Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
V
LES GRANDES LANDES.
Décidément le malheur présidait à ma destinée.
Il était écrit que je devais vivre seul, sans conseils, sans amis.
Jamais je ne fus plus découragé, plus navré qu’après cette séparation cruelle. Toutes les qualités de Jean me revenaient à l’esprit. Involontairement je comparais sa franche allure aux airs gauches des pierrots et des autres oiseaux que je rencontrais. Je mettais en parallèle sa loyauté avec la malice du merle et du sansonnet. Je préférais son gazouillement intime et perlé aux roulades à grands effets du rossignol.
L’un me faisait souvenir des causeries intimes du coin du feu, où la main dans la main, l’oreille près de l’oreille, on effleure les mille sujets, gais ou douloureux, dont l’enveloppe de la vie est faite. Le chant du rossignol, au contraire, me faisait penser aux allures théâtrales. Il est fort, il est grand, il est dramatique, il est beau, sans aucun doute; mais on sent l’apprêt et la pose, jusque dans l’heure solitaire choisie par l’artiste pour s’isoler sur le piédestal d’un silence absolu.
Plus d’ami, Jean Rouge-Gorge est mort!
Je sens encore, aujourd’hui que je suis vieux et endurci, une larme monter de mon cœur à mes paupières.
Et cependant, qui n’a pas des amis à la douzaine? ou du moins des gens, parés effrontément de ce titre sacré, pour usurper une place dans votre intimité dans vos affections ou même dans vos intérêts. Le monde est plein de ceux-là, mes enfants. Aussi je vous le dis, heureux celui d’entre nous qui peut s’assurer, pour le reste de la vie, le concours vrai et l’affection désintéressée de deux ou trois amis! Celui-là doit marquer d’un caillou blanc le jour de sa naissance; il s’est trouvé sous l’influence d’une bonne étoile, comme on disait au moyen âge, et l’on avait un peu raison de signaler par une destination mystérieuse la singulière chance, qu’ont certains individus, de voir tourner à leur profit les événements en apparence les plus indifférents qui leur arrivent.
Quant à moi, je n’étais point né ainsi. L’oiseau dont j’ai reçu le jour appartenait sans doute à une phase de faveur décroissante, et j’ai rencontré toute ma vie, des amis faux à chaque pas, mais des amis vrais,... hélas! Méfiez-vous des gens qui, dans le monde, ne vous poursuivent de leur affection sans égale que pour vous exploiter à un titre quelconque et vous faire servir à leurs intérêts plus ou moins élevés!
Jean Rouge-Gorge—pauvre Jean!—était franc de cœur et m’aimait, parce que je l’aimais aussi. Nous éprouvions un plaisir tranquille à nous trouver ensemble, et ce plaisir prenait naissance, à n’en pas douter, dans la dissemblance de nos caractères qui se complétaient l’un par l’autre.
L’amitié vient non seulement de ces contrastes, mais encore du besoin que l’on peut avoir l’un de l’autre, et précisément nous étions dans ce cas. Mince, chétif, délicat, mon pauvre ami n’avait guère pour se défendre que sa bravoure irréfléchie tenant de la témérité, et une auréole mystique et légendaire. Moi, j’étais à cette époque fort, trapu et muni d’un bec robuste dont chaque coup avait la puissance d’une cognée. En revanche, Jean Rouge-Gorge, plus âgé que moi et depuis plus longtemps habitué à la vie errante et voyageuse qui est dans l’essence de sa race, possédait une connaissance des hommes et des choses dont mon ignorance appréciait toute la valeur. Enfin que dirais-je? Sa douce mélancolie se fondait aux rayons de ma pétulante et intarissable gaîté, et sur un point capital nous sympathisions complètement: c’était sur notre amour des aventures et des voyages.
En faut-il donc davantage pour devenir amis?
Aussi n’échappâmes-nous point à la loi de la fatalité humaine! Nous nous aimions et nous fûmes séparés! La vie est ainsi faite... non seulement parmi les oiseaux, mais parmi les hommes: on cherche longtemps et laborieusement le bonheur... on le tient... il vous échappe!
Et l’on va, recommençant sa recherche sur nouveaux frais. Semblable au vieux Sisyphe, on roule sans relâche et l’on remonte au sommet de la colline ce rocher de l’espérance, qui retombe sans cesse, écrasant nos illusions les plus chères; rocher que nous ne laissons pas encore sans regrets alors que nos mains affaiblies par l’âge s’en détachent et que nous nous éteignons dans le sein du Créateur.
Je demeurai plusieurs jours aux environs du grand chêne témoin de la mort de Jean Rouge-Gorge. J’avais peine à me séparer des lieux qui me rappelaient mon ami, et d’autre part—pourquoi ne l’avouerais-je pas?—j’étais assez embarrassé de ce que je voulais faire. Seul, loin de mon pays, dans une contrée absolument inconnue, de quel côté devrais-je porter mes pas?
J’avais marché insoucieusement sans reconnaître de jalons sur ma route et confiant dans l’habileté de mon cher compagnon. Il me fallut les leçons de l’isolement pour me faire comprendre que la science doit compléter ce que les sens et l’instinct enseignent naturellement aux moineaux francs. Nous ne sommes point doués malheureusement du sens merveilleux qui fait retrouver à l’hirondelle le chemin du nid qu’elle a bâti l’an dernier, nous n’avons pas non plus un vol assez puissant pour nous élever à de grandes hauteurs, et de là, comme d’un observatoire immense, plonger un regard aigu, portant à des distances inconcevables. Nos sens sont beaucoup plus bornés, et nous brillons bien plus par la force de notre intelligence, par notre aptitude au raisonnement et à l’éducation, que par ces tours de force de spécialistes.
C’est par cette aptitude universelle que nous nous rapprochons de l’homme et nous nous éloignons des autres animaux, du chien, par exemple, qui n’est qu’un nez organisé; de l’aigle, qui représente un télescope ambulant, et de beaucoup d’autres animaux. Il en existe même qui sont doués de sens autres que les nôtres, et par conséquent des sens que nous ne comprenons pas, que nous ne comprendrons jamais, et qui leur donnent ces aptitudes qui nous semblent tenir du merveilleux.
J’avais donc négligé de choisir mes points de repère et de semer des pierres blanches sur mon chemin, comme fit le Petit Poucet; il me fallait subir la peine de mon inconséquence.
—Au petit bonheur! m’écriai-je!... Et vous, enfants, n’en dites jamais autant, c’est la maxime des étourdis! Mais j’étais bien jeune alors!
Et je volai, continuant mon voyage d’arbre en arbre, prudemment, car, surtout en forêt, un pauvre oiseau a bien des ennemis et peut rencontrer à chaque pas des embûches mortelles!
Enfin, grâce à mon bonheur, à ma prudence peut-être, je finis par sortir du bois sans encombre. Mais, soit que je me fusse perdu dans mon chemin, soit que la route fût longue, le soir arrivait, et avec le soir venait la faim; je descendis à terre, entre deux mottes énormes de bruyères, et, à ma grande surprise, je m’aperçus de l’extrême abondance des insectes et des petites graines que l’on trouvait sans grande peine dans la terre noire et friable qui formait le sol.
—Allons! m’écriai-je, en avant! Dieu n’abandonne jamais un moineau courageux!
Avant de descendre, et en étudiant cette plaine à perte de vue, j’avais entrevu vers l’horizon de grandes herbes ondulant et formant comme une île de verdure au milieu des bruyères roses et brunes; je me dirigeai de ce côté. Plus j’approchais, plus les herbes prenaient des proportions gigantesques. C’étaient, des joncs et des roseaux que je confondais sous le nom d’herbes; et quand je fus arrivé auprès d’eux, je me hasardai à me percher sur une espèce de quenouille qui se dressait parmi les grandes feuilles flexibles. Or, jugez de mon étonnement: ce rideau de roseaux avait caché à ma vue une immense étendue d’eau sur le bord de laquelle je me trouvais. Je puis même confesser, mes chers enfants que je n’étais nullement rassuré, car ma quenouille ployait et me balançait au-dessus de l’abîme d’une manière fort inquiétante.
Heureusement, la nature a favorisé les oiseaux perchants d’une disposition du pied particulière qui fait que, quand nous sommes posés sur une branche, nous la serrons malgré nous, sans effort aucun, avec d’autant plus de force qu’elle est plus agitée. C’est le poids lui-même de notre corps qui agit au bout d’un levier spécial et fait serrer nos doigts autour de la branche qui nous porte pendant notre sommeil ou qui nous soutient pendant la tempête. Évidemment cette faculté ne s’exerce pleinement que quand nos doigts peuvent embrasser la majeure partie du tour de la branche; c’est pourquoi les petits oiseaux recherchent les petites branches et pourquoi, les voyant balancés par le vent, on aurait tort de leur conseiller de se réfugier sur les grosses.
Voilà comment fonctionne ce mécanisme. Les muscles fléchisseurs des doigts, c’est-à-dire ceux qui font fermer notre pied, s’attachent au fémur ou os de la cuisse. Ce sont des espèces de cordes minces et élastiques qui passent derrière et sur les articulations du genou et du talon comme sur deux poulies. Or, quand ces deux articulations s’affaissent sous le poids de notre corps, elles tirent sur les tendons avec d’autant plus de force qu’elles fléchissent davantage, et nous font serrer naturellement et sans effort la branche sur laquelle nous sommes posés.
Je dominais donc un étang immense: jamais je n’avais vu tant d’eau, et je ne croyais pas qu’il en existât une telle quantité à la surface de la terre; aussi je m’aperçus bientôt que j’étais entré dans un monde nouveau. Autour de moi passaient, rapides comme des flèches, de grands insectes dont les ailes raides et longues bruissaient comme du papier que l’on froisse. Je cherchai aussitôt à me rendre compte de leurs mouvements précipités et m’aperçus bientôt qu’ils faisaient la chasse et dévoraient, les insectes plus faibles qu’ils attrapaient au vol. C’est l’œuvre de destruction continuant sa voie fatale, nécessaire.
Et cependant les Libellules ou Demoiselles sont de jolis animaux. Il y en a de bleues, de vertes, parées de couleurs métalliques d’une richesse remarquable. Je ne pouvais me lasser de les regarder, tantôt posées sur la pointe d’une herbe ou d’un roseau, plus loin sur la large feuille des nénuphars. J’étais, de plus, presque ahuri par la quantité immense de mouches et d’insectes qui bourdonnaient à mes oreilles; j’en happai quelques-unes qui vinrent se poser à ma portée et ce premier souper réconforta un peu mes esprits.
Je regardai plus courageusement alors au-dessous de moi, et, à travers l’onde transparente, je vis se promener une foule de poissons dont je n’avais point l’idée. Les plus grands poursuivaient les plus petits et les dévoraient, ce qui me fit penser que, dans le monde aquatique comme dans le nôtre, les émouchets et les émerillons ne manquaient point, et que là, comme partout ailleurs, la nature poursuivait sans relâche son œuvre de rénovation par la destruction. J’y voyais, entre autres, un brochet énorme qui eût avalé même un moineau d’une seule bouchée, tant il ouvrait une gueule effroyable, et je lui voyais engloutir les poissons sans les mâcher. Les malheureux disparaissaient dans ce gouffre comme une lettre qu’on jette à la poste!
Je restai longtemps à regarder ce spectacle et je fus saisi d’une crainte instinctive; je ne voulus pas alors m’engager au-dessus de ces vastes étangs au-delà desquels il n’y avait pour moi que l’inconnu. Je rentrai donc m’abriter dans la forêt en me disant que la nuit me porterait conseil.