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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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I
UNE RAZZIA D’ESCLAVES.

—Il est temps de partir! Taratantara!!...

—Alerte! Taratantara!!!

La fourmilière est couverte de soldats qui brandissent au soleil leurs mandibules brillantes et acérées. C’est un va-et-vient indescriptible... Quelle belle mêlée!... Quel beau départ! Vive la guerre!...

Nous sommes au moins trois cents, tous animés du plus grand courage! Hourra!! Vive la guerre! au carnage!... au butin!!...

Mais il est temps de nous mettre en marche. Amis, à nos rangs! Taratantara!!...

Et l’armée se rassemble sur quinze, vingt de front; elle descend comme un fleuve qui s’épanche, elle quitte le monticule qui forme notre demeure et s’étend dans la plaine... La plaine, c’est un sentier formé par les hommes et qui passe à côté, en dessous de notre nid. Mais nous n’avons pas fait dix pas sur le chemin de la guerre, que nous rencontrons des éclaireurs qui ont reconnu le chemin et nous guident vers l’ennemi.

—Quel ennemi? me direz-vous.

—Quel ennemi? D’autres fourmis. Ne nous faut-il pas des esclaves? Sommes-nous donc destinées à tailler le bois, la pierre, à gâcher le mortier et donner à teter aux enfants? Nous, des guerriers de naissance!... Dieu, vous dis-je, ne l’a pas voulu. Voyez, il nous a gratifiées de mâchoires spéciales pour le combat. La longueur et l’acuité de nos mandibules en font des armes et non des outils. Vive la guerre!...

Il existe d’ailleurs de par le monde deux nations de fourmis qui sont destinées à devenir nos esclaves, à élever nos larves, à bâtir nos maisons; c’est pourquoi nous marchons à leur conquête. Il est temps que la fourmilière songe à multiplier; tous ici nous sommes frères, tous nous sommes fils de la même mère, de celle qui a fondé l’an dernier notre colonie, avec quelques fugitives échappées aux poursuites d’un faisandier, la colonie des Polyergues ou des Fourmis rouges. Mais, hélas! nous ne sommes pas assez nombreux pour résister à l’hiver, aux intempéries de l’automne; et puis il faut essaimer.

TARATANTARA!!!.....

Cette belle armée de trois cents guerriers n’est pas suffisante: il faut qu’elle se décuple. Remarquez comme nous nous ressemblons: on dirait un uniforme brillant recouvrant tous nos corps; et moi seule suis plus grande que les autres. C’est une exception; je passe pour un Hercule, et je crois que j’en suis un en effet. Cependant vous devez apercevoir quelques camarades noirs parmi nous, ce sont des mâles. Pauvres êtres qui ne vivront pas aussi longtemps que nous! Mais, comme ils sont armés comme les autres, ils viennent en expédition quand même...

EN UN CLIN D’ŒIL LES POLYERGUES EURENT ENVAHI LES AVANT-POSTES.

Attention, nous approchons de l’ennemi. L’ennemi, ce sont les Fourmis noires cendrées (Formica fusca). Nous les recherchons comme esclaves et nous allons les vaincre tout à l’heure, elles sont hors d’état de nous résister. Il en est de même des Fourmis mineuses (Formica cunicularia). Malheureusement ces dernières sont encore plus faibles que les premières.

Je sais bien que certains esprits atrabilaires trouveront—que ne trouve-t-on pas?—que, pour des guerriers éprouvés, il n’est pas brave d’attaquer des gens hors d’état de résister. Mais qu’y faire? Il faut, avant tout, prendre son bien où on le trouve. Tel est mon avis.

Et la troupe toute entière redouble d’ardeur; elle semblait voler à la surface des feuilles..., c’est qu’à ce moment apparaît la fourmilière des Noires cendrées, au milieu d’un buisson d’épine blanche. Cette fourmilière, beaucoup moins grande que celle des Polyergues assaillantes, était composée de petites bûchettes artistement entrelacées.

En un clin d’œil les Polyergues eurent envahi les avant-postes. Les Cendrées, averties par leurs éclaireurs, étaient cependant sur la défensive. Mais que faire? Chaque coup des terribles mandibules en faux abattait un membre; c’était un carnage affreux, et cependant les Cendrées se battaient bien. Elles assaillent à deux ou trois chacun de leurs envahisseurs; elles s’attachent à sa ceinture et souvent la coupent, laissant les deux tronçons du mutilé se tordre sur la terre...

Mais les Rouges pénètrent dans tous les recoins, en dépit de cette énergique défense; elles cherchent les réduits propres au pillage, c’est-à-dire les chambres d’élevage. Chaque assaillant emporte une larve blanche entre ses mâchoires et s’efforce de fuir avec son butin précieux. Les Noires cendrées ne peuvent résister; elles s’accrochent aux fauves, celles-ci les entraînent. Lassées, elles lâchent prise, le ravisseur fuit.

Taratantara!! Taratantara!!!

C’est le signal de la retraite! Vive le butin!!

Et me dressant sur mes pattes, je crie à mes camarades:

—En masse, serrez la colonne!... En retraite vers notre fourmilière!... Attention aux larves conquises!...

Et je revenais allégrement, tenant deux larves dans mes mandibules et marchant avec cela la tête haute, comme un cheval de carrosse, tandis que mes compagnons pliaient sous le faix d’une seule larve conquise.

C’EST LE SIGNAL DE LA RETRAITE! VIVE LE BUTIN!!

Cependant, j’avais une terrible estafilade à une jambe, une énorme taillade dans le dos... Bah! je ne daignais pas y faire attention. J’avais pris la tête de la colonne et marchais en avant. J’avais remarqué que deux hommes nous observaient, arrêtés à quelques pas. J’entendis l’un d’eux qui disait:

—Que vont-elles faire maintenant de ces larves qu’elles emportent? Un repas de cannibales?

—Vous êtes trop homme, répondit le plus vieux, vous croyez que tous les êtres vous ressemblent.

—Hé, hé!

—Point. Lorsqu’elles vont être revenues chez elles, leurs fourmis de ménage vont soigneusement emporter dans leurs chambres ces larves précieuses; bientôt celles-ci y naîtront en insectes parfaits de la classe ouvrière et, immédiatement, elles se chargent de tous les travaux de la maison... absolument comme elles l’eussent fait dans leurs propres demeures.

—Alors ces abominables pillardes ne savent pas travailler?...

—Vive Dieu! leur criai-je en me retournant; sommes-nous donc faites pour travailler, nous, des guerriers, comme de viles esclaves?

Mais ils ne m’entendirent pas; ils avaient les oreilles trop longues pour cela!...

—Mon cher enfant, reprit le vieux, voici le moment de vous rappeler l’expérience faite par un de mes amis. Un jour, il mit une certaine quantité de ces beaux Polyergues rouges, agresseurs si déterminés, dans une caisse de verre avec quelques larves; elles ne furent seulement pas capables d’élever ces jeunes. Bien mieux, elles ne surent même pas—cela me paraîtrait incroyable, si mon ami ne me l’avait affirmé—se nourrir elles-mêmes. De sorte qu’un grand nombre moururent de faim.

Pour continuer l’expérience, il introduisit dans la même caisse un seul individu de la famille des esclaves (F. fusca), alors que l’état des affamés n’était pas brillant. Tout allait de mal en pis; la mort était imminente...

Cette petite créature se chargea du soin de la famille entière, donna à manger aux grands dadais de fourmis amazones à demi mortes de faim, et prit soin, tout cela en même temps, des larves qui restaient, jusqu’à ce qu’elles fussent développées en insectes parfaits... Ainsi, une seule intelligence avait suffi à sauver toute cette famille vouée à la force brutale.

—Noble exemple!

—Ainsi donc les Polyergues sont incapables...

Tout le monde comprendra que je ne m’arrêtai pas à entendre des anecdotes aussi ridicules. Je laissai là les deux hommes et rentrai allégrement chez nous, contente de ma journée, et prête à recommencer le lendemain, si le grand conseil le jugeait utile...

Vraiment ces hommes sont bien étranges, qui croient que la servitude est odieuse à nos esclaves autant qu’aux leurs.

Rien n’est plus aisé, en les observant, que de se rendre compte qu’il ne faut avoir aucune compassion de nos ilotes—si l’on peut, par souvenir, les appeler ainsi;—leur sort est précisément celui pour lequel ils sont faits.

Les travaux que ces petites créatures entreprennent et conduisent chez nous ne sont point inspirés par l’arbitraire, par la crainte d’un châtiment, mais bien par l’instinct qui réside en elles. Elles travaillent précisément de la même manière et avec la même assiduité dans leur propre maison que dans celle de leurs ravisseurs, et les travaux dont elles sont chargées sont les mêmes dans un cas que dans l’autre.

En fait, elles n’ont pas connaissance—puisqu’elles ont été enlevées larves—de leur propre famille. Elles se trouvent parfaitement chez nous, et sont, à tous égards, les égales de leurs soi-disant maîtres. Bien mieux, si l’on y regarde attentivement, les réels maîtres du logis sont les esclaves, dont les actions sont bel et bien dépendantes depuis le premier jusqu’au dernier jour de leur vie. Que leur demandons-nous? De nous faire vivre et de vivre en même temps. Elles savent que sans elles la communauté aurait bientôt péri, et elles travaillent en conséquence.

En vérité, il faut avoir l’esprit aussi mal fait que l’ont les hommes pour y trouver à redire.

Ce qui doit frapper dans la manœuvre de nos compagnies conquérantes, c’est qu’elles ne rapportent jamais que des larves propres à donner des neutres. Quel besoin aurions-nous de mâles et de femelles? Aucun. Aussi, nous avons un moyen de les reconnaître... Mais ceci est inconnu des hommes et nous ne leur dirons jamais. Ce qui leur suffit, c’est de voir que les Polyergues ne se trompent jamais dans leurs expéditions successives, car une seule ne suffit pas; à mesure que la colonie augmente, il faut plus de serviteurs; on est donc obligé d’en aller conquérir à nouveau pour réparer les pertes faites par la mort et les accidents journaliers; il faut pourvoir à ce recrutement. Nous y pourvoyons.

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