Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
XVI
AU SÉNÉGAL.—N’DIEN.—LE PYTHON.
Je demeurai quelques jours dans le verger; mais, par deux ou trois aventures qui faillirent m’arriver, je jugeai que le séjour au milieu de ces gros bœufs qui piétinaient en aveugles toute cette campagne, était malsain pour nous autres fourmis. Cela me fit penser encore à notre petit bois si tranquille, à notre belle lande de Para, qui s’étend devant la maison maternelle, à la France, en un mot.
—Assez d’Amérique et d’aventures!... Retournons au pays, si Dieu le permet! En route... du courage et retournons au port; le Rapide nous emportera!
Et me voilà marchant à toutes jambes le long de l’interminable rue que j’avais déjà parcourue la semaine précédente...
Et le Rapide!
Parti!!!... ô malheur!
—Maintenant, où aller? Rester à rôder sur le port, c’est bien dangereux; les ennemis y pullulent... un seul navire est à quai. Où va-t-il? Atteignons les pancartes... Au Sénégal! Grand Dieu!!! en Afrique!... Non! jamais je n’oserai! Attendons quelque autre bateau, il n’en peut manquer...
J’attendis au milieu des tribulations de toute sorte, des angoisses de nuit et de jour, des dangers de chaque instant... Aucun navire ne se montrait, et, pour comble de malheur, le Sénégalais appareillait!
—Seigneur! Seigneur! criais-je comme Jérémie, quel parti prendre? L’Afrique!... Une pauvre fourmi n’y sera pas en vie au bout de cinq minutes... Hélas! maudite curiosité... où m’as-tu conduit?...
Il fallait se décider.
J’embarquai!!!...
Voilà comment je suis, en ce moment, sur le San Jacobæo, en route pour Saint-Louis, où il va charger des arachides. La cale sent mauvais à vous en donner une maladie, et, de plus, la place n’est aucunement sûre... Toujours des blattes; mais, de plus, pas mal de mille-pieds, et d’horribles bêtes qui courent dans la nuit comme des spectres endiablés et rappellent la forme des araignées; mais si grandes, si grandes...
Je réussis à me glisser dans la cabine du capitaine. Une première fois, avec maître Urbain, j’y avais trouvé le salut, peut-être m’y sauverai-je encore aujourd’hui. Quelle différence! autant le vaisseau français était propre et bien tenu, autant celui-ci était... sale et négligé!
Mon premier soin, en entrant dans cette cabine, fut de trouver un endroit favorable pour élire domicile au milieu des ennemis qui m’entouraient de toutes parts. Essayer de s’approprier une crevasse, une fissure, un coin quelconque, il n’y fallait pas songer, et un regard circulaire jeté autour de moi m’apprit que toutes les places étaient prises et occupées depuis longtemps. Entrer dans un tiroir? Inutile! les cancrelats étaient partout. Le temps pressait cependant, il fallait se décider. J’avais parcouru tous les endroits à ma portée... rien! rien! En levant les yeux en l’air, j’aperçus une série de boîtes en bois sur un des rayons de la cabine...
—Si je pouvais y parvenir? Peut-être découvrirais-je là un refuge!...
Et, tout en me disant cela, je voyais une telle procession de cancrelats sur l’angle des petites solives du plafond, que je secouai tristement la tête... Évidemment, il y avait davantage encore de ces horribles bêtes en haut qu’en bas... Comment faire?...
Je sortis de la cabine du capitaine et revins sur mes pas, dans une sorte de petit carré qui lui servait d’antichambre ou de salle à manger. Qu’est-ce que je vis dans un coin? Une belle caisse en bois blanc, bien fermée, bien cerclée.
—Ah! grand Dieu! qu’on serait à son aise là dedans!
Je fais le tour de la belle boîte, cherchant avec une attention scrupuleuse s’il ne s’y trouverait pas un trou, une fente, une solution de continuité quelconque. Il faut si peu de place pour loger une fourmi!
J’inspectais tout avec un soin minutieux, non sans mauvaises rencontres derrière la boîte. Plus d’une fois je fus heureux de me faufiler dessous... Justement, j’y étais, lorsqu’en voulant ressortir ma tête heurte le bois; puis, tout à côté, elle trouve un vide. Je pouvais me tenir debout. Aussitôt, me dressant sur mes pattes, le long des parois, je constate que je suis dans une fente de bois. Je pousse, je pousse... c’est du papier qui se trouve sur ma tête... Le ronger fut l’affaire de cinq minutes. Victoire! je passe... et je me trouve dans la belle boîte, au milieu d’une quantité de mousse sèche, parmi laquelle je me blottis.
Encore une fois j’étais sauvé!
Je me trouvais—je l’ai appris depuis, au débarquement—dans une caisse d’échantillons et de curiosités que le capitaine du San Jacobæo apportait à son correspondant près de Saint-Louis. J’y vécus parfaitement à l’abri, grâce à l’exiguïté de mon trou, pendant les sept semaines que dura notre traversée, un peu aux dépens de ce qui se trouvait autour de moi. Il y avait là de fort bonnes choses.
Ce fut donc à tâtons que je débarquai à Saint-Louis, et ce fut à tâtons encore que je fus emportée chez le marchand d’arachides, à N’dien, à quelques lieues de la ville, au milieu d’une campagne admirable; encore ne sortis-je de ma boîte que parce qu’on la démolit par le haut pour en retirer ce qu’elle contenait. Il fallait déguerpir, et je le fis le plus vite possible, un peu ébloui par le jour, et au hasard... qui faillit me faire dévorer vingt fois avant d’avoir pu gagner le jardin, si l’on peut appeler jardin le fouillis inextricable de plantes qui entourait la maison.
Ah! quelle compagnie dans ce fouillis... Ce ne sont que scorpions, serpents et autres animaux analogues...
J’avais à peine fait dix pas dans ces bosquets si mal hantés, qu’à quelque distance, et entre les herbes, je vois une silhouette qui me fait battre le cœur.
—Une sœur!... une fourmi rouge!... ô bonheur! comment est-elle ici?...
Je m’élançai à sa rencontre...
C’était bien une fourmi... qui nous ressemblait beaucoup; mais ce n’était pas une Polyergue rousse!...
A un mouvement de désappointement qu’elle remarqua, car j’étais près d’elle:
—Qu’avez-vous? me dit-elle... Vous venez à moi; eh bien! venez!... Je ne vous connais pas, mais vous nous ressemblez beaucoup, il me semble; nous pouvons être amis, si vous le voulez bien...
—Si je le veux bien! grand Dieu!... Combien je vous remercie de ne pas me repousser en m’attaquant, comme l’ont fait tant de fourmis dans le monde.
—Dans le monde? dites-vous. Qui êtes-vous donc?
—Une Polyergue roussâtre française, voyageuse un peu malgré elle, et cherchant à retourner dans sa patrie...
—Par où êtes-vous venue ici?
—Dans une caisse apportée tout à l’heure du bateau San Jacobæo, arrivé hier à Saint-Louis.
—Oui, je sais tout cela.
—Qui êtes-vous donc à votre tour?
—Un éclaireur.
—Éclaireur? Est-ce bien le mot?
—Espion, si vous le voulez. J’appartiens à l’espèce des fourmis-chasseresses, que les hommes ont baptisées Anomma arcens. Nous avons envie de faire une expédition par ici et j’attends une réponse de l’armée que je crois en marche.
—Combien êtes-vous donc ici?
—En avant, nous étions dix ou douze... J’en ai envoyé plus de la moitié au-devant de la colonne; moi-même j’y vais.
—Voulez-vous me permettre de me joindre à vous?
—Volontiers. Mais il faut que je vous mette au courant de certains signes de ralliement, sans lesquels vous seriez immédiatement attaquée et dévorée. Avec ces signes, vous êtes des nôtres; on vous respectera. D’ailleurs, ne me quittez pas, vous me plaisez; vous allez assister à notre razzia et vous vous amuserez.
—Grand merci, cousine.
Et elle me montra comment il fallait placer mes antennes et mes palpes. Une fois en possession de ces mots de passe, je la suivis très volontiers.
—S’il s’agit de se battre, lui dis-je, vous verrez que les Français ont du cœur!
—Je n’en doute pas un instant, me dit-elle. Voici nos camarades qui nous rejoignent.
Je fus terrifié.
Je vis venir à notre rencontre une demi-douzaine d’individus très semblables à nous, il est vrai, mais les uns offraient une taille dont je n’avais aucune idée. Certes on me reconnaissait, dans ma tribu, une belle prestance, et je fus flatté de voir venir un soldat plus petit, que moi; mais j’en avais trois devant moi dont la taille atteignait celle d’un perce-oreille: plus de quinze millimètres! quel colosse!!...
Je fis les signes voulus; mon ami me présenta à eux et je devins de la bande.
J’étais, je l’avoue, fort intrigué de ce qu’ils venaient faire dans les environs de la maison du marchand d’arachides; les explications de mon ami ne m’avaient pas satisfait.
—Nous sommes venus visiter la basse-cour.
—Pourquoi faire?
—Pour découvrir les poules et puis les cochons. Nous y arriverons maintenant un de ces jours, quand nous voudrons.
—Que voulez-vous en faire?
—Les manger.
—Ah!
—Mais oui. En ce moment l’armée doit tracer son chemin.
—Comment! tracer son chemin?
—Vous verrez cela, cousine, me dit mon ami, et vous admirerez nos travaux. Il faut bien fuir le soleil!
—Vous fuyez le soleil, cet astre bienfaisant qui nous fait vivre!
—Nous, il nous tue. Nous aimons la nuit.
—C’est donc pour cela que vous ne quittez pas les feuilles d’herbes sous lesquelles nous marchons depuis notre rencontre?
—Sans doute? Cela vous étonne?... Vous en verrez bien d’autres.
Effectivement, j’en vis bien d’autres.
Après avoir marché toute la nuit sans autre guide que l’odorat de nos compagnes, odorat qui semblait ne les tromper jamais, nous campâmes sous les grandes feuilles du pied d’un arbre à beurre[1] dont les noix étaient tombées tout autour de nous. Nous y trouvâmes bon repas et bon gîte pour toute la journée, car nous ne reprîmes notre route qu’au crépuscule du soir. A ce moment, mes compagnons furent réveillés, ainsi que moi, par les sourds grognements des hippopotames, qui sortaient d’une rivière voisine pour aller au pâturage dans les roseaux. Ces bruits, dans le calme de la nuit qui se faisait, mêlés aux cris lointains de la hyène, à la voix imposante du lion, aux glapissements des singes et aux mille soupirs de cette nature grandiose, me donnaient le frisson. Et cependant, qu’avais-je à craindre? Il n’y avait plus là de tamanoirs, beaucoup plus dangereux pour nous que tous les lions et tous les hippopotames de la terre.
Nous contournions depuis plusieurs heures une montagne de rochers, et je n’étais pas des plus rassurés, lorsque nous arrivâmes à un marigot profond qui me sembla offrir à notre passage un obstacle insurmontable. Pas du tout! mes guides ne connaissaient point d’obstacles! Après avoir suivi la rive tant bien que mal, ils continuèrent jusqu’à ce qu’ils trouvassent de grands roseaux aux feuilles ployantes, qui s’avançaient loin sur l’eau et s’entrelaçaient à des herbes de toute espèce. Ce fut ce chemin tremblant qu’ils choisirent, et, au risque de nous noyer vingt fois, il fallut monter et redescendre cette route diabolique. Nous parvînmes ainsi au milieu du marigot, et, marchant sur un vrai plancher d’une espèce de lentille d’eau, nous arrivons bientôt à la rive opposée. Non, rien en France, rien au Para même, ne peut donner une idée de l’exubérance admirable de la végétation en ces lieux humides.
Il était bien près du matin quand nous tombâmes sur les sentinelles des chasseresses; nous croisâmes les antennes selon le mot de passe; quelques-unes me regardèrent un peu de côté et firent mine de me menacer de leurs pinces gigantesques; si elles m’avaient frappé, j’étais coupé en deux!... Il n’en fut rien. J’étais devenu un enfant d’adoption.
Le lendemain se leva brumeux, car nous approchions de la saison des pluies; aussi tout le monde travaillait. On faisait le chemin.
Voici ce que je vis:
Il y avait des travailleurs en nombre énorme, petits, pas plus gros que moi; lesquels doivent toujours, sous peine de mort, éviter les rayons du soleil; par conséquent, sont absolument lucifuges. Il y avait, en outre, des soldats comme mes amis; ceux-là beaucoup plus gros et pouvant supporter sans trop de mal l’éclat du jour. Jamais, pendant tout le temps que j’ai passé parmi ces intelligentes bêtes, je n’ai pu parvenir à en voir une ailée, ni un mâle, ni une femelle, ni une reine... rien qui puisse donner une idée de la manière dont elles se reproduisent. J’y ai perdu mon latin!...
Mais voici que, tout d’un coup, les soldats arrivent par centaines; puis, les uns et les autres s’enchevêtrant, se postent d’une certaine façon et forment de leurs corps brun foncé, presque noir, un arceau prolongé sous lequel le crépuscule est presque de l’obscurité. Les mâchoires largement étendues, leurs longues pattes écartées, leurs antennes en avant, tout cela s’entrelace, et la colonne des travailleurs passe dessous à l’abri. Qu’une alarme soit donnée, l’arche se détruit en un instant, les soldats rejoignent leurs pareils à l’extérieur de la ligne, où ils paraissent exercer une sorte de commandement, et tous s’élancent d’une manière furieuse à la poursuite de l’ennemi. Si l’alarme se trouve n’avoir pas d’objet, ou si, après le combat, la victoire est remportée, le danger effacé, le pays libre, l’arceau est vivement reformé et la colonne compacte marche en avant, comme tout d’abord, observant une véritable discipline militaire.
Lorsque la disposition du terrain le rend absolument indispensable, les chasseresses construisent un passage voûté sur le terrain, au moyen de terre glaise agglutinée par leur salive et apportée par les ouvriers. Elles passent alors toutes dans leur chemin couvert, apportant de la terre pour l’allonger à mesure qu’elles avancent. Cette arche est très peu visible sur le sol, mais leur passage est parfaitement distinct partout où ils vont, par suite de l’apparence dévastée des environs et de la disparition de tout être vivant.
Cette nécessité de bâtisse opaque n’est d’ailleurs qu’un pis aller; si elles trouvent, dans la direction qu’elles veulent suivre, un buisson épais, elles passeront dessous sans rien construire; de même, si elles rencontrent une fissure, ou une crevasse dans le sol, un passage sous les pierres, l’abri d’un tronc d’arbre tombé, elles l’adoptent avec empressement et abandonnent leur arceau.
Il y avait plus d’une semaine que nous travaillions ainsi, bien tranquilles; je m’étais mise au rang des soldats et faisais comme eux, excepté l’arceau, pour lequel j’étais trop petite. Personne ne me cherchait querelle, j’étais fort heureuse. Évidemment, je passais pour un avorton, un être disgrâcié de la nature, comme taille et comme couleur. J’étais bien loin, en effet, de posséder la force inconcevable de ces admirables soldats. J’ai vu nombre d’entre eux empiler sans fatigue des pièces de bois quatre ou cinq fois plus grosses qu’eux, et employer pour réussir un moyen qui découle de la longueur singulière de leurs jambes. Ils portent leur fardeau entre leurs jambes, en long, le tenant au moyen de leurs mandibules et de leurs pattes.
Ce que les ouvrières emportent n’est point destiné à bâtir, c’est tout simplement pour déblayer le chemin, qui devient noir comme une allée de jardin. Nous en avions déjà fait plus de deux cents mètres, et nous continuions toujours, quand quelques soldats arrivèrent en toute hâte, et un grand conciliabule se forma.
Je me hâtai vers mes amis.
—Qu’y a-t-il donc? leur demandai-je.
—Une belle proie en vue.
—Qu’est-ce?
—Une antilope toute écrasée, toute fraîche, qu’un grand python nous a abandonnée.
—Qu’en savez-vous?
—Ah! mon ami, nous en sommes bien sûrs. Vous savez que les gros serpents s’engourdissent lorsqu’ils ont avalé leur proie... C’est bien malheureux que le python qui a tué cette gazelle-là ait fait sa ronde et nous ait sentis, parce que nous l’aurions trouvé endormi avec sa proie dans le ventre, et nous aurions mangé les deux ensemble. C’est bon le python.
—Vraiment?
—Oui; j’en ai mangé plus d’une fois.
—Et comment faites-vous pour tuer ces serpents immenses?
—C’est bien facile. Nous nous jetons deux mille sur les yeux, que nous mangeons en un instant, même quand il nous emporte avec lui... Nous ne lâchons jamais. Une fois aveugle, nous tombons toutes sur lui; il est bientôt mort, il ne peut plus fuir.
—C’est très ingénieux, vrai!
—Nous en faisons autant aux singes, aux ignames, à tous les animaux; même aux hommes que nous rencontrons.
—C’est bien fait pour eux.
—N’est-ce pas?
—Sans doute. Il faut bien que nous mangions, nous.
Ce fut l’affaire de deux heures pour que toute la colonne ait achevé son repas. Ce qui resta sur le sol était un squelette de gazelle admirablement nettoyé. Lorsqu’elles dévorent un python, les écailles, outre les os, demeurent intactes.