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Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LE CONSEILLER DE VOCANCE,
FAUSSEMENT ACCUSÉ D'EMPOISONNEMENT.

Voici ce que disait, au sujet de cette accusation calomnieuse, le célèbre avocat-général Servan, qui contribua par son éloquence au triomphe de l'innocence calomniée: «Non, j'ai beau chercher dans les fastes du cœur humain dénaturé une atrocité comparable; je ne la trouve ni dans l'histoire, ni même dans la fable. Une Médée, dans la fable, assassine ses deux enfans aux yeux de son époux; mais l'intérêt de la jalousie furieuse la transporte. Atrée, dont le nom fait frémir, Atrée, dont nos théâtres même, dont la scène de l'illusion n'a pu soutenir la présence; Atrée était vertueux auprès de M. de Vocance; il se venge du plus cruel affront et tue l'enfant d'un autre. Fayel, auprès de Gabrielle de Vergy, ne paraît qu'un époux modéré. La Brinvilliers, ce nom qui nous présente l'image du crime même sous les traits d'une jeune femme; la Brinvilliers fit un sacrifice horrible de la nature à l'amour; elle empoisonna son frère et son père, persécuteurs de son amant; mais son mari indulgent pour sa faiblesse, mais ses enfans, elle ne les empoisonna point. Desrues, qui prépara ses poisons le masque de la religion sur le visage, Desrues avait une grande avarice à contenter; le scélérat songeait à sa famille, et ne l'assassinait pas; mais je défie qu'on me cite un homme de trente-cinq ans, un gentilhomme, un magistrat qui, pour son premier crime, son coup d'essai, empoisonne à la fois, sous ses yeux et de sa main, son ami, sa femme et ses enfans, et qu'il les empoisonne pour rien.»

Tel est le tableau énergique que Servan traça de cette déplorable affaire. Passons maintenant aux faits.

M. de Vocance, conseiller au parlement de Grenoble, s'était retiré de cette compagnie, à l'époque de sa suppression en 1771. Il se livra d'abord à ses affaires domestiques et à l'éducation de ses enfans. Il avait l'habitude de passer la belle saison avec sa femme et sa famille, à sa terre de Chatonay, située dans le Bas-Dauphiné, à quatre lieues de Vienne.

Dans ce séjour, il se lia de la plus intime amitié avec l'abbé de Bouvard, parent de madame de Vocance, et chanoine du chapitre de Saint-Pierre, à Vienne. Cet ecclésiastique, d'une fortune très-médiocre et d'un âge déjà avancé, fit bientôt sa maison propre de celle de M. de Vocance. Le voisinage et la parenté avaient donné lieu à leur liaison, la convenance mutuelle, l'habitude et les soins que l'abbé donnait à l'éducation des enfans de son ami, en resserrèrent bientôt les nœuds, et firent qu'elle devint ensuite un besoin pour tous. La moitié de l'année, le chanoine de Vienne allait en retraite à la maison de campagne de M. de Vocance. Pendant neuf ans, rien ne put altérer cette intimité. L'abbé de Bouvard, mécontent de quelques neveux qu'il avait, se détermina à laisser une partie de son modique héritage aux enfans de son ami, en récompense d'une hospitalité absolument gratuite et des soins persévérans que l'on avait eus pour lui. Mais M. de Vocance s'opposa formellement à cette donation, et désigna au testateur son héritier naturel dans le plus jeune de ses neveux. Ces instances produisirent leur effet; M. de Vocance ne figura dans les dispositions de l'abbé qu'en qualité d'exécuteur testamentaire.

Ce procédé délicat que, dans nos mœurs, on appellerait généreux, annonce un désintéressement non équivoque. M. de Vocance pouvait, sans scrupule comme sans reproche, accepter un témoignage d'attachement qu'il n'avait pas sollicité; il le refusa. Comment pouvait-il se faire que, peu de temps après, il eût cherché à s'emparer des débris de sa dépouille par trois forfaits simultanés?

Vers la fin de décembre 1780, l'abbé de Bouvard vint reprendre sa station à Chatonay. M. et madame de Vocance, prêts à retourner à Vienne aux approches de l'hiver, prolongèrent de deux mois leur séjour à la campagne, pour répondre aux désirs de leur vénérable ami. Ce terme touchait à sa fin, lorsque, le 20 février 1781, l'abbé de Bouvard, parlant du déjeûner du lendemain, demanda à sa parente du café aux jaunes d'œufs. En se levant, madame de Vocance ordonne le café: la femme de chambre le prépare à la cuisine dans le vase ordinaire: la cuisinière casse deux œufs, elle en extrait le jaune sur une assiette qu'elle remet à la femme de chambre. Celle-ci passe à l'office, en rapporte le sucrier rempli de cassonnade, en saupoudre les œufs en présence de tous les domestiques, et apporte le déjeûner dans la chambre de sa maîtresse. M. de Vocance venait d'y entrer. Il y était seul pour le moment, avec ses enfans; il bat les œufs; sa femme rentre, elle consomme le mélange, le vide en deux tasses qu'elle achève de remplir avec du café, conserve l'une pour son usage, et envoie l'autre à l'abbé de Bouvard, encore au lit, par la jeune de Vocance, âgée de dix ans.

Dans cet intervalle, les domestiques avaient aussi songé à leur déjeûner. Sur le marc de café ils avaient versé du lait; la cuisinière avait sucré le tout d'un morceau solide de cassonnade, de la grosseur d'une noix pris dans le sucrier. Cinq des domestiques en burent impunément; il n'en fut pas de même du terrible mélange dont les maîtres venaient de faire usage.

Madame de Vocance boit sa tasse; ses enfans, autour d'elle, participent à son déjeûner; elle leur en donne plusieurs cuillerées. Son mari qui ne déjeûne jamais, et qui, de plus, ne prend jamais de café, ne quitte point la chambre; il assiste aux distributions de la mère, au régal des enfans, et à l'empoisonnement de tous les trois.

A peine ce funeste breuvage est-il dans leurs entrailles, que son activité se développe. Les enfans sont atteints de vomissemens violens; le malheureux père prend son fils dans ses bras, et tâche de le secourir; sa fille, faisant de cruels efforts pour vomir, est étendue sur une chaise: bientôt madame de Vocance elle-même éprouve les mêmes effets; on ne doute plus que le café ne fût empoisonné; les deux époux se précipitent, en frémissant, dans l'appartement de l'abbé. Ils le trouvent assis sur son lit, la tête sur ses mains, et vomissant avec les efforts les plus douloureux.

On court au chirurgien du village, pour constater l'existence et la nature du poison; il visite la cafetière, la fourchette, l'assiette, et n'y trouve rien. On soupçonne la cassonade; l'imprudente femme-de-chambre ne pouvant lui attribuer des effets aussi terribles, en prend une pincée dans le même sucrier, et l'avale. Sur-le-champ elle vomit; plus de doute sur l'origine de l'accident. Le chirurgien dissout dans de l'eau tiède une portion de cette cassonade, et dans le sédiment précipité au fond du verre, il croit trouver une particule arsénicale.

Le poison découvert, on cherche à remédier à ses ravages. Le plus efficace des spécifiques, le lait est essayé, mais par une fatale méprise du chirurgien, il abandonne bientôt cet antidote pour recourir au tartre émétique. Il le distribue à grandes doses; les vomissemens et les efforts redoublent: l'abbé, empoisonné par une tasse entière, était le plus souffrant et le plus exposé: l'émétique répété le fit vomir jusqu'au sang; et pour consommer le danger du traitement, le chirurgien lui fit avaler de l'élixir des Chartreux et du vin d'Alicante; c'était lui porter le dernier coup; au bout de douze heures des plus vives angoisses, M. de Bouvard expira. Ses derniers momens furent partagés entre le salut de son âme et les regrets donnés à son ami.

La mort de ce respectable ecclésiastique n'était peut-être pour M. de Vocance que le prélude de pertes plus douloureuses encore; sa femme et ses enfans étaient menacés du même sort. Mais à force de soins, au bout de quinze jours du péril le plus imminent, on ne craignit plus pour leur vie.

Cependant, au milieu de cette désolation, la justice vint remplir son devoir. Le châtelain du lieu informa sur ce désastre: on entendit tous les témoins capables d'en constater les circonstances; le résultat du procès-verbal fut la vérité des détails que l'on vient de raconter; en conséquence, le juge prononça qu'il n'y avait lieu à aucun décret.

Mais bientôt la rumeur populaire s'empare de cet événement, et s'abandonne avec intempérance, selon sa coutume, aux conjectures et aux insinuations les plus perfides. Ces bruits scandaleux s'enflent, se propagent.

M. de Vocance voulant cacher à sa femme la mort de l'abbé de Bouvard, avait procédé sans bruit aux funérailles de son vieil ami. On tourna cette précaution contre lui, comme un poignard. «Pourquoi, se disait-on, cet ensevelissement secret? Qui empêcherait que M. de Vocance n'eût lui-même assaisonné la cassonade? Pourquoi, les domestiques en ayant fait usage, ont-ils été préservés? Leur maître n'est-il pas joueur, dissipé, jaloux de sa femme qu'il néglige? Ne s'ensuit-il pas de là qu'il a pu empoisonner sa famille et son ami?»

Bientôt ces présomptions atroces prirent crédit dans le public à tel point que le procureur-général au parlement de Grenoble crut devoir ordonner au procureur du roi du bailliage de Vienne de faire une nouvelle information. M. de Vocance, sa femme, ses domestiques furent entendus comme témoins.

On interrogea les voisins, les droguistes, les apothicaires, tous ceux de qui on pouvait espérer des éclaircissemens sur l'empoisonnement et sur le poison. Que produisit cette enquête? Une découverte importante, mais nullement celle d'un crime. On découvrit que, depuis plusieurs années, M. de Vocance avait fait un achat d'arsenic pour les rats.

Quoiqu'il en soit, le juge de Vienne décréta de prise de corps la cuisinière, la femme de chambre et l'un des domestiques de M. de Vocance, qui lui-même fut, deux mois après, l'objet d'un décret d'ajournement personnel. M. de Vocance, justement alarmé, vit clairement que la trame ourdie contre lui, ayant pu réussir à obtenir l'ordre de lui ravir la liberté, pouvait également compromettre sa vie. Il se déroba aux poursuites de la justice. La procédure fut continuée pendant son absence, et le juge de Vienne, après avoir mis hors de cour les trois domestiques, condamna M. de Vocance à un plus ample informé indéfini et aux dépens.

Comment l'arsenic s'était-il trouvé mêlé avec la cassonade? C'est ce que l'on n'a pu savoir d'une manière positive. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il y avait dans la maison de M. de Vocance de l'arsenic pour les rats; que peut-être on avait mis ce poison dans l'office, où les rats se tiennent plus qu'ailleurs; que la clef restait souvent à la porte et que des enfans peuvent avoir fait imprudemment cet horrible mélange. Ce qui a été dit de plus vraisemblable à cet égard, résulte de la déposition de deux témoins. Il était à présumer que quelques livres de cassonade, achetées quelque temps avant la catastrophe, avaient été jetées sans précaution, par l'épicier, dans un sac au fond duquel était probablement un reste d'arsenic; le sac avait été déposé à l'office, tel qu'il était sorti des mains du marchand; on y puisait selon le besoin: tant qu'on ne toucha point au fond, la cassonade ne fut point nuisible; ce ne fut que lorsqu'on en vint à prendre le poison mêlé que le malheur arriva.

M. de Vocance interjeta appel du jugement du tribunal de Vienne devant le parlement de Grenoble. Cette cour ne négligea rien de ce qui pouvait éclairer sa religion dans une cause aussi délicate, où il s'agissait de l'honneur et de la vie d'un citoyen distingué. Des monitoires furent publiés et une nouvelle instruction ordonnée. Il en résulta, non des charges contre M. de Vocance, mais des preuves irrécusables de son innocence. Le célèbre Servan prit en main la défense de l'accusé, et sa chaleureuse éloquence pulvérisa les calomnies entassées contre son client.

Enfin, par arrêt du 15 juillet 1783, le premier jugement fut annihilé; M. de Vocance fut déchargé de l'accusation intentée contre lui, aussi bien que les trois domestiques qui y avaient été impliqués.

Ainsi, grâces aux soins d'un parlement éclairé, une innocente victime fut arrachée à la méchanceté publique qui s'apprêtait à la traîner à l'échafaud.


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