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Chronique du crime et de l'innocence, tome 4/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LE MEURTRE DE SAINT-BÉAT.

Avant d'arriver à la catastrophe qui fait le sujet de cet article, il est indispensable de faire connaître les lieux, les diverses personnes, acteurs dans ce drame, et leurs principales démarches avant le moment fatal. Ces détails répandront plus de clarté sur le récit.

Le sieur Martin, habitant de Saint-Béat, petite ville du diocèse de Comminges, à trois grandes lieues de Bagnères, était père d'une famille nombreuse. Il tenait une manufacture, et faisait faire du charbon à Bagnères, par Bernard Martin, son second fils. Le sieur de Fondeville, riche négociant, habitait le château de Marignac, situé à peu de distance de Saint-Béat. De ce château l'on venait, par la grande route de Saint-Béat, à la maison de Rap, de Rap à Saint-Béat, et de Saint-Béat à Fos, tous lieux où l'on va, de l'un à l'autre, se promener à pied. Cet espace qui fut le théâtre du crime, le fut aussi des démarches et des mouvemens de l'accusé avant et après le meurtre.

Le sieur de Fondeville avait un procès très-important avec la famille Martin; et, malgré quelques ouvertures d'accommodement entre les parties, l'affaire était loin d'être terminée. De part et d'autre on se donnait des marques de ressentiment, on laissait échapper des menaces plus ou moins graves. Bernard Martin fils avait surtout manifesté plusieurs fois une haine violente pour la famille Fondeville.

Le lundi 8 janvier 1781, Martin fils était à Bagnères, faisant voiturer à Saint-Béat le charbon nécessaire à la manufacture de son père. Le voiturier arrive à Saint-Béat, remet une lettre à Martin père. Celui-ci dit à son fils aîné d'écrire à son frère de ne pas quitter Bagnères que tout le charbon ne fût voituré, et réitéra verbalement le même ordre au voiturier.

Le fils aîné n'écrit qu'à midi: la lettre parvient le même jour au cadet que cet ordre impatiente, et qui dit qu'il veut partir. Le lendemain, se trouvant avec les sieurs et demoiselle Cazat de Bagnères, le frère et la sœur lui proposèrent de partir le lendemain pour Saint-Béat. «Je le voudrais bien, répondit Bernard Martin, mais mon père m'a donné l'ordre d'attendre que le charbon fût voituré.—Je veux que vous partiez avec moi, reprit la demoiselle Cazat; je me charge d'apaiser votre père.» Cette raison détermina le fils Martin; il était las, disait-il, de grimper les montagnes et d'endurer la neige. Il partit donc le jeudi à midi, avec le sieur Cazat, et un sieur Laffont, qui prit en croupe la demoiselle Cazat. Pendant la route il fut très-gai, quoique un peu inquiet de la réception que lui ferait son père dont il enfreignait l'ordre formel.

Arrivé près de Gaud, paroisse sur le chemin de Saint-Béat, il se sépara de sa société pour aller donner quelques ordres dans une maison qui appartenait à son père. Passons maintenant aux actions de ce dernier, qui était accusé d'avoir concerté l'assassinat avec son fils dans cette même maison.

Le 10 janvier, le sieur Soulé, habitant de Saint-Béat, avait emprunté le fusil du sieur Martin père, connu pour un habile chasseur. L'après-midi du même jour, Martin père resta pendant plusieurs heures, et jusqu'à sept heures du soir, avec plusieurs personnes notables de Saint-Béat. Le lendemain au matin, une de ses filles vint lui dire que la volaille manquait de grain depuis plusieurs jours, et l'engagea à se rendre à sa maison de Gaud pour en délivrer à sa servante. Elle l'en pressa, lui disant que cette petite promenade lui ferait du bien, attendu qu'une incommodité l'avait empêché de prendre de l'exercice depuis quelque temps. Martin père se rendit donc à l'avis de sa fille, et envoya devant sa servante avec une ânesse pour rapporter le grain.

Mais voulant tirer quelque amusement de sa promenade, et ayant d'ailleurs du monde à souper ce jour-là, il envoya son quatrième fils redemander son fusil chez le sieur de Soulé. Celui-ci étant absent, le jeune homme en emprunta un à un habitant de la ville, et le rapporta à son père. Ce fusil emprunté n'était qu'à un coup. Dans le moment survint chez Martin père le sieur Fontan l'aîné, qui lui dit qu'il allait dîner à Marignac chez le sieur de Fondeville, et lui porter trois mille cent quatre-vingt-une livres pour le montant d'un exécutoire obtenu par le sieur de Fondeville contre les sieurs Martin. Fontan demanda au sieur Martin pour porter cette somme en argent blanc, une valise que celui-ci lui prêta, et il sortit ensuite.

Le sieur Martin partit entre neuf et dix heures du matin, à pied, portant le fusil et la gibecière; il aborda le sieur Boussac, l'un des consuls de Saint-Béat, qu'il trouva à la porte de la ville, occupé à diriger ses ouvriers, et lui dit qu'il allait à Gaud, mais qu'avant il irait faire un tour vers la Garonne pour voir s'il trouverait des canards. Il n'arriva, en effet, à Gaud, à trois quarts d'heure de chemin de Saint-Béat, qu'entre midi et une heure. Il fit faire un peu de feu, et se mit à lire.

Bernard Martin, son fils, fut fort surpris de le trouver là. Son père lui fit des reproches sur sa désobéissance; Bernard s'excusa de son mieux.

Après s'être reposés à Gaud, le père et le fils se disposèrent à partir. Ils traversèrent ensemble la cour qui sépare la maison de l'écurie, entrèrent dans l'écurie pour prendre le cheval, et sortirent. Le jeune homme débarrassa son père du fusil et de la gibecière. Ils n'étaient pas encore sortis du village de Gaud, lorsqu'ils rencontrèrent le meunier Bernard Castevan, qui revenait de la chasse. Ils lui demandèrent s'il y avait beaucoup de canards. «Il y en a une douzaine, leur répondit le meunier, mais ils ne se laissent pas approcher.—Vas-y, dit le père au fils.—Je vais passer par la prairie,» répondit le jeune homme. Et ils continuèrent à marcher l'un à côté de l'autre, prenant le chemin qui conduisait à leur pré immédiatement après avoir descendu la côte de Gaud. Alors ils se séparèrent. Le fils se dirigea vers la Garonne; le père monta à cheval, et poursuivit sa route vers Saint-Béat, où il rentra vers les trois heures. Après avoir donné ses ordres dans sa maison, il se rendit au billard, le rendez-vous ordinaire des bourgeois de la ville. Martin le père y trouva le sieur Fontan, qui lui dit qu'il n'était point allé à Marignac, parce qu'il avait été informé que le sieur de Fondeville n'y était pas, étant parti la veille pour aller à Fos.

Quel était le motif de ce voyage de Fondeville? quelles en furent les circonstances? Ces questions ne sont point indifférentes pour connaître si l'assassin avait pu préparer son coup et attendre sa victime au passage. De son château de Marignac, le sieur de Fondeville se rendit le 10 janvier, vers les deux heures de l'après-midi, après son dîner, à la maison de Rap, chez le sieur Bessan, où il trouva le sieur Soulé de Bezins, curé de Tusaguet. Comme le temps était beau, le sieur Fondeville leur proposa à tous deux d'aller en se promenant, à Fos, chez le sieur Doniez son parent, où étaient ses deux fils, le sieur de Labatut et le sieur de Marignac. Sa proposition est acceptée; ils partent tous trois du château de Rap, sur le soir, arrivent à Saint-Béat, passent dans cette ville sans parler à personne, sans rencontrer personne. De là ils arrivent à Fos, ils y soupent, y couchent, y dînent le lendemain. Ensuite ils repartent, repassent par Saint-Béat, où le fils du sieur de Fondeville, le sieur Labatut, s'arrête pour jouer une partie de billard avec le curé de Saint-Béat, son cousin. Il rejoint ensuite son père, qui était resté dans la ville pour quelques affaires, pendant que ses deux compagnons, le curé de Tusaguet et le sieur Bessan de Rap, marchaient à peu de distance devant eux pour regagner le château où le sieur de Fondeville devait s'arrêter avec eux.

Cependant la demoiselle Gabrielle de Saint-Géry, demeurant au village de Géry, près Saint-Béat, s'étant mise vers les quatre heures du soir à sa fenêtre, vit un homme vêtu de gris, couvert d'un chapeau. Elle vit en même temps passer un mendiant, et aussitôt cet homme vêtu de gris, qu'elle avait déjà aperçu, se blottit dans la neige; puis cet inconnu s'avança vers elle, et demanda où était la côte de Géry.

Pendant le même temps le jeune Martin, peu heureux dans sa chasse, et voyant la nuit s'approcher, s'acheminait lentement vers Saint-Béat. Il rencontra vers quatre heures et demie la fille de Buhan-Denard près l'étang de l'Estagnan; puis, continuant toujours sa route, il rencontra presque aussitôt après le nommé Pierre-la-Gaillarde. Un peu plus loin il passa près du sieur Bessan de Rap et du curé de Tusaguet, entre des fours à chaux, à deux cent cinquante pas environ de distance de Saint-Béat. Le sieur de Rap le voyant un fusil sous le bras, et allant d'un pas ordinaire vers Saint-Béat, lui dit: «Y a-t-il beaucoup de canards? avez-vous fait fortune?—Non, il n'y a rien, répondit-il.—Avez-vous fait bonne chasse? lui dit aussi le curé.—Je n'ai rien pris,» répondit-il; et comme depuis quelque temps il avait perdu son chien, le sieur de Rap ajouta:—A présent, vous êtes comme un pèlerin sans bourdon, je vous offre mes chiens.» Le jeune Martin le remercia de son offre, et continua sa marche vers Saint-Béat. Peu d'instans après, il fit rencontre des sieurs de Fondeville et de Labatut. Puis, tout près de la porte de Saint-Béat, il rencontra la demoiselle Marie Paule de Rap et la nommée Jeanneton La Molle, rentra en ville, souhaita le bonsoir à la demoiselle Cazat, et se rendit chez son père.

Après cinq heures, un coup de fusil, parti de l'angle du verger du sieur de Sacaze, à peu de distance de la maison de Rap, frappe de trois balles le sieur de Fondeville, et le renverse. Le sieur de Labatut, son fils, a le bras droit froissé du même coup. Aux cris du fils, le curé de Tusaguet, le sieur de Rap et plusieurs autres personnes accourent; le curé voyant la situation du sieur de Fondeville, lui prodigue les soins de son ministère, l'exhorte à pardonner à ses ennemis, et lui donne l'absolution. Le mourant est transporté au château de Rap; mais à peine y est-il arrivé qu'il rend le dernier soupir, sans avoir nommé ni désigné personne; mais, dès ce moment même, le sieur Labatut prétendit que ce meurtre avait été commis par le jeune Martin; il le proclama tout haut. Vainement on voulait le reprendre de cette imprudence; il persista et soutint que son père, percé de part en part, s'était écrié en tombant: «Ah! Martin, qu'as-tu fait?»

Quelque hasardée que fût cette accusation, elle était sans doute excusable de la part d'un fils qui venait de voir tomber son père sous les coups d'un assassin. Quoiqu'il en soit, un meurtrier était désigné par le fils de la victime; c'était à la justice à tâcher de trouver le vrai coupable. Cependant la clameur populaire répétait avec assurance les paroles du fils de Fondeville, et répandait comme des certitudes les simples conjectures auxquelles avait pu donner lieu l'inimitié qui divisait la famille de l'accusateur et celle de l'accusé.

Le sieur Martin fils était loin de se douter des soupçons qui planaient sur lui. Ce ne fut que le lendemain qu'il eut connaissance de l'affreuse rumeur qui circulait. Il voulait d'abord se remettre lui-même entre les mains de la justice. On l'en empêcha; on lui fit entendre que la vraie manière de se défendre avec succès pour lui-même et pour sa famille, était d'attendre que cette première fermentation eût fait place à la calme raison. Il céda en frémissant, et passa en Espagne.

Le fils de l'homme assassiné soutint dans un mémoire que le meurtre de son père avait été concerté entre Martin père et son fils cadet. L'instruction juridique fut faite avec activité. Les informations étaient terminées le 8 mai, et dès le 23 du même mois, ce procès obscur et compliqué fut mis sous les yeux des juges, qui condamnèrent le sieur Martin fils à être rompu vif, par sentence du 25 juin 1781.

La prévention et la calomnie étaient venues distiller leur venin sur cette malheureuse affaire. Il est si facile de parler d'une personne absente. On accueillit une foule de dépositions ou absurdes ou contradictoires. Plus de cent cinquante témoins furent entendus. Il ne s'en trouva pas deux pour déposer de la même manière sur un même fait. Parmi eux se trouvaient des gens sans considération et sans aveu. On conçoit toute la confusion des faits, des discours, des ouï-dire de cette nuée de témoins de toute classe, sur un forfait aussi affreux, qui avait rempli la petite ville de Saint-Béat de consternation, de soupçons, de préventions, de récits, de conjectures, de commentaires, d'opinions partagées entre deux familles du même canton, divisées depuis long-temps par un procès opiniâtre et important.

Martin père, accusé de complicité avec son fils, fut obligé de se soustraire aussi aux poursuites de la justice. On le condamna, par contumace, en première instance.

Son fils aîné choisit le célèbre avocat Élie de Beaumont, comme étant l'homme le plus capable de sauver un père et un frère, ou du supplice ou de la honte aussi affreuse que le supplice même. Cet éloquent défenseur battit en brêche toute la première procédure, releva les nombreuses irrégularités qu'elle présentait, et fit voir que le sieur de Fondeville avait suscité assez de haine contre lui, soit dans son pays, soit en Espagne, pour que son meurtrier pût être autre que Bernard Martin. Sa défense brillante et solide fut approuvée par les plus célèbres avocats de Paris.

Le parlement de Toulouse, par un arrêt rendu en 1784, mit le sieur Martin fils hors de cour.


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