Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
III
DÉTAILS D’INTÉRIEUR.
Hélas! hélas! je m’aperçois que je roule d’inconnu en inconnu et que, après avoir expliqué qui nous sommes, nous, une des grandes nations parmi les fourmis, il me faut maintenant expliquer ce qu’est une expédition de vaches. Cette explication est d’autant plus nécessaire, qu’il y a vaches et vaches, et que nous savons varier nos ressources en réduisant en domesticité un beaucoup plus grand nombre d’animaux différents qu’on ne s’en est longtemps douté; par conséquent, chaque clan formicien a ses raisons particulières pour rechercher telle vache et négliger telle autre.
A quoi bon les intrus dans la fourmilière? dira-t-on. Ne pouvez-vous pas trouver plus facilement au dehors, et en mille endroits différents, le produit que vous demandez aux animaux confinés chez vous? Cela semble évident, car les vaches que vous captivez naissent sauvages et vivent sauvages avant de subir votre réclusion.
Pour comprendre tout cela, il est indispensable de descendre dans notre fourmilière et d’assister aux scènes de notre vie de famille. Quant à moi, elles me sont encore très familières, car il n’y a pas longtemps, je puis l’avouer, que je suis sorti de page. Malgré ma taille et le surnom que m’ont attiré mes exploits, il n’y a pas encore deux ans que j’ai déchiré ma première enveloppe entre les bras des Polyergues qui me soignaient.
Oh! bonnes nourrices! quelle inépuisable complaisance vous m’avez montrée! quelle patience vous avez prodiguée autour de mon enfance souvent maussade et grincheuse! Combien je sens aujourd’hui ce que vous avez fait pour votre jeune frère!
C’est maintenant que je sais ce que coûte de soins une fourmi naissante! Et bientôt mon tour va venir de montrer aux larves nées d’hier le même dévouement dont on a accompagné mes premiers pas. Tel est le seul moyen que j’aie d’en témoigner ma reconnaissance.
Les soins que les ouvrières donnent aux larves ne consistent pas seulement à leur procurer une température convenable et une nourriture appropriée, mais différente, selon la classe à laquelle elles appartiennent; bien d’autres soucis nous incombent. D’abord, il nous faut les entretenir dans la plus extrême propreté. Les enfants sont partout les mêmes!... Avec nos palpes, nous savons les nettoyer parfaitement, et nos larves n’ont jamais le plus petit grain de poussière sur le corps!
Lorsque les larves naissent, il y a déjà un long travail de fait, car les soins commencent à la naissance des œufs. Dès que la femelle a pondu, nous autres ouvrières prenons ces œufs un à un et nous les emportons dans des salles spacieuses qui leur sont réservées. Nous n’avons pas à les couver, loin de là; mais nous avons à les maintenir dans un état constant de chaleur et d’humidité; c’est bien plus difficile: car nous devons tenir compte à chaque instant des variations que le jour, la nuit, le soleil, la pluie, le vent produisent autour de nous. On pourrait dire que nous leur faisons subir une véritable incubation à l’air libre. Nous les transportons souvent, plusieurs fois dans un même jour, d’un étage à l’autre de l’habitation.
Tandis que nous leur prodiguons nos soins, les œufs augmentent de volume d’une manière notable, nous les faisons passer de temps à autre entre nos mandibules et nous les enduisons ainsi d’un liquide sucré que nous dégorgeons et qui, absorbé par l’œuf, profite à l’embryon que celui-ci renferme. Ces soins durent au moins quinze jours: les œufs sont nombreux et nous avons beaucoup de mal! Mais la récompense ne se fait pas attendre. La larve brise la coquille de son œuf et sort, transparente comme un verre, mais incapable de se mouvoir. Elle ressemble aux maillots que les hommes font avec leurs enfants et pour lesquels ils ont certainement pris modèle sur les fourmis. Chez les uns comme chez les autres, on distingue une tête et les segments du corps, mais aucun vestige de pattes, de membres ou d’appendices articulés.
Mais le soleil vient de se lever sur notre vallée... Bonne chance pour les fourmis!...
Les coteaux qui forment l’enceinte de cette vallée, dorés par la lumière, resplendissent, montrant chaque détail des maisonnettes disséminées à leur base, découpant chaque arbre, chaque haie qui en couvre les hauteurs. Au fond s’étend, calme et profonde, une mer de brume blanche et épaisse de laquelle surgit, de place en place, comme un écueil isolé, la tête d’un grand arbre.
Brrr!... qu’il fait froid!... Mais, bien lentement, à mesure qu’augmente la chaleur, la brume oscille et roule en longues vagues moutonneuses; elle ressemble à une mer de laine blanche... peu à peu, insensiblement, sans qu’on en ait conscience, elle s’évanouit, devient transparente et disparaît, enlevée, invisible désormais, au plus haut de l’air.
Ah! la belle chose qu’un matin! espérance et joie.
Peu à peu, le soleil monte dans le ciel, la chaleur croît, le sang circule dans nos membres.
Allez, nuages sombres qui passez sur le soleil!... Remontez, ô brouillard blanchâtre qui paralysez les fourmis!... Soyez maudits!... Ne pourriez-vous arroser la terre sans suspendre partout ces énormes gouttes, vraies embûches tendues devant chacun de nos pas?... Arrivez, beau soleil, notre vie à tous; resplendissez et apportez-nous la vigueur, la force et la gaieté!...
Toute frileuse, je m’étais posée sur une roche voisine de notre fourmilière, et je me trouvais là bien en vue du soleil, qui me séchait de ses rayons bienfaisants, lorsque les voix de la nature, comme disent les poètes, se réveillèrent autour de moi... Oh! je les hais et je les crains, ces voix de la nature!... Elles se présentent à nous sous la forme d’oiseaux qui nous poursuivent presque tous et nous dévorent en toute circonstance! Or, j’ai beaucoup réfléchi à cela, et je suis convaincue que Dieu n’a certainement donné à ces oiseaux leur voix perçante que pour nous avertir. Par exemple, le plus terrible ennemi de notre race, le pic-vert, ne quitte jamais un arbre sans glapir d’une voix qui s’entend à travers toute la campagne. C’est le signal!... Pour nous cela signifie:
—Cachez-vous! C’est le pic-vert qui part en guerre! Il quitte un arbre pour voler sur un autre!...
De même la mésange, aussi dangereuse, quoique plus petite. Voyez-la avec ses compagnes dans un arbre, parmi les buissons, elle pipite sans cesse, et comme elle ne marche jamais seule, nous sommes averties à temps par le bon Dieu, qui veut que toutes ses créatures vivent et prospèrent en ce monde! Ah! j’ai bien remarqué tout cela; et quand j’entends les hommes dire que les oiseaux sont créés pour animer les campagnes, je hausse les épaules. On n’est pas plus naïf que cela!... Tout prouve que les oiseaux n’ont été créés que pour faire la guerre aux fourmis!
Mon Dieu! que d’ennemis vous nous avez suscités!
Mais le temps a marché et, sur l’appel des surveillants en chefs, je descends précipitamment de mon rocher et vais rejoindre mes camarades sur la fourmilière.
En peu d’instants, toutes les issues sont encombrées de fourmis qui se pressent vers le dehors; les larves sont apportées en même temps par des ouvrières pour être placées au sommet de la fourmilière et y ressentir la chaleur du soleil. Les larves des femelles, plus grosses que celles des mâles et des neutres, sont transportées avec plus de difficulté à travers les passages étroits de l’habitation. Mais on redouble d’efforts, on s’y met à plusieurs, on parvient toujours à les faire passer et à les déposer auprès des autres à l’endroit convenable.
Cette besogne faite, il ne nous est point interdit de demeurer quelques instants réunies en groupe à la surface de la fourmilière, soit pour causer avec les invalides et nous réchauffer comme eux au soleil, avant qu’ils rentrent à l’infirmerie, soit pour nous reposer du rude labeur que nous venons d’accomplir. Mais notre tâche n’est pas finie: nous ne pouvons laisser longtemps les larves exposées à une chaleur directe aussi forte. Il faut les retirer pour les rapporter dans des loges peu profondes, où arrive jusqu’à elles une chaleur suffisante. On les descend ainsi à mesure que le soleil monte. Si la pluie vient, on les emporte au fin fond de la maison, dans des caves bien sèches, où la température est constante.
Lorsque le moment de nourrir les larves écloses est venu, chaque fourmi adulte s’approche de l’une des nouvelles et lui donne la nourriture qui lui convient. Il ne m’est malheureusement pas permis de dévoiler ici si chaque nourrice prépare une substance particulière, comme savent le faire les guêpes et les abeilles; tout ce que je puis dire, c’est que ces nourrices dégorgent des fluides qu’elles préparent dans leur estomac et qu’elles déposent dans la bouche même des jeunes, en écartant les mandibules de ceux-ci avec les leurs.
—Quels sont ces fluides? me demandera-t-on. Et encore: où les ouvrières puisent-elles la matière de cette sécrétion?... et puis?...
Franchement, nous n’en savons rien nous-mêmes. Nous préparons, d’une certaine façon, la nourriture pour chaque caste de larves, selon une habitude tellement naturelle à notre organisation, que tout le monde, chez nous, sait l’employer. Il me semble que les matériaux en sont fournis à nos organes par les objets qui nous servent de nourriture. Or, il y a peu d’animaux, à ce que je crois, plus franchement omnivores que la fourmi.
Cette qualité rend impossible d’expliquer ce que mangent et ne mangent pas mes pareilles, mais elle ne nous défend pas de dévoiler notre préférence. Nous aimons le sucre et tout ce qui est sucré.
Pauvres fourmis que nous sommes! Ce goût si innocent est souvent cause de notre perte! C’est un grand malheur que l’homme ait le même goût; lui, prépare du sucre pour satisfaire sa passion; nous, nous sommes attirées... invinciblement! et nous mourons sans murmurer, mais non sans nous défendre.