Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
HOMICIDE
D'UNE ESPÈCE PARTICULIÈRE.
«Les lois condamnent les violences, disait le célèbre avocat Le Maistre; mais lorsqu'elles défendent d'en faire, elles permettent de les repousser; elles veulent que les hommes écoutent et respectent cette défense dans le commerce paisible et tranquille qu'ils ont ensemble; mais elles les en dispensent lorsque l'on commet contre eux des actes d'hostilité; elles se taisent dans le bruit des armes, et elles ne leur commandent pas alors d'attendre leur protection et leur secours, et de remettre à être vengé par elles; parce que les innocens souffriraient une mort injuste avant qu'elles fussent venues pour en faire souffrir une juste à ceux qui seraient coupables.»
Ces considérations, inspirées par un véritable esprit d'équité, et par une sûre connaissance des bases de l'ordre social, s'appliquent parfaitement au fait suivant.
Un cavalier de maréchaussée de Lannion, en Bretagne, nommé Jean Marjo, reçut ordre, au mois de mai 1781, d'aller à la foire de Plestin, avec un de ses camarades, sous les ordres d'un brigadier. Ils arrivèrent ensemble à Plestin, le 21 du même mois. Après avoir mis leurs chevaux à l'écurie, ils parcoururent le bourg, et y ayant trouvé des gens qui tenaient des jeux défendus, ils les arrêtèrent, en vertu de leurs instructions, et les constituèrent prisonniers.
En sortant de la prison, les cavaliers entrèrent dans la chambre de l'audience de Plestin; ils y trouvèrent plusieurs personnes qui demandèrent au brigadier la liberté de l'un des prisonniers. Le brigadier refusa, et donna l'ordre à ses cavaliers de conduire les détenus dans les prisons de Lannion. Ceux-ci obéirent sans balancer; mais à peine étaient-ils arrivés au milieu du bourg de Plestin, conduisant les six prisonniers attachés, que des hommes embusqués firent tomber sur eux une grêle de pierres. Le brigadier tomba, baigné dans son sang. Un des deux cavaliers, conduisant deux hommes, gagna au large; et Marjo, resté seul pour soutenir le choc, ne vit d'autre moyen de sauver ses jours qu'en se servant de son mousqueton. Cette arme était chargée à gros plomb; le coup partit et tua un des assaillans. Aussitôt toutes les portes du bourg sont fermées; le cavalier Marjo était exposé à être exterminé. Heureusement pour lui, une femme, guidée par le sentiment de l'humanité, lui ouvrit sa porte, et favorisa sa retraite ainsi que celle du brigadier blessé. Ils passèrent par une porte de derrière, et rejoignirent l'auberge de l'hôpital où étaient leurs chevaux. Ils y trouvèrent leur camarade qui y avait été apporté par des marchands, tout couvert de blessures et de sang.
Obligé de rester à l'auberge de l'hôpital pour y soigner ses camarades, Marjo prit toutes les précautions possibles pour n'y pas laisser pénétrer la populace ameutée.
Malgré cette conduite digne d'éloges, ce brave cavalier fut traduit devant les tribunaux, comme coupable d'homicide. Des moyens nombreux militaient en sa faveur; cependant les premiers juges, qui le croirait? condamnèrent Marjo à être pendu; mais sur l'appel, le parlement, par arrêt du 18 juillet 1782, ordonna que le cavalier se retirerait par devers le roi, pour obtenir des lettres de grâce. Ces lettres lui furent accordées, et le parlement les entérina le 5 septembre suivant.
On conçoit qu'il y ait eu enquête et jugement à l'occasion de l'homme tué par Marjo; mais ce qui est inconcevable, c'est la sentence des premiers juges. Il nous semble qu'un arrêt d'acquittement devait terminer l'affaire. Sans doute un soldat qui oserait abuser de ses armes, et les faire servir d'instrumens à ses vengeances ou à ses passions, mériterait la punition la plus sévère; mais si, étant troublé dans ses fonctions, si des mutins s'opposant à l'exécution des ordres qu'il a reçus, il est obligé de repousser la violence par la force, il n'est pas juste, il est déraisonnable et impolitique de le soumettre aux peines ordinaires prononcées contre ceux qui troublent la tranquillité publique. Si vous admettez une semblable jurisprudence, alors toute police deviendra impossible. Comment voulez-vous maintenir l'ordre, si vous punissez comme assassins ceux qui se défendent en exposant leur vie pour le maintenir? Alors un homme chargé de crimes, un chef de brigands, sera certain de l'impunité, pour peu que des gens apostés veuillent se donner la peine de l'arracher des mains de ces gardiens qui ne pourraient le défendre; alors des factieux pourront tous les jours mettre en péril la chose publique, attendu que les soldats commandés pour les réprimer craindront, en échangeant leurs balles avec celles qui font tomber leurs camarades à côté d'eux, craindront, dis-je, d'être accusés d'homicide.