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Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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REMY BARONET,
VICTIME DE LA PRÉVENTION.

Remy Baronet, né en 1717, à Saint-Hilaire-le-Petit, diocèse de Reims, était fils d'un laboureur. En 1742, n'ayant pas d'état, et n'étant plus en âge d'en apprendre un, il prit le parti de se faire domestique, et pendant vingt-deux ans, il servit successivement plusieurs maîtres en différentes villes et différens villages.

Enfin, en 1764, s'étant rapproché de Saint-Hilaire-le-Petit, il fut instruit que Françoise Baronet, veuve de Quentin Lamort, sa sœur germaine, profitant de son absence, avait obtenu un jugement qui l'avait mise en possession des biens qui appartenaient à son frère, dans la succession de leur mère commune.

Un des beaux-frères de Baronet, nommé Remy Aubert, mari de Nicole Carnot, sa sœur utérine, se transporta au village de Saint-Thibaut, où il avait appris que Baronet demeurait; ils traitèrent ensemble de la portion de biens qui devait lui revenir, et Baronet vendit à son beau-frère tous ses droits successifs, moyennant une somme de cinq cents livres.

Aubert fit signifier ce contrat à la veuve Lamort, qui, accoutumée à jouir d'un bien dont la longue absence de son frère semblait lui avoir assuré la propriété, ne put voir avec plaisir une apparition soudaine qui lui enlevait la jouissance dont elle s'était fait une douce habitude. Elle refusa d'exécuter le contrat qu'Aubert lui avait fait signifier, et soutint que ce n'était pas son frère qui avait consenti cet acte de vente, mais un imposteur qui avait usurpé son nom.

Aubert, pour éviter les soupçons que pouvait faire naître la fable débitée par sa belle-sœur, engagea Remy Baronet à se rendre sur les lieux, pour se faire reconnaître par sa famille. Celui-ci se rendit avec empressement à Saint-Hilaire, le dimanche 17 juin 1764, et se présenta dans l'église paroissiale. Il fut reconnu par un grand nombre d'habitans, et six d'entre eux lui en donnèrent une déclaration qui fut reçue par le notaire du lieu.

Sur la représentation de cet acte de notoriété, le juge de Saint-Hilaire, devant lequel les parties étaient en instance, ordonna l'exécution du contrat de vente, et débouta la veuve Lamort de ses prétentions.

Ce jugement ne fait qu'irriter la cupidité de la veuve Lamort; elle veut se maintenir dans son usurpation par tous les moyens possibles, interjette appel au bailliage de Reims, et s'inscrit en faux contre le contrat de vente. Elle ne s'en tient pas là; elle médite un projet qui doit la délivrer d'un frère dont la présence l'importune; projet funeste dont le succès a sans doute surpassé son espérance, et dont les suites ont fait le malheur de Baronet.

Le fils d'un vigneron de la paroisse d'Avaux-le-Château était absent depuis un grand nombre d'années, sans qu'on eût eu de ses nouvelles. Cette circonstance parut favorable à la veuve Lamort; elle imagina de faire passer son frère pour le fils de ce vigneron, nommé François Babilot. Elle concerta les moyens d'exécuter ce projet avec un sieur Roland, curé de la paroisse d'Avaux-le-Château, allié de son mari, et avec lequel elle avait toujours entretenu des relations. Ce curé n'hésite pas à se prêter à ses vues criminelles. On engage Baronet à se rendre chez le sieur Roland; il s'y rendit, sans défiance, accompagné de Remy Aubert, son beau-frère.

A peine était-il arrivé, qu'il vit entrer un particulier suivi bientôt de six ou sept autres personnes. Cet individu était François Babilot père. Il regarde Remy Baronet avec attention, et s'écrie qu'il le reconnaît pour son fils. Baronet ne connaissait pas même l'homme qui lui parlait ainsi; il nia hautement qu'il fût son père: «Ce qui prouve que vous êtes mon fils, repartit Babilot, c'est que vous devez avoir à la cuisse une tache de vinaigre qui provient d'une désirance de votre mère

Baronet montre aussitôt ses cuisses; on les examine avec soin, et l'on n'y trouve point la tache de vinaigre. On devait en conclure que ce n'était point le fils de Babilot. Mais la vérité n'était point l'objet de ces démarches. Les témoins qui avaient été appelés se répandent dans le village, et vont, de maison en maison, publier que c'était le fils de Babilot qui usurpait le nom de Baronet; ils annoncent qu'il a été reconnu par son père; mais ils ont soin d'omettre la circonstance qui démentait cette assertion.

Cependant Babilot, pressé par la force de la vérité, tourmenté par les remords de sa conscience, veut se rétracter; mais sa femme l'en empêche, et la prétendue reconnaissance de Babilot passant de bouche en bouche, cette fable s'accrédite de plus en plus, à la satisfaction de la veuve Lamort. Elle persiste en conséquence à méconnaître son frère, et articule que c'est Guillaume Babilot, fils de François, qui, étant de retour après une longue absence, a pris faussement le nom de Remy Baronet dans l'acte du 6 mai 1764. La cause est portée à l'audience. Baronet, fort de son innocence, se présente devant ses juges qui néanmoins, se refusant à l'évidence, voulurent trouver un coupable, et rendirent, le 18 mars 1769, une sentence qui annulait l'acte de vente, faisait défense à Baronet de prendre ce nom à l'avenir, et le décrétait de prise de corps.

Baronet interjette appel de ce jugement; cependant il est conduit dans les prisons de Reims, le 16 mars. Dans le mois de novembre suivant, il s'évade des prisons de Reims, à la faveur d'un bris commis par d'autres prisonniers. Quelque temps après, il est arrêté chez Aubert, son beau-frère, où il s'était réfugié. En 1770, il est attaqué du scorbut dans la prison; le juge de Reims le fait transporter à la conciergerie. Le 5 mai de la même année, il obtient un arrêt qui le reçoit appelant de la procédure extraordinaire du bailliage de Reims. Il passe plus d'une année dans les prisons de la conciergerie. Il est renvoyé ensuite devant les premiers juges pour l'instruction de son procès; on le conduit de nouveau dans les prisons de Reims, et il en sort encore, à la faveur d'un second bris de prison. Il se retire encore chez Aubert, dont la maison lui avait déjà servi d'asile; il y est arrêté de nouveau, et ramené dans les prisons de Reims.

On s'occupe alors d'instruire le procès; mais, au lieu de procéder à une nouvelle audition de témoins, on se contente de les récoler et de les confronter. Vainement Baronet demanda une addition d'information et l'audition d'un certain nombre de témoins qu'il désignait; on lui refusa tout; et le bailliage de Reims rendit, le 29 octobre 1773, sa sentence définitive, qui condamna l'accusé, sous le nom de Guillaume Babilot, à faire amende honorable, nu en chemise, ayant la corde au cou, et une torche à la main, et à être conduit par l'exécuteur de la haute justice, ayant écriteau devant et derrière, et portant ces mots: Faussaire, spoliateur de succession sous un nom supposé. Baronet devait être ensuite flétri, marqué, et conduit aux galères pour y servir à perpétuité.

Il présenta une requête d'atténuation, demandant avec instance une addition d'informations. Mais on n'eut aucun égard à la requête de l'accusé. Un jugement du 14 janvier 1774 confirma la sentence des premiers juges. Baronet fut de nouveau chargé de fers, et conduit dans les prisons de Reims.

Le jour marqué pour l'exécution étant arrivé, il est livré entre les mains du bourreau. Nu, en chemise, la corde au cou, on le traîne au milieu du peuple, que la curiosité rassemble, devant le tribunal, où il est condamné à faire amende honorable. Là on le contraint de déclarer que, faussement et malicieusement, il a quitté son nom de Babilot pour prendre celui de Baronet, et d'en demander pardon à Dieu, au roi et à la justice. Son âme indignée se révolte contre ces derniers mots; il se refuse à demander pardon à la justice. Alors l'exécuteur, soit qu'il eût reçu des ordres, soit de son propre mouvement, redouble de férocité, et lui enfonce la marque brûlante jusque sur l'os.

On reconduit ce malheureux dans les prisons, flétri par la main du bourreau, dégradé du rang de citoyen. Le jour du départ pour la chaîne arrive; le sieur Prevots, capitaine des chaînes, conduit Baronet à Paris, et le dépose à la tour Saint-Bernard, où il est écroué sous le nom de Guillaume Babilot.

Ce Guillaume Babilot, que l'on avait condamné et flétri dans la personne de Remy Baronet, avait une sœur nommée Laurence, domestique à Paris, et qui était son aînée. Cette fille apprend que son frère est à la tour Saint-Bernard: elle s'y rend. Le concierge, sa femme et plusieurs autres personnes qui dînaient chez lui, furent présens à l'entrevue de Laurence et de Baronet. Le concierge lui demanda si cette femme était de sa famille ou de celle de Babilot; il répondit qu'il ne la connaissait pas. Laurence, interrogée sur le même point par le concierge, répondit d'un ton ferme et assuré: «Je ne connais point cet homme-ci, il n'a aucune ressemblance avec mon frère; mon frère n'était pas bossu, il était, au contraire, bien fait. Je ne puis que plaindre cet homme-ci: on a condamné un innocent, et la condamnation n'a pas de sens commun.»

Cependant Baronet est conduit aux galères, et il est confondu avec les scélérats qu'on y tient enchaînés. Il partage pendant plus de deux ans leurs travaux, leur misère et leur infamie. Enfin des hommes vertueux et sensibles s'attendrissent sur son sort. Pénétrés de son innocence, ils portent sa réclamation au pied du trône. Par suite de cette démarche, la révision du procès fut attribuée au parlement de Paris.

Baronet est détaché de la chaîne, et amené à la Conciergerie. Des larmes de joie coulent de ses yeux; il bénit le ciel, qui lui permet enfin de faire éclater son innocence.

Par arrêt du parlement de Paris, rendu le 26 août 1778, Remy Baronet fut déchargé des plaintes et accusations intentées contre lui et des condamnations portées par la sentence du bailliage de Reims, qu'il a subies sous le nom de Guillaume Babilot. Cet arrêt lui rendit son nom et ses droits de citoyen, qu'une injuste condamnation lui avait ravis.


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