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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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VII
LES TERMITES.—LA REINE.

Le lendemain matin, je me trouvai dans un hôtel antique de Rochefort, où les deux frères étaient rentrés.

Enveloppé la nuit dans la nappe de tabis, je n’essayai pas de me regimber: c’eût été inutile. Je me laissai emporter, m’abandonnant à mon étoile, et ce fut là le commencement de mes voyages.

J’étais à Rochefort, toute voisine de la préfecture, et dès que les chercheurs de trésor eurent déposé leur fardeau dans une chambre où ils l’emportèrent, je sortis de ma cachette et me hâtai de gagner un endroit abrité où je pusse prendre un peu de repos. Je trouvai un excellent refuge dans le coffre à bois sur lequel le tabis avait été déposé contenant son précieux dépôt.

Cependant une odeur singulière, perceptible seulement pour nos organes délicats, me semblait remplir toute la pièce: et j’entendais autour de moi comme un frémissement particulier accompagné de petits coups répétés qui me donnèrent beaucoup à penser. Dans quel coupe-gorge étais-je tombé?

Je m’assoupis, néanmoins, appuyé à une bûche, et je ne sais si je rêvai, mais il me sembla que j’entendais couler quelque chose ou passer quelqu’un dans la bûche, comme si son intérieur eût été habité. Je me promis d’examiner le lendemain ce qui avait pu me donner cette singulière illusion et finis par m’endormir tout à fait... non sans avoir longtemps attendu le silence de la nuit; silence qu’on sent venir, monter, à mesure que l’ombre devient plus complète. Ce fut tout le contraire: plus la nuit se fit, plus le bruissement, le frôlement s’accentua, non seulement dans la bûche à laquelle je m’appuyais, mais encore dessus, dessous, tout autour de moi...

Au jour, tout s’assoupit et devint silencieux!

C’était le moment de m’enquérir de la cause de tout ce que j’avais entendu. Je courus, j’inspectai; je ne vis rien... rien! Partout cette odeur de bêtes que j’avais sentie la veille! Enfin, je sortis du coffre à bois et, remontant sur la fenêtre, je profitai d’un pied de vigne pour descendre commodément dans le jardin. J’y fis un abondant déjeuner de quelques fruits tombés, et toujours l’odeur que j’avais remarquée me poursuivait...

Cependant je ne voyais rien d’extraordinaire. Je résolus de descendre dans de belles caves dont l’escalier s’ouvrait devant moi.

—Ça des caves? me dis-je en avançant avec précaution; ce sont des grottes naturelles. Je vois des stalactites, et voici, le long du mur, des colonnettes engagées de matière calcaire...

J’examinais curieusement ces sortes de pilastres, quand mon oreille y perçut le même bruissement que dans la bûche de la boîte au bois... Je reculai vers un coin sombre pour m’arrêter à réfléchir. Comme j’en approchais, je vis s’élever devant moi une fourmi—je la reconnus de suite—mais d’une espèce différente de toutes celles que je connaissais jusque là dans le pays.

—Qui vive? me dit-elle.

—Ami! répondis-je.

—Ami? Tu es fourmi, cependant?

—Oui, Polyergue rougeâtre; et toi?

—Moi, Termite Lucifuge...

QUI VIVE?—AMI!

—Ah! ah! J’ai entendu parler de vous...

—C’est bien... Que viens-tu faire ici?

—Je me promène et ne veux vous attaquer en aucune façon.

—Tu as bien raison. Regarde seulement mes pinces, elles te couperaient en deux comme un sabre coupe un navet. Tu dois voir que je suis un soldat de la termitière et que je suis plus fort que toi...

—Qu’est-ce que cela me fait? Si vous m’attaquez, vous me couperez en deux probablement; mais vous ne m’empêcherez pas de vous inoculer au même moment mon acide, et vous en mourrez demain! Ne vous y frottez donc plus! Voulez-vous, au contraire, me recevoir en ami? Je voyage, je m’instruis, je suis inoffensif et peux vous donner quelquefois un coup de main ou un conseil.

—Moi!... je me moque de ce que tu peux valoir. Je suis un soldat, et, comme tel, je n’ai point à raisonner sur le que, le qui ou le pourquoi. Je suis un sabre obéissant, voilà tout! et je m’en fais gloire!...

—Sabre obéissant, tu me donnes une furieuse envie de visiter ta nation; n’existe-t-il donc pas une autorité chez vous, à laquelle tu puisses soumettre ma demande?

—Si, le grand conseil.

—Eh bien, sabre obéissant, mon ami, va lui demander, pour un philosophe, la permission de visiter votre république... C’est mon plus cher désir.

—Soit, attends-moi ici! Et surtout ne t’éloigne pas, il pourrait t’arriver malheur! Il y a des sentinelles partout, et toutes n’auront pas tant de patience et de bon vouloir que moi...

—Merci du conseil.

Il disparut. Je m’assis et l’attendis, assez intrigué de la tournure que prenaient les choses, étudiant un peu le terrain autour de moi et décidé à prendre une fuite rapide si la négociation ne réussissait pas. Je prévoyais que mon ami le sabre obéissant me tomberait dessus avec un ensemble parfait.

Il n’en fut rien. Au contraire, permission de visiter me fut octroyée de la meilleure grâce. On m’invitait même à présenter une requête au couple royal, et l’on adjoignit au sabre obéissant un autre sabre encore plus gros et plus solide pour m’accompagner partout, afin qu’entre ces deux sabres je ne courusse aucun danger de la part de la populace.

—Quand vous voudrez, seigneur, me dit le premier sabre en s’inclinant.

—Peste! pensai-je en moi-même, nous ne nous tutoyons plus! C’est tout à fait grand genre! Ce que c’est que la faveur!...

Nous tournons la colonne la plus voisine et, dans le coin le plus noir, j’aperçois une porte qui s’ouvre; j’avance... Cette porte, c’est la tête monstrueuse d’un soldat qui la forme, et qui, fermant le trou, est de la même couleur que le mur environnant, et rend impossible de dehors et dans l’ombre de rien distinguer. Le soldat retire sa tête. Nous entrons... Nous sommes dans une magnifique galerie d’au moins un centimètre et demi de haut, longue à peu près d’autant, polie comme du silex, et bâtie en mortier superbe. Partout autour de nous un peuple immense, montant, descendant en ordre, sans trouble, les uns à droite, les autres à gauche. C’est ainsi que nous arrivâmes à une place spacieuse: plusieurs ouvertures régnaient au pourtour de cette place et donnaient accès dans des chambres à voûtes surbaissées, assez spacieuses pour contenir trente à quarante ouvriers. J’entrevoyais, au fond de ces pièces, encore d’autres portes très basses, qui donnaient évidemment accès dans d’autres appartements intérieurs; cette fois, ces portes étaient beaucoup plus basses, mais toujours larges, et cinq ou six ouvriers pouvaient partout passer de front.

A peine mes gardes du corps furent-ils entrés sur la place, qu’ils commencèrent à se trémousser de tout leur corps et à frapper le sol de leurs pinces. Aussitôt tous les termites présents firent comme eux, agités de trémoussements et frappant la terre de leurs mandibules. Je reconnus, à ce moment, le frémissement et les petits coups que j’avais entendus au commencement de la nuit. De tous côtés, autour de nous, c’était une activité fébrile qui semblait pousser les individus. Personne au repos, tout le monde travaillant, mais tout ce travail organisé sans trouble, sans embarras: je reconnus que là, comme chez nous, chacun savait ce qu’il avait à faire et l’accomplissait en conscience.

C’est d’autant plus méritoire chez ce peuple, que les termites ne sont point de la même espèce que nous, ni même du même genre, ni même de la même famille: c’est ce qui m’explique pourquoi leur odeur m’était pénible et m’avait si désagréablement frappé. Les termites sont d’un ordre voisin, mais différent du nôtre. Nous, nous appartenons aux Hyménoptères, avec les abeilles, les guêpes, les frelons, etc.; eux, appartiennent aux Névroptères, avec les demoiselles, le fourmilion, notre ennemi, et bien d’autres...

Cependant nous montions toujours, de galerie en galerie, de chambre en chambre, et la promenade ne semblait pas près de finir; mes gardes du corps marchaient à mes côtés avec la régularité de balanciers de pendule: ils allongeaient les jambes et me fatiguaient horriblement.

—Cher sabre obéissant, dis-je à mon compagnon, le premier soldat, qui trottait toujours, allègre, à mes côtés, où allons-nous, s’il vous plaît? A force de marcher au milieu de l’obscurité presque absolue où nous sommes, je perds le sentiment des distances. Il me semble cependant que nous avons dû parcourir plusieurs kilomètres; je me sens écrasé...

—Vraiment, mon ami Polyergue! vous n’êtes cependant pas au bout de vos peines. Nous pourrions trotter trois jours comme nous le faisons, que vous n’auriez pas encore parcouru tous nos domaines...

—Grand Dieu! mais où allez-vous donc?...

—Ah! visiteur curieux, persuadez-vous bien qu’il y a la même différence entre une fourmilière et une termitière que, chez les hommes, entre une chaumière et une cathédrale.

—Vous êtes modeste.

—Je suis juste, tout au plus. Songez que nous occupons toute la préfecture, depuis le haut jusqu’au bas. Toutes les poutres, tous ce qui est en bois dans l’hôtel, est maintenant notre domaine. Nous avons même, comme ici, rencontré des aubaines imprévues qui nous ont permis de nous créer de spacieuses chambres de réunion. Nous sommes ici dans le carton no 16 des archives du département, et...

—Quelles belles voûtes!

—N’est-ce pas?... Oh! c’est que nous savons parfaitement nous arranger. Nous avons mangé tout l’intérieur des paquets, et ce que nous avons laissé, c’est l’enveloppe extérieure et le bord des feuillets pour nous tenir cachés; car vous savez que les hommes nous ont baptisés Lucifuges. Ils ont eu raison, car nous ne pouvons pas souffrir la lumière.

—Vous trouvez tout à la fois, ici, le vivre et le couvert.

—Certes; malheureusement, cette belle provision tire à sa fin. Dernièrement nous avons découvert, au fond d’un des cartons en exploitation, des crayons. Ma foi! nous les avons mangés: bois, mine et tout... C’était fort bon!

—Je le crois.

—Chut! taisez-vous... Il est inutile de causer une émeute de curiosité dans le sanctuaire où je vous conduis. Au milieu de vos gardes du corps, vous passerez à peu près inaperçu et j’aurai rempli mon mandat.

En ce moment, nous nous mêlions à une grande foule de peuple que je pouvais estimer à plusieurs milliers d’individus au moins: ils tournaient tous dans le même sens autour d’une admirable et énorme salle bâtie dans un des plus grands cartons. C’était la chambre de la reine, de la mère, comme vous voudrez!

Le spectacle le plus étrange se présente alors à nos yeux; il n’était pas sans analogie avec ce qui se passe chez nous, mais dans des proportions si gigantesques, que j’en demeurai frappé de stupeur! Au milieu de la chambre gisait un être immense, incroyable, dont la tête, le corselet, me semblèrent assez semblables à ceux des autres termites, mais dont l’abdomen est prodigieux, indescriptible... La reine était déjà vieille, d’après ce que j’appris, et, comme son abdomen grossit sans cesse, celui-ci atteignait quinze centimètres de longueur!... Il était au moins deux mille fois plus gros que le reste de son corps!...

Ce sont là des dimensions dont vous n’avez aucune idée, vous autres hommes. Votre constitution étriquée et non élastique ne vous rend pas capables d’un développement semblable. Me comparant aux termites, je calculai que la reine devait peser autant que trente mille des ouvriers qui circulaient autour d’elle. Véritable montagne, elle a perdu ses ailes et ne peut faire un pas: elle est là, sur le ventre, ayant à côté d’elle le roi, qui a perdu ses ailes, lui aussi, mais n’a changé ni de forme, ni de dimension, et se borne à remplir les fonctions de mari de la reine.

Les travailleurs et les soldats font assez peu attention au roi, mais tous s’occupent de la reine. Les uns lui donnent à manger, les autres sont occupés à enlever sans cesse les œufs qu’elle pond sans interruption, et cette fécondité est, à mes yeux même habitués à ce spectacle, merveilleuse. D’où j’étais placé, je voyais, comme d’une sorte de tribune, que cet immense abdomen n’était qu’un vaste ovaire dont les branches multipliées renferment en si grand nombre les germes en voie de développement qu’il s’en trouve toujours un de mûr. A travers la peau amincie et devenue transparente, je voyais très bien les canaux sans cesse animés de mouvements de contraction, tantôt sur un point, tantôt sur un autre.

Grâce à cette merveilleuse conformation, la reine pond, sans s’en apercevoir probablement, au delà de soixante œufs par minute, c’est-à-dire plus de quatre-vingt mille par jour! Cela toutes les secondes, aussi régulièrement qu’une machine.

Cette myriade d’œufs, promptement recueillis par les travailleurs, sont emportés dans des couvoirs. Il en sort bientôt des larves d’un blanc de lait qui sont soignées avec tout le talent des nourrices les plus dévouées. Ce que je trouvai de plus curieux, c’est que, en redescendant dans les caves où sont disposés ces couvoirs, j’aperçus que les parois des murs étaient préparées par les termites ainsi que de vraies plates-bandes de jardin, en vue de la nourriture de leurs larves.

Grâce à la chaleur humide qui règne dans ces réduits et que les termites savent entretenir, partout poussent sur les cloisons, sur les murs, des champignons microscopiques, des moisissures qui forment un aliment spécialement approprié aux premiers besoins des enfants. Si les termites appartenaient à la noble et intelligente nation des fourmis, je serais porté à croire qu’ils ont assez d’esprit pour semer eux-mêmes les champignons, et je me serais enquis de la manière dont ils s’y prennent. Mais comment penser que des êtres qui appartiennent à la grossière famille dont les fourmilions font partie peuvent posséder les instincts épurés et nobles des agriculteurs?

Quant aux évolutions des mâles et des femelles, des ouvrières, elles sont tout à fait semblables à ce qui se passe chez nous. Aussi passai-je rapidement devant les logements des termites de ces diverses catégories, et je parvins à regagner la porte sur l’escalier.

Arrivé là, le soldat-portier voulut bien retirer sa tête, et je pris congé de mon ami le sabre obéissant, ainsi que de son compagnon. Je fus vraiment content de respirer un peu d’air frais sur l’escalier et de voir la lumière du jour en remontant dans le jardin, d’autant plus que la nuit allait venir bientôt et qu’il me fallait chercher à souper.

Hélas! tout semblait dévoré dans le jardin; je n’y trouvai donc pas grand’chose, même ce qu’il faut à une fourmi!... Plus de fruits, tout avait été mangé pendant la journée par divers animaux, gros et petits. Que faire? Se coucher sans souper...

Je m’y résignai... de force! et me promis bien, le lendemain, dès l’aube, d’aller marauder sur le port, certain d’avance d’y faire ample curée.

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