Le chat de misère: Idées et images
Une note qu'on put lire ces jours derniers dans divers journaux m'a rappelé que je n'avais point parlé, malgré mon désir, des Damnés de Rechberg, ce beau groupe de marbre que les artistes ont laissé lâchement expulser de la Société nationale par la police. Il est maintenant exposé au Salon de Bruxelles, et le roi Albert en personne est venu féliciter le sculpteur. Les Salons de Berlin, de Londres, de New-York ont réclamé à leur tour l'honneur d'exposer aux yeux de leur public, pourtant bien pudibond, ce groupe qui symbolise une belle et mélancolique pensée et qui traduit littéralement la parole de Francesca de Rimini à Dante:
Questi, che mai da me fia diviso.
«Celui-ci, qui ne sera jamais séparé de moi.» Et ils vont unis pour l'éternité, les damnés amoureux, et leur seul châtiment est de ne pouvoir jamais se séparer, d'être unis pour des siècles des siècles, et de sentir que le suprême désir et le suprême bonheur ont pu devenir la cause de leur infélicité éternelle. Par quelle aberration a-t-on pu prendre cela pour une œuvre, comme ils disent, «pornographique»? Cela passe l'entendement. Que M. Rechberg pardonne à la bêtise humaine. Elle est éternelle, comme l'amour et comme le malheur. Elle est nécessaire, elle nous fait mieux goûter l'intelligence et la beauté. Qu'il songe que, grâce à elle, le voici célèbre beaucoup plus tôt sans doute qu'il ne serait advenu selon le cours ordinaire des choses. Pour moi, je viens d'en profiter pour relire le cinquième chant de l'Enfer et je me suis aperçu que je le savais encore par cœur: «O âmes inquiètes, venez nous parler...» Elles ont parlé à M. Rechberg, et je suis sûr qu'elles l'ont remercié comme elles remercièrent Dante de sa compassion, l'appelant: «Etre gracieux et doux»:
O animal grazioso e benigno!