Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
XI
INGRAT ET LACHE
Le Merle, usant de sa force, à mon instigation, chassa de notre quartier ce père dénaturé: nous fûmes délivrés de ce triste ménage et la paix régna de nouveau autour de nous.
Nos enfants poussaient à vue d’œil; leur gentillesse était extrême; déjà ils voletaient au bord du nid, nous nous faisions une fête, Pierrette et moi, de les promener bientôt dans le jardin, quand tout ce bonheur présent et à venir fut encore une fois anéanti...
Depuis quelques jours des groupes nombreux de gens se formaient dans les allées du jardin. On parlait beaucoup; les figures étaient menaçantes.
Inquiets de ce qui pouvait arriver, Pierrette et moi nous nous efforcions de suivre les groupes pour nous informer de ce qui allait se passer. Mais en vain nous prêtions une oreille attentive à tout ce qui se disait autour de nous, il nous était impossible d’y comprendre un seul mot. Il s’agissait des droits de l’homme... nous y étions complètement étrangers. Aussi notre inquiétude était-elle extrême. Chaque jour la foule se montrait plus nombreuse, chaque jour il devenait plus difficile de trouver la nourriture que réclamaient à grands cris nos chers enfants...
Un matin, les portes du jardin furent fermées, des soldats envahirent notre asile, les tambours vinrent nous effrayer de leurs roulements prolongés... Tout à coup, une effroyable détonation retentit, le canon gronde, la fusillade pétille, les cris se mêlent à ce bruit épouvantable. Éperdus, nous regagnons notre nid, nous cachons nos petits sous nos ailes, décidés à leur faire un bouclier de nos corps... Le bruit continue; la bataille est engagée: l’air, rempli de fumée, nous cache les arbres d’alentour.
Au moment où nous rassurions nos petits effrayés, une commotion épouvantable frappa la branche sur laquelle notre nid était appuyé; les balles sifflent avec un bruit sinistre autour de nos têtes; la branche vacille, se penche... et nous sommes précipités...
Fou de terreur, mes ailes me portent au faîte d’un platane voisin... J’aperçois ma Pierrette fuyant à travers les buissons, et nos petits, tombés sur le toit de paille d’un rucher voisin, se cachant de leur mieux entre les javelles.
Que se passa-t-il alors? Je ne le sais plus...
La fusillade redoublait d’intensité, les branches ployaient, craquaient et tombaient autour de moi. Affolé, je partis, volant au hasard, ignorant quelle route je pouvais ou je devais prendre...
En ce moment, je me rappelai la cour si paisible du lycée où j’avais demeuré. Je voulais m’y réfugier et remontai du côté du Panthéon, mais là régnait la terreur et la mort. D’un coup d’aile, je m’enlevai aussi haut que mes forces me le permirent, et fus me blottir sur le dôme du Panthéon. Hélas! autour de moi ce n’était que désolation, mes semblables fuyaient par bandes, se heurtant aux tuiles et aux cheminées... Je les suivis, descendant dans la vallée vers la Seine, là où j’apercevais de grands arbres et où j’espérais me cacher facilement.
Ce fut ainsi que j’atteignis le jardin des Plantes. Toutes les allées étaient désertes, pas un homme ne s’y montrait, la bataille attirait les gens au haut de la montagne. Quelques moineaux inquiets m’entourèrent. Je dus leur donner des nouvelles de leurs frères que je quittais.
Heureusement, ce jardin contient une immense quantité de provisions de toute espèce. Imitant mes camarades, je me glissai à travers les larges mailles d’une clôture en fil de fer et voulus partager le repas d’une cigogne. Un vigoureux coup de bec qui m’arriva et qui m’eût cloué par terre s’il m’eût atteint, me fit prendre une autre direction, et je fus demander à de paisibles canards une hospitalité qu’ils s’empressèrent de m’accorder.
Pendant plusieurs jours, nous entendîmes de loin le bruit de la fusillade; pendant plusieurs jours, nous vécûmes dans les angoisses de la terreur; puis, peu à peu, le tumulte s’apaisa, la paix revint, et avec elle un peu de sécurité.
Qu’était devenue ma chère Pierrette? Et mes pauvres enfants! quel sort avait été le leur?...
Dès le lendemain, je résolus de tout faire pour avoir des nouvelles et calmer mon anxiété; je ne croyais pas cependant au malheur complet qui allait me frapper... Hélas! j’eus beau chercher, m’informer auprès de mes amis, jamais je ne pus retrouver les traces de ma pauvre Pierrette... Est-elle morte égarée? A-t-elle été dévorée par les ennemis qui ont envahi le jardin?... La plus complète obscurité a toujours régné sur cette catastrophe... Citronnet lui-même n’était plus à sa place accoutumée; sa maîtresse avait été tuée derrière sa fenêtre, et le pauvre ami était mort, oublié dans sa cage abandonnée!..... O malheur! quand tu nous frappes, tu ne t’arrêtes jamais!
Je cherchai mes enfants. Je les trouvai bientôt aux environs de la maisonnette qui, en leur servant d’abri, leur avait sauvé la vie. C’est à peine s’ils me reconnurent; ils se suffisaient à eux-mêmes, faisaient les grands garçons et, un peu plus, m’auraient envoyé promener.... Mon cœur se serra une dernière fois... Je baissai la tête, leur souhaitai, du fond du cœur, une vie plus heureuse que celle de leur père... et les quittai pour toujours.
Je vécus ainsi trois mois environ seul, encore seul,... insensible à toutes les avances que me faisaient les autres moineaux, mes camarades. Renfermé dans ma douleur, je laissais couler les jours sans penser au lendemain, passant d’un buisson à l’autre, d’un parc dans le voisin, sans avoir conscience de ce qui se faisait autour de moi, picotant une bribe de pain par ci, un grain de millet ou de chènevis par là, mais incapable de pourvoir à ma nourriture si j’avais été en rase campagne. Le dégoût de la vie sauvage m’avait pris. Je n’éprouvais qu’une satisfaction, celle de me voir près de l’homme, dans un lieu où sa fréquentation était si complète, que, pour moi, ce jardin était comme une grande volière.
Hélas! mes enfants! il était écrit que je ne pourrais jamais être heureux!
Un jour, au moment où nous y pensions le moins, le peuple descend en armes dans les rues; la bataille reprend sa fureur, le canon gronde, les balles sifflent dans notre asile, jusque-là si tranquille. Ce n’est autour de nous que mugissements, que cris désordonnés des animaux effrayés. La mort semble planer sur nos têtes. Il faut encore partir!...
Cette fois, je pris le chemin de la frontière;... là, peut-être, est le vrai bonheur.
Je volai donc, en suivant la Seine, tant que mes ailes purent me soutenir, et, vers le soir, j’étais loin de Paris, au milieu d’un petit bois, en pleine campagne.
J’y passai la nuit, le ventre creux, livré à de bien tristes réflexions.
Que faire? Quel parti prendre?
Je résolus de rentrer parmi les hommes, de me donner à eux, et là, du moins, à l’abri derrière les barreaux de ma cage, je trouverais l’aisance, la tranquillité et le repos qui m’étaient devenus nécessaires. Restait à choisir la maison à laquelle j’allais me confier, car de ce choix dépendait peut-être le bonheur de ma vieillesse; on ne trouve pas tous les jours le moyen de s’échapper comme je l’avais déjà fait!
Je cherchai longtemps.
Un jour, je m’arrêtai sous les ombrages touffus d’un arbre magnifique: deux personnes suivaient lentement une allée en se donnant le bras.
—Blanche, mon amie, disait la voix d’homme, n’est-il pas bientôt temps de rejoindre ta mère à Fontainebleau?
—J’y pensais, Émile... Le bonheur rend égoïste.
—Et nous sommes si heureux!
—Savez-vous, monsieur, qu’il y a six mois...
Plus de doute! C’était ma charmante petite maîtresse, c’était Blanche! mais grandie, mais embellie depuis deux années que je ne l’avais vue. Et M. Émile, auquel elle donnait le bras, c’était M. Sceller, son cousin!
Je compris, en voyant au loin venir deux jeunes filles en deuil, en apercevant le crêpe que portait le jeune homme, que son vieux père était mort, et que le cadeau que voulait faire Mme Sauval au jeune lauréat était cette belle propriété, comme dot de l’heureuse Blanche!
Honteux, je voulus fuir... Le mouvement de mes ailes fit lever les yeux à mon ancienne amie.
—Émile, vous souvenez-vous de mon pauvre Pierrot?
—Je vous conseille d’en parler, Blanche, un ingrat!
—Ingrat? Mais non.
—Mais si, mon amie; quand on a le bonheur d’être aimé de vous, il faut être un monstre pour vous quitter!
—Flatteur, va! Mais, voyez donc comme ce pierrot nous regarde!
—C’est vrai.
—On dirait Pierrot.....
—Quelle folie!
—Pierrot! Pierrot! mon pauvre Pierrot.
J’hésitais...
—C’est lui, je n’en doute pas.
Une mauvaise honte invincible me clouait à ma branche. Le mot d’ingrat bruissait à mes oreilles.
Au lieu de me jeter dans les bras qu’on me tendait, je fis taire mon cœur et..., je m’envolai!
—Non! non! ce n’est pas Pierrot, murmura Blanche, en regagnant tristement sa maison, il fût venu à moi...
Hélas! c’était bien lui. Ingrat et lâche à la fois!
Ce fut un vilain jour dans ma vie, et cette confession, ma bonne Claire, n’est pas sans me coûter beaucoup; mais j’ai promis d’être sincère.
Donnez-moi l’absolution d’une caresse: auprès de vous je ne recommencerai jamais!
L’été, dans sa splendeur me fournissait une vie facile, et je me pressais d’autant moins de choisir un gîte que la saison mauvaise était éloignée de moi. Parcourant les maisons de campagne de cette admirable vallée, j’étudiais les mœurs des habitants, hésitant souvent et remettant au lendemain, dans l’espoir de trouver mieux, et, plus d’une fois, je revins dans le parc de ma Blanche aimée. Mais elle et son mari étaient partis!
Je m’éloignai, et, après une longue route, je parvins en ce pays et près de la maison où vous me voyez aujourd’hui.
La beauté, la bonté de Claire me charmèrent quand je la vis jouer dans le parc avec son mouton apprivoisé. Je résolus de me donner à elle.
Un matin qu’elle était sur la pelouse devant le château, je volai devant elle et vins presque à ses pieds.
—Oh! le joli moineau! dit-elle.
Puis, émiettant le gâteau de son déjeuner, elle me le jeta. Je m’approchai, becquetant gracieusement et jetant de petits cris pour lui prouver que je n’avais pas peur d’elle.
Enhardie par ma confiance, elle m’appelait, me tendant son doigt; j’y sautai, gazouillant toujours.
Je renonce à vous peindre les transports de joie de mon amie d’adoption. Toujours courant, elle m’apporta au château, après m’avoir donné mille baisers que je lui rendais de bon cœur, et m’installa dans sa chambre. J’y suis encore!...
Deux fois déjà les feuilles ont jauni et repoussé sur les arbres depuis que j’habite avec ma bienfaitrice, et pendant tout ce temps je n’ai ressenti qu’un seul chagrin; encore ne vint-il pas d’elle, mais de mon mauvais caractère.