Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
DE FORGES ET DESAIGNES.
Tous les vices peuvent entraîner au crime, principalement la débauche. Ce malheureux penchant, cause de tant de désordres dans la société, se fortifie souvent dans le cœur d'une foule de jeunes gens, en raison des funestes liaisons qu'ils forment dans le monde. L'attrait du vice, des conseils empoisonnés ont bientôt porté la corruption dans une âme sans défiance. Aussi les parens ne sauraient-ils trop surveiller leurs fils à l'âge de leur entrée dans le monde, et les éclairer sur les sociétés qu'ils fréquentent.
Deux jeunes gens, l'un nommé Desaignes, l'autre de Forges, nés de parens honnêtes qui n'avaient rien négligé pour leur éducation, donnèrent, en 1784, un bien triste exemple de cette affligeante vérité.
On assure que tous deux avaient manifesté dès leur plus tendre jeunesse une inclination prononcée pour le vice. Au lieu de profiter des soins que l'on prenait pour leur instruction, ils ne s'occupaient que de plaisirs et d'amusemens. Avec de semblables dispositions, ils ne retirèrent aucun fruit de l'éducation que l'on voulait leur donner; et, parvenus à l'âge où l'on choisit une carrière, ils n'eurent d'autre ressource que d'entrer dans celle des armes. Mais là, comme partout ailleurs, il est des devoirs à remplir; devoirs même très-rigoureux, et dont la violation expose à de sévères châtimens. Desaignes et de Forges, avec leur goût pour la dissipation et leur antipathie pour toute espèce de travail, ne purent s'astreindre long-temps aux exigences de la discipline militaire, et bientôt leurs déréglemens leur attirèrent des punitions humiliantes.
Ils étaient depuis quelque temps prisonniers à l'Abbaye, lorsqu'ils donnèrent une première preuve de rébellion. Transférés de cette prison dans celle de la Conciergerie, ils touchaient au moment où on allait prononcer sur leur sort. Mais voulant prévenir leur jugement, ils formèrent le complot de forcer leur prison et de prendre la fuite. Pour assurer l'exécution de leur projet, ils se procurèrent des pistolets, de la poudre et des balles. Mais dans la crainte de n'être pas assez forts pour mettre leurs gardiens dans l'impuissance d'empêcher leur évasion, ils gagnèrent un pauvre soldat qui était prisonnier comme eux, et l'initièrent dans leur complot. Cet homme, séduit par l'espoir d'une prochaine délivrance, entra dans les vues des deux jeunes gens, et leur promit d'exécuter aveuglément tout ce qu'ils lui prescriraient.
Le 28 septembre fut le jour fixé pour la tentative projetée. A neuf heures du soir, les trois prisonniers se présentèrent aux guichetiers, les armes à la main, et les sommèrent d'ouvrir les portes de la prison. Mais au lieu d'obéir à cette étrange injonction, ceux-ci se mirent en devoir de désarmer les rebelles, et s'avançant pour les saisir, un d'eux fut tué d'un coup de pistolet, et l'autre dangereusement blessé: dans la mêlée, le soldat essuya lui-même un coup de feu de l'un de ses complices.
Les révoltés voyant leur entreprise avortée, rentrèrent dans leur chambre, avec la ferme résolution de s'y défendre; mais par le secours d'une pompe dont l'eau fut dirigée dans la chambre où ils étaient, on les eut bientôt forcés de se rendre. Alors ils furent chargés de chaînes, et on les mit dans l'impossibilité d'abuser de leurs forces ni contre les autres ni contre eux-mêmes.
Leur crime n'étant que trop certain, l'instruction de leur procès ne fut pas longue. Le bailliage du Palais, par sentence du 1er octobre 1784, les déclara atteints et convaincus d'avoir formé le complot de s'évader, à main armée, des prisons de la Conciergerie où ils étaient détenus; en conséquence, ils furent condamnés à être rompus vifs en place de Grève.
Sur l'appel, la chambre des vacations confirma cette sentence, par arrêt du 4 du même mois. Le lendemain, les trois coupables furent conduits au supplice. En sortant de la Conciergerie, on remarqua que Desaignes avait l'air consterné, abattu et effrayé; que de Forges avait l'air calme, le visage serein et la contenance la plus assurée; le soldat, qui avait été blessé, était presque mourant. Une affluence considérable de gens de toutes les classes stationnait dans les diverses rues où ils devaient passer. Les trois coupables conservèrent pendant ce pénible trajet la même contenance qu'ils avaient montrée en montant dans la charrette. Tous les spectateurs furent frappés de l'indifférence et de la fermeté que de Forges manifestait. Il promenait un regard tranquille sur la foule qui l'entourait. Son teint animé faisait ressortir la beauté de ses traits, et l'on eût dit que son âme était inaccessible à la crainte. Cependant, en arrivant sur la place de Grève, il éprouva un frémissement qu'il ne put maîtriser en apercevant les instrumens de son supplice; il reprit ses sens, et descendit de la charrette avec ses complices, pour aller à l'Hôtel-de-ville. Il montra la même tranquillité et la même assurance en montant à la chambre du conseil. Après quelques interrogatoires, on envoya chercher plusieurs personnes, à la requête des condamnés. Parmi elles, on remarqua une jeune demoiselle que de Forges avait demandée. Lorsqu'il l'aperçut, il se tourna vers elle, et lui dit, en la nommant avec le son de voix le plus touchant: Je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée; mais il m'eût été affreux de perdre la vie sans vous revoir. Ses yeux se remplirent de larmes, et l'on devinait les déchiremens de son cœur aux mouvemens convulsifs de sa poitrine.
Après quelques secondes de silence, on le vit soulever ses mains chargées de chaînes pour offrir à la demoiselle éplorée une bague de diamant qu'il avait au doigt. «Acceptez, je vous prie, dit-il à cette jeune personne, cette dernière marque de mon attachement.» Pendant cette scène déchirante, la demoiselle était suffoquée par des sanglots. Comme de Forges insistait pour faire agréer sa bague, on lui représenta que ses biens ayant été confisqués, il ne pouvait disposer d'aucun de ses effets. De Forges éleva alors la voix, et fit les reproches les plus vifs à Desaignes. «C'est vous, lui dit-il, qui m'avez plongé dans l'abîme où je suis....; c'est vous qui m'avez empêché, après avoir échoué dans notre complot, de me soustraire à l'opprobre et à l'ignominie du supplice que je vais subir..... Votre lâcheté est la cause de mon malheur.....»
Il finissait à peine ces mots qu'il reprit sa première tranquillité, et demanda qu'on le conduisît à la mort. En traversant la salle du conseil, il fallait qu'il passât devant la demoiselle dont on vient de parler. Près d'elle, il s'arrêta; et jetant sur elle un long regard plein de tendresse, il lui dit avec un son de voix qui allait au cœur: Mademoiselle, vous connaissez mon père, vous connaissez mes parens..... je les porte là..... (en appuyant fortement ses deux mains liées sur son cœur)...; c'est mon plus cruel supplice.
Il s'inclina ensuite, en regardant toujours cette demoiselle, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la porte de la salle. Alors il se retourna avec fierté, et adressant de nouveau la parole à Desaignes, il lui dit: Vous m'avez appris à mal vivre, je vais vous apprendre à mourir; tâchez d'imiter mon exemple. De Forges descendit d'un pas ferme de l'Hôtel-de-ville, et monta seul sur l'échafaud. Il ne voulut pas souffrir que l'exécuteur lui ôtât ses habits; il se déshabilla lui-même, et subit son supplice avec courage.
Desaignes, dont le caractère était aussi lâche que féroce, montra la plus grande pusillanimité. On fut obligé de le traîner à l'échafaud; il pleurait à chaudes larmes, et faisait retentir l'air de ses gémissemens. Comme il était plus coupable que ses deux complices, il fut mis vivant sur la roue où il devait mourir.