le diable l'emporterait; et, à ce mot, il tenta d'accomplir son affreux serment.... La jeune fille, effrayée à la fois et indignée de l'outrage, recueille ses forces, résiste et lutte contre son terrible adversaire. Dans le trouble qui l'agite, dans le danger qui la presse, dans l'ardeur de sa défense, elle s'arme d'une barre de fer qui servait d'arc-boutant à la porte. L'homme féroce vient à elle, Françoise lui porte quelques coups de cette barre sur le derrière de la tête. Un de ces coups fut mortel. Sauvan blessé, chancelle, tombe et expire au même instant.

Saisie d'effroi de voir un homme mort à ses pieds, Françoise Tiers, dans le premier mouvement de la peur, cherche à cacher son délit involontaire. Avec l'aide de son jeune frère, enfant de 11 ans qui, la voyant tarder plus qu'à l'ordinaire dans l'écurie, était venu en savoir la cause, elle fait rouler le cadavre par la prairie contiguë à son étable et dont le penchant est rapide. Le cadavre s'arrête dans le trou d'un four à chaux qui se trouvait au bas. Ce lieu lui inspire l'idée de déshabiller le corps, et de le couvrir de chaux et de terre pour qu'il fût plus tôt consumé. Elle exécute ce projet, et va cacher les habits de Sauvan dans un coin de l'étable.

Cependant la disparition de Sauvan est remarquée. Son absence donne des inquiétudes à sa famille. Ses parens et d'autres personnes du village vont à sa recherche. Ils s'arrêtent auprès de la maison de Tiers, parce qu'ils avaient appris que, la veille, on avait entendu du bruit et même des cris du côté de cette maison. François Tiers, père, leur procure lui-même une lumière pour les aider dans leurs recherches. Bientôt on trouve les habits. La jeune fille, entendant les conjectures que formaient son père et les autres personnes présentes, et voyant que les soupçons semblaient menacer des innocens, s'avance et leur dit: «Vous cherchez Sauvan; il n'est pas ici. Je l'ai tué lorsqu'il voulait me violer, et ensuite je l'ai enterré dans le four à chaux. Ainsi ne soupçonnez personne: j'étais toute seule, et c'est moi seule qui lui ai donné la mort, sans le vouloir, d'un coup de la barre de la porte.»

Sur cet aveu, Françoise Tiers fut arrêtée; son père et ses jeunes frères furent également saisis, et tous furent enfermés dans les écuries du seigneur.

La justice, informée de cet événement, se transporta sur les lieux, le 1er mai, procéda le lendemain à la levée du cadavre que l'on trouva entier; et comme si la Providence eût voulu, pour justifier l'innocence, laisser sur le coupable, mort depuis deux jours, une preuve toujours vivante de son crime, on le trouva tel encore qu'il avait dû être dans ses efforts libidineux pour le consommer: témoignage impur, mais aussi évident qu'extraordinaire, que la mort l'avait surpris en flagrant délit.

On entendit le rapport du chirurgien et les dépositions de seize témoins qui n'avaient rien vu. François Tiers fut décrété d'ajournement personnel, et Françoise Tiers et son jeune frère de prise de corps. On procéda ensuite à leur interrogatoire. Le juge, convaincu par l'information et la connaissance qu'il avait des lieux, de l'alibi et de l'innocence du père, lui fit rendre la liberté; mais il arrêta là la procédure, et se hâta d'envoyer la jeune fille et son frère dans les prisons de Valence, pour y être jugés par les officiers de la sénéchaussée.

Un témoin, un seul témoin avait arrangé, dans sa déposition, une histoire toute différente des autres témoignages et pleine de graves inconséquences. Suivant lui, sa femme, revenant du glandage, sur la fin du jour, avait entendu des cris du côté de la maison de Tiers: elle se rendit chez elle et s'évanouit. Étant revenue à elle, elle raconta ce qu'elle avait entendu, et fit part de ses réflexions et de ses idées à son mari. Celui-ci voulut sortir pour aller apprendre ce qui se passait dans cet endroit, elle s'y était opposée. Enfin il était sorti, et, arrivé sur les lieux du délit, il avait distingué et reconnu dans l'ombre les bras de l'homme qui se défendait, et le jeune Tiers, âgé de onze ans, qui portait des coups à Sauvan et le faisait périr lentement. Quelle apparence y avait-il que le robuste Sauvan, surnommé Mille-hommes, eût succombé dans une longue lutte, sous les coups répétés d'une jeune fille de dix-neuf ans et d'un enfant de onze ans! Quelle apparence aussi que le singulier personnage qui disait avoir vu ce spectacle en eût été tranquille spectateur, sans prêter aucun secours à la victime?

Toute cette procédure fut envoyée au garde-des-sceaux, qui se hâta de calmer l'incertitude cruelle des deux accusés et de leur famille, en écrivant que Françoise Tiers aurait sa grâce.

En effet, le chef de la magistrature consomma cette œuvre de justice et d'humanité, et après un examen réfléchi qui parvint à le convaincre de la vérité des faits, il manda à l'avocat des accusés, par une lettre du 18 septembre 1782, que le roi avait accordé à ces infortunés des lettres de rémission.


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