Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
DANGERS DE LA VIOLENCE.
Le chevalier de N...., gentilhomme, ancien officier, quitta, en 1763, le service militaire, où il avait donné des preuves de bravoure et de loyauté, et demanda la main de mademoiselle de Camprond, qui n'avait qu'une dot très-modique. Le père de cette demoiselle promit, lors de la conclusion de cette union, de ne point se remarier si sa femme mourait avant lui.
Mais bientôt le père change de résolution; il traverse sans motifs l'alliance projetée par le chevalier de N....., et contraint sa fille de se retirer au couvent. En de pareilles circonstances, l'amour ne cède pas volontiers à l'autorité paternelle; la demoiselle adressa à son père des sommations respectueuses; et le mariage se contracta sous la protection des lois. La mauvaise humeur du père se calma; il ratifia le contrat par sa signature, et pour un temps la bonne intelligence ne fut pas troublée.
La vente d'une terre de Sagrais, faite par le beau-père, devint le sujet d'une nouvelle disgrâce, et irrita les esprits dans la famille. Le beau-père perdit sa femme; mais à peine ses larmes étaient-elles essuyées, que le désir d'un nouvel hymen effaça bientôt chez lui le sentiment de la douleur, et lui fit oublier sa promesse. Alors la présence de ses enfans lui devint importune; il leur supposa des torts, et les chassa de sa maison pour exécuter plus librement son dessein. Enfin, à l'âge de soixante-quinze ans, cet homme épousa une jeune fille de vingt-sept ans. Après la publication de ce mariage, le gendre forma opposition, voulant du moins assurer les droits de sa femme. La guerre se fit de part et d'autre avec acharnement; il y eut plusieurs affaires juridiques, plusieurs dénonciations où le chevalier de N..... eut toujours l'avantage. Enfin une scène arrivée entre ce gentilhomme et le frère de son beau-frère vint préparer le plus triste dénoûment.
Au moment où le sieur de N..... sortait d'une maison pour se rendre chez un notaire, il rencontra au bout de la rue le sieur de L...., second avocat du roi au bailliage, frère de son beau-frère. Cet homme l'aborda, et lui dit: «Comment te portes-tu?» Ce ton de familiarité lui parut singulier dans la bouche d'un homme qui avait semé et entretenu la mésintelligence entre lui et son beau-père. Le chevalier de N..... s'aperçoit que le vin avait échauffé les esprits du sieur L..... Il se contente de lui répondre: «A ton service, et toi?» Puis il lui observe qu'il devrait bien déterminer son beau-père à une conciliation sur toutes leurs affaires.
L'avocat du roi lui répond durement: «Je t'ai assez déclaré que les affaires de mon frère m'étaient étrangères, ne me mêlant que des miennes. Fais parler à M. de C..... par qui bon te semblera.» Ils continuaient de marcher ensemble. Le sieur de L..... tint au chevalier les propos les plus durs et les plus offensans. Armé d'un énorme bâton de néflier, avec une massue proportionnée, il accompagnait ces propos de gestes menaçans. Le chevalier lui reprocha doucement l'indécence de ses apostrophes; cette modération sembla l'encourager; il recommença en montrant son bâton. Alors le chevalier, ne prenant plus conseil que de sa colère, tira son couteau de chasse, en prenant à témoin le public des affronts que lui faisait l'avocat du roi. Le sieur L..... porta un coup violent de son bâton sur la lame du couteau de chasse, et la brisa en trois morceaux, puis il se mit à crier à l'assassin. Le chevalier était indigné; le sieur L..... redoubla ses cris; la foule se ramassa de toutes parts; et le procureur du roi, arrivé sur les lieux, s'écria: «Arrêtez le sieur de N..... et mettez-le en prison.» Un cavalier de maréchaussée se présenta, tira son sabre sur lui, et lui demanda son arme; le chevalier de N..... la refusa, et se mit en défense; mais presque aussitôt il fut entouré; une horde de cavaliers et d'huissiers se précipita sur lui, le désarma, le terrassa, et le traîna ignominieusement en prison.
Le chevalier, conduit dans la prison, se plaignit hautement des insultes de l'agresseur; demanda qu'il fût constitué prisonnier comme lui, et qu'il lui fût confronté. Sa réclamation ne fut pas entendue; il fut conduit dans la cour des prisonniers.
Cependant l'agresseur s'occupait à faire constater ses plaintes, et le lendemain le procureur du roi donna un réquisitoire, où le chevalier de N..... fut présenté comme un lâche assassin, et il demanda en outre une information extraordinaire, l'intérêt public étant, selon lui, compromis.
Le juge criminel se rendit chez l'adversaire du prisonnier, reçut sa déclaration, dressa procès-verbal de l'état de ses habits, et du rapport du chirurgien qui certifiait lui avoir vu une plaie longue de demi-pouce, sur trois lignes de large et d'environ trois lignes de profondeur, située à la partie moyenne et latérale du dos.
On informa; le chevalier fut décrété de prise de corps; l'information se continua; les charges s'augmentèrent sur des faits étrangers à celui dénoncé à la justice. Le juge ne voulut interroger l'accusé qu'accompagné de cavaliers de maréchaussée et d'huissiers. Le procès s'instruisit avec un appareil inouï. La prévention monta et échauffa les esprits.
Le sieur L..... se rendit partie civile, et prit des conclusions qui portaient l'empreinte de la haine la plus aveugle. Les interrogatoires de l'accusé, les dépositions des témoins eurent lieu. L'instruction se compléta; enfin les juges prononcèrent contre le chevalier la sentence de mort et la confiscation de tous ses biens.
Le chevalier ne tarda pas à appeler de cette procédure imprégnée de partialité et pleine d'irrégularités. Le parlement de Rouen trouva en effet cette procédure et la sentence irrégulière, et les annula par son arrêt du 21 janvier 1785; mais il jugea le chevalier de N..... coupable envers l'avocat du roi, et il le condamna, non pas à la mort, mais à quinze années d'emprisonnement.
Telle fut la triste issue de cette malheureuse affaire: quelque partiale que parût aux seconds juges la sentence des premiers, ils ne purent croire que toute cette affaire était l'œuvre de la haine, et se laissèrent aller à la prévention. Ils arrachèrent ainsi à sa famille, à ses intérêts, à l'honneur, ce malheureux gentilhomme, qui n'avait autre chose à se reprocher qu'un moment d'une juste mais imprudente violence.