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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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I
L’HOSPITALITÉ D’UN MARABOUT

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire,
Je n’en veux pour témoin qu’Hercule et ses travaux.
(La Fontaine.)

Le premier événement dont j’ai gardé le souvenir fut un terrible cataclysme qui me priva, d’un seul coup, de toute ma famille et fit de moi un pauvre orphelin.

Je suis né dans le Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne. Ma mère avait fait choix, pour établir son nid, du toit en chaume recouvrant la maison d’un énorme, mais affreux oiseau que l’on nomme Marabout. C’est celui auquel les femmes des hommes arrachent ces charmantes plumes blanches semblables à une neige légère qu’elles se plantent sur la tête. Ce n’est pas moi, chère maîtresse, qui vous engagerai jamais à vous affubler de cet étrange ornement! Ah! si vous saviez où on les recueille, ces plumes si légères!!!

Tapis sous le chaume croisé, nous vivions dans la plus grande abondance; la pâtée des oiseaux étrangers assemblés dans ce jardin fournissait à mon père et à ma tendre mère une mine inépuisable pour nous nourrir, et la prévoyante Pierrette avait choisi la maison du Marabout à cause de la proximité de l’eau, qui lui permettait de trouver facilement au bord les vers dont nous avons impérieusement besoin pendant notre jeune âge, surtout au moment de la croissance de nos plumes. J’avais pour compagnons de nid deux frères et deux sœurs, et nos parents n’attendaient plus que quelques jours pour nous montrer l’usage de nos ailes. Hélas! qu’il y a loin de la coupe aux lèvres!

Une nuit, le vent s’éleva sous la pression de l’orage. Tapis au fond de notre nid, sous les ailes de nos parents, nous tremblions aux lueurs répétées des éclairs et sous les chaudes rafales qui ébranlaient la maisonnette sur ses fondements. Transis de peur, mouillés par des torrents d’eau qui se faisaient jour à travers les pailles et ruisselaient sur notre nid, nous nous serrions les uns contre les autres sans oser même pousser un cri.

Enfin le soleil paraît, mais faible, mais voilé; le vent redouble de force et, tout à coup, un grand mouvement se fait dans notre demeure; la tempête précipite la toiture en bas, et nous nous voyons tous éparpillés sur le sol aux pieds du Marabout.

Mon père gisait écrasé sous la pression d’une poutre, ma pauvre mère ne battait plus que d’une aile: son dévouement nous avait préservés, et tous cinq, pantelants, grelottants, mouillés, nous gisions sur le sol boueux, poussant de faibles cris de terreur. En moins de temps que je n’en mets à l’écrire, horreur!!! le hideux Marabout eut avalé mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs!... Affreux trépas!

Un peu plus loin du monstre, j’étais tombé contre la séparation en fil de fer qui limitait ce préau du voisin où habitaient des outardes. Au moment où, de ce pas grave que prendrait un bourreau mû par la fatalité, le Marabout avançait vers moi, ouvrant son bec immense, j’avisai un trou dans la terre auprès de moi. M’y précipiter fut l’affaire d’un clin d’œil, et le coup de bec qui m’était destiné ne rencontra que le vide. Furieux, l’immonde animal redoubla, d’un coup terrible, sur le trou dans lequel je m’étais réfugié. Mais j’avançais doucement le long de mon souterrain, et le coup de pioche du Marabout n’eut pour effet que de me fermer tout passage par là, en éboulant les terres derrière moi.

Où étais-je?... Je recueillis un instant mes idées, puis je me décidai à pousser en avant. Bientôt une légère lueur apparut devant moi et je sortis de terre en face du père Outarde, qui me regardait d’un air fort intrigué. J’étais sauvé! Ce souterrain était une galerie de passage creusée par les rats pour passer d’un préau dans l’autre.

Je frémis encore quand je pense au danger que je courus ce jour-là, tant au-dessus qu’au-dessous de terre.

Le digne oiseau chez lequel le hasard m’avait fait entrer voulut bien ne me point faire de mal; il me regarda dédaigneusement, tourna les talons et ne s’occupa plus de moi. J’en profitai pour me réfugier au milieu d’une touffe d’herbe, et là je m’efforçai de me sécher un peu et de réchauffer mes membres engourdis.

Bientôt la faim, la cruelle faim se fit sentir. J’appelai; mais qui appeler? J’étais seul au monde. Ah! mes chères lectrices, plaignez de tout votre bon petit cœur le sort de l’enfant orphelin!—J’appelais de temps à autre... par habitude, car je sentais mes forces s’en aller... je compris que j’allais mourir.

Heureusement, les moineaux donnent quelquefois aux hommes un spectacle dont plus d’un de ces derniers pourrait faire son profit. Tandis que je me sentais périr, un conciliabule se tenait au-dessus de ma tête, entre les branches des petits chênes, puis tous les moineaux présents, jeunes comme vieux, descendirent auprès de moi et vinrent m’apporter la becquée. Merci à leur charité! Merci pour les bonnes paroles qu’ils vinrent me dire et par lesquelles ils relevèrent mon courage. Les plus jeunes étaient tellement empressés à leur œuvre de bienfaisance, qu’ils venaient à mon secours même en présence d’un nombreux groupe de promeneurs amassés contre la barrière. Les vieux, plus rusés, plus expérimentés, attendaient que nous fussions seuls pour descendre m’apporter leur aide et leurs conseils. Cela dura trois jours et trois nuits pendant lesquels, hissé sur une sorte de boîte qui se trouvait dans le préau, je dormis bien paisible, ayant à mes côtés deux solides pierrots qui me réchauffaient et me servaient de gardes du corps. Le quatrième jour, je ne ressentais plus aucune douleur de mes contusions; je n’avais plus que le chagrin immense de la perte de tous les miens, et sur le midi, aux rayons d’un beau soleil, je pus prendre ma volée et aller, sur les arbres voisins, remercier mes sauveurs.

Je poussai même l’amour de la vengeance jusqu’à voler au-dessus du Marabout avec l’intention de m’asseoir sur sa tête chauve pour la larder de coups de bec; mais son bec formidable m’inspira une terreur si salutaire que je renonçai à mon projet et me contentai d’y laisser tomber quelque chose dont il ne s’aperçut seulement pas!

Que faire? Que devenir?

J’aurais pu demeurer au milieu de la nombreuse tribu de mes semblables qui habitent le jardin; mais le souvenir trop récent de la catastrophe à laquelle j’avais échappé me poursuivait, et me faisait prendre en haine un endroit où un pauvre moineau ne pouvait pas même en sûreté faire son nid et élever sa famille.

Peut-être aussi ne peut-on pas fuir sa destinée. Sans doute se développait déjà en moi ce goût des voyages qui a rempli toute ma vie et a fini par m’amener au bonheur, au repos, près de mon amie.

Je me résolus à partir. Aussitôt dit, aussitôt fait! Le lendemain matin, le soleil levant me trouva déjà en plein bois, suivant une allée vers la cascade. De là, je gagnai le champ de course, je passai par-dessus la Seine et arrivai à Saint-Cloud. A partir de cette étape, je ne connais plus, de nom, aucun des endroits où les événements m’ont poussé; je n’ai plus dans la tête et dans le cœur qu’un mot: celui de Bon-Repos. Ainsi s’appelle le château du père de Claire, château qui serait parfait, s’il y avait un peu moins de hiboux dans le parc;—Bon-Repos, l’endroit béni où je veux mourir sur les genoux de mon amie!

Dans les blés.

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