Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
BLAISE FERRAGE,
OU LE BRIGAND ANTHROPOPHAGE.
On ne peut donner le nom d'homme au scélérat dont nous allons essayer de retracer les crimes. Ce monstre s'était de lui-même retranché de l'espèce humaine pour en faire sa proie. Aussi c'est l'histoire d'une bête féroce qu'on va lire.
Blaise Ferrage, surnommé Seyé, était maçon de profession. Le village de Ceseau, dans le comté de Comminges, était son pays natal. Quoique d'une très-petite stature, il avait une force prodigieuse qui le rendait redoutable dans tout le canton qu'il habitait. Malheureusement à cette vigueur physique se trouvaient jointes les inclinations les plus perverses. Libertin par tempérament, dès sa première jeunesse, il poursuivait les femmes et les filles avec tout l'acharnement luxurieux d'un satyre.
Il avait vingt-deux ans lorsqu'il se bannit lui-même de la société, afin, sans doute, d'en enfreindre les lois plus à son aise. Il alla établir son repaire dans le creux d'un rocher, placé sur le sommet d'une des montagnes d'Aure, voisine du lieu de sa naissance. S'élançant de sa caverne, comme un nouveau Cacus, il allait porter, de jour comme de nuit, la désolation dans les campagnes environnantes. Il enlevait brebis, moutons, veaux, volailles, en un mot tout ce qui pouvait servir à le repaître. Mais là ne se bornait pas son brigandage: il n'eût été alors qu'un larron vulgaire. Il entraînait dans son antre les femmes et les filles qu'il pouvait surprendre; lorsqu'elles croyaient lui échapper par la fuite, il les poursuivait à coups de fusil, et dès qu'il les avait renversées, il courait sur elles comme sur une proie, et assouvissait sa passion féroce sur leurs cadavres encore palpitans.
Comme chacun se tenait sur ses gardes dans le voisinage contre les invasions de cet ennemi commun, il arrivait que souvent il manquait de vivres; et l'on assurait qu'il était devenu anthropophage. Il préférait, dit-on, pour ses horribles repas, les femmes et les filles aux mâles. Il pouvait commettre sur elles deux crimes à la fois, et satisfaire en même temps ses appétits brutaux. La plus tendre enfance n'était pas à l'abri des attentats de ce forcené; le fer était son auxiliaire..... Mais la plume se refuse à retracer ces détails atroces.
Accroupi sur la cime des montagnes, il attendait comme les ours et les loups, ses dignes compagnons, l'occasion et l'heure du carnage. Il menait la vie la plus dure, toujours au milieu des neiges, des forêts et des rochers. Il marchait toujours armé, sa ceinture garnie de pistolets, un fusil à deux coups sur l'épaule, et une dague au côté. Aussi l'effroi qu'il inspirait était-il universel; la maréchaussée même n'en était pas exempte. Seyé avait l'audace de descendre quelquefois aux marchés de Montrigeau, ville voisine, pour acheter de la poudre et des balles, et personne n'osait mettre la main sur lui.
Il n'avait été arrêté qu'une seule fois, et avait trouvé le secret d'échapper à ses geôliers. Les paysans prétendaient qu'il portait dans ses cheveux une herbe qui avait la propriété de ronger le fer. Quoiqu'il en soit, cette opinion était si bien accréditée dans le pays, que la seconde fois qu'il fut pris, on lui sauta aux cheveux, comme à un autre Samson, afin de lui ôter la ressource de cette herbe merveilleuse.
Il venait de commettre deux crimes avérés. Soupçonnant un laboureur d'avoir voulu le faire arrêter, pour se venger de lui, il avait mis le feu à une grange qui renfermait ses bestiaux; et sa haine avait contemplé le spectacle de l'incendie d'un œil satisfait. Un malheureux Espagnol, marchand de mules, passant au pied des montagnes d'Aure, pour venir en France faire des achats, fit la rencontre de Seyé, qui s'offrit à le conduire où il voulait aller. Sous ce prétexte hospitalier, il l'attira dans sa caverne, où il l'assassina à loisir. Il portait encore dans sa prison le manteau de sa victime.
Cependant la terreur allait toujours croissant; les paysans n'osaient plus sortir seuls; on ne parlait que de Seyé; on cherchait les moyens de s'affranchir de son horrible tyrannie. Les communautés des habitans du canton promirent des récompenses à celui qui aurait l'adresse de l'attirer dans les fers de la justice. La tâche n'était pas facile, et ne pouvait être entreprise avec succès que par la ruse. La caverne du monstre ne pouvait être escaladée que par des sentiers très-étroits et presque à pic. Le farouche habitant de cette forteresse était toujours armé, toujours sur ses gardes.
Enfin un particulier, qui lui-même n'était pas très-honnête homme, et avait encouru la sévérité des lois, entreprit de mériter sa grâce et la récompense promise par les communautés. Il partit, se retira dans les mêmes montagnes que Seyé, et feignit d'y choisir, comme lui, une retraite contre les poursuites de la justice. Seyé donna dans le panneau, et forma liaison avec le nouveau venu, n'ayant aucun soupçon, aucune défiance: mais bientôt, par l'adresse de son nouveau compagnon, il fut découvert une nuit qu'il s'était égaré dans les montagnes, et sa force fut obligée de céder au nombre de celles qu'on avait réunies contre lui.
La nouvelle de sa capture répandit la joie dans tout le canton; on se regarda comme délivré d'un fléau destructeur. Le procès de Seyé ne fut pas long. Le parlement de Languedoc le condamna, le 12 décembre 1782, à être rompu vif, et il fut exécuté le 13, à l'âge de vingt-cinq ans. On tripla la garde le jour de son supplice. Un scélérat aussi dénaturé ne pouvait ni trouver de larmes, ni manifester du repentir. Il marcha au lieu de l'exécution d'un air tranquille et le visage coloré. Les paysans dont il avait été la terreur tremblaient encore même en le voyant sur la roue, et ils ne furent parfaitement rassurés que lorsqu'ils le virent mort.
La tyrannie que ce brigand avait exercée sur la montagne ne dura que trois années environ: mais que de crimes horribles et divers pendant ce laps de temps! On comptait dans le pays plus de quatre-vingts filles et femmes qui avaient été sa proie et sa pâture!