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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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XV
LE RAPIDE.—LES MOISSONNEUSES.

—Assez de Brésil! nous y laisserions notre peau... Allons nous-en!!!...

Telle fut la résolution que je pris un beau matin, lorsque les forces me furent revenues. J’avais encore, je l’avoue, une jambe qui ne fonctionnait qu’avec un peu de peine; je pensais que le repos de la traversée me serait salutaire, joint à une bonne nourriture qui ne manque pas pour nous sur les bateaux.

Je m’acheminai donc vers le port.

Il y avait loin, bien loin... La distance, jointe à la souffrance, me faisait voir tout en noir; j’étais bien triste et bien découragé; le chemin me semblait interminable... Heureusement, j’avisai à la porte d’une vanda ou auberge, sur la route, une charrette grossière chargée de sacs de sucre et arrêtée là tandis que l’attelage mangeait... L’occasion était tentante. Mais, si la charrette n’allait pas au port?... comment en sortir et me retrouver?...

—Au petit bonheur! me dis-je. Où voulez-vous qu’on mène du sucre, en ce pays, sinon à un magasin pour l’embarquer?...

Et sur cette belle conclusion je me hissai à grand’peine sur les roues pleines de la voiture et, de là, m’introduisis entre les sacs au moyen d’une courroie qui, par bonheur, pendait près de l’essieu. A peine en sûreté, je m’endormis...

Le bonheur me conduisait. Lorsque je m’éveillai, le lendemain matin, des hommes déchargeaient le sucre sur le port. Je n’eus que le temps de descendre à terre et de me cacher dans un énorme tas de cornes de bœuf qui attendait son embarquement pour Paris.

—Quel bonheur! Je reverrai la France. Je la traverserai en partie pour revoir ma lande chérie... O mon Dieu! je vous remercie!...

Ainsi tout était décidé: je partais pour la France; j’avais lu sur une belle pancarte en haut du tas:

LE RAPIDE

en partance pour Paris

Mais j’avais négligé une ligne imprimée en petits caractères qui portait ceci:

en touchant à la Havane et au Texas.

C’était un service nouveau de petits bateaux qui avaient résolu le problème de tenir bien la mer et de remonter la Seine pour arriver ainsi à Paris sans transbordement. Nous partions donc pour une course qu’on pourrait appeler «le grand cabotage du Para au fond du golfe du Mexique».

Tout cela, je ne l’appris que lorsque nous fûmes partis et en pleine mer. Je n’avais aucun moyen d’échapper à ma destinée, je me résignai. Cela me fut d’autant plus facile que je n’avais pas quitté mon tas de cornes, dans lequel je trouvais le vivre et le couvert. J’y étais d’autant mieux que, la nourriture y étant d’une abondance exceptionnelle, les blattes elles-mêmes—il y en avait quelques milliers!—ne se donnaient pas la peine de chasser aux fourmis. Ventre plein est bon enfant!

Quant aux rats, je n’avais rien à craindre d’eux, et Dieu sait si nous en avions une république!

Un mois après nous étions à quai à San-Felipe, au grand ébahissement des habitants, qui ne se lassaient point de visiter le petit navire parisien. Cela me gênait beaucoup, parce que je craignais, en m’aventurant sur la passerelle, d’être écrasé. Une nuit, cependant, je pris mon courage à deux pattes et passai le pont aussi rapidement que possible. Tout resta calme autour de moi.

Je me dirigeai alors par la première rue qui se présenta à moi. Elle était droite comme un I, et cependant, il me fallut près de deux jours de marche continue pour sortir de la ville. Dans cet espace de temps, la nourriture ne me manqua pas: elle abonde dans ce pays, où tous les détritus des maisons sont jetés dans les rues. Celles-ci sont malheureusement hantées par trop d’oiseaux!...

Une fois dans la campagne, je respirai un peu plus librement; l’espace était devant moi et je craignais beaucoup moins d’y rencontrer un bec ouvert pour me servir de tombeau.

Ici, le pays, à perte de vue, était couvert de forêts immenses, composées de pins, de cyprès et de chênes: c’est plat comme la main, et entrecoupé de ruisseaux, de rivières, de bayoux qui gênent extrêmement la marche des fourmis et devraient bien être modifiés. Autour de la ville, de belles plantations de coton, de tabac, de canne à sucre et de maïs. J’avoue que les larmes me sont venues aux yeux en retrouvant çà et là quelques champs de blé qui me rappelaient la patrie.

J’errais au hasard lorsque je tombai sur les travaux d’une fourmi qui me rappela immédiatement la Saüba et qui doit être sa cousine. Jamais je n’ai vu travaux plus extraordinaires, mieux entendus et plus solides. Ce sont de véritables constructions à demeure, ce sont des villes qui durent, sans interruption, plus de vingt ans. Il ne faut donc pas trop s’étonner si les constructeurs y mettent les soins nécessaires.

Ce sont de grosses fourmis brunâtres, d’aspect assez rébarbatif, aux mouvements brusques et peu polis; de vraies campagnardes. Celles que je trouvai habitaient déjà depuis bien des années dans un des nombreux vergers qui sont établis assez loin des maisons pour la culture de la pêche. Il y avait là une butte assez élevée, formée en partie par un large banc de roches. J’étais monté là-haut par curiosité pour voir d’un peu plus loin en ce pays plat, sans me douter que j’allais y découvrir un des plus beaux spectacles qu’on puisse désirer: des fourmis cultivant la terre!

Nul doute pour moi, depuis cette découverte, que ce ne fût des fourmis que l’homme a appris l’agriculture! Quelle grande nation que celle des fourmis!!...

Ce fut dans la couche de sable qui couvrait certains points des roches que je remarquai l’intéressante cité des fourmis agricoles. A l’entrée d’une des portes se tenaient deux ou trois forts gaillards qui semblaient monter la garde... A mon approche, l’un d’eux se détacha et, palpant mes antennes, me parla dans une langue très rude et très barbare:

—Que faites-vous ici, monsieur, et d’où venez-vous?

—Je me promène.

—D’où venez-vous?

—De France.

—Connais pas!

—Sauvage!...

—Vous dites?...

—Rien! Voulez-vous me laisser visiter votre ville? Elle me paraît curieuse et je pourrai en parler lorsque je reviendrai dans mon pays.

—Parlez-en ou n’en parlez pas, cela nous importe peu! Si vous voulez apprendre comment un peuple fort et honnête se comporte, entrez au milieu de nous, personne ne vous fera injure, malgré votre tournure hétéroclite. Il est vrai que vous êtes si chétif qu’on ne vous remarquera seulement pas!

—Merci! Et moi qui suis un foudre de guerre dans mon pays!

—Pauvres nains alors que vos compatriotes.

—Rustre, va!

Et j’entrai sur une place grandiose.

Jamais je ne verrai population plus calme, plus noble, plus honnête dans la plus belle acceptation de ces mots: le travail sanctifie tout.

Leur ville est immense. Voici ce que me raconta mon porte-consigne qui me suivit en causant:

—Jeune étranger, la cité que vous allez parcourir est située dans une position absolument exceptionnelle: c’est certainement à cela qu’elle doit sa haute antiquité. Elle a bientôt un siècle d’existence! Nous comptons cela par moissons...

—Par moissons que vous décimez...

—Non. Par moissons que nous faisons.

—Je ne comprends pas...

—N’importe. Lorsque nous avons choisi un emplacement pour établir notre ferme, il arrive nécessairement que le terrain est sec ou humide. S’il est sec, nous creusons une dépression, autour de laquelle nous élevons une digue circulaire peu haute mais très large: plus haute de sept à huit centimètres et quelquefois de quinze centimètres, selon les lieux.

Cette enceinte a souvent un mètre vingt centimètres et plus de diamètre, et présente une très légère inclinaison du centre vers le bord extérieur. Si, au contraire, le sol est bas, plat et humide, exposé aux inondations, si fréquentes dans ce pays, comme nous avons besoin d’un endroit sec pour travailler, nous commençons par élever une digue en cône, pointue autant que possible, haute de quarante à cinquante centimètres, plus ou moins. C’est en haut que se trouve l’entrée de la ville.

—Ici?

—Non. Ici, c’est différent; nous sommes au milieu des rochers. En plaine, tout autour du rempart bas ou haut, nous nettoyons le sol de tout obstacle, nous unissons sa surface sur une distance d’un mètre à un mètre cinquante de l’entrée de la ville. C’est le champ de manœuvres, la grand’place telle que vous la voyez ici. Au milieu est la cité. Maintenant, c’est sur cette aire, à soixante centimètres ou un mètre en cercle, autour du centre de la digue, que nous cultivons le riz de fourmi, comme disent les hommes, parce que notre céréale—vue avec leurs lunettes pour suppléer à l’insuffisance et à la grossièreté de leurs yeux—ressemble absolument à leur riz. Nous plantons notre récolte avec le soin qu’elle mérite et nous ne laissons jamais pousser aucune autre plante dans notre enceinte. A plus de cinquante centimètres de notre ferme nous avons reconnu qu’il fallait enlever toute plante étrangère, si nous ne voulons pas en retrouver les graines dans notre riz.

—Ce gazon si bien vivant que nous traversons... c’est votre riz?...

—Oui, monsieur. Cela donnera une belle petite graine blanche que nous serrerons dans nos magasins, après l’avoir soigneusement séparée de la paille, et qui servira à nourrir la colonie pendant toute l’année.

—Et la paille, qu’en faites-vous?

—Nous l’emportons au loin et la jetons au delà des limites de notre ferme.

—Voyons! parlez-moi franc, mon ami, est-ce bien vous qui plantez cette herbe?... Elle vient partout ici, n’est-ce pas?

—Cherchez!... Si vous en trouvez en moisson compacte comme celle-ci, vous reviendrez me le dire et je vous donnerai ce que vous voudrez. Lorsque la récolte sera faite, le chaume coupé et enlevé, vous verrez le terrain débarrassé attendre l’automne suivant, et alors, le même riz de fourmi réapparaîtra dans le même cercle, y recevra tous les soins convenables et... ainsi de suite tous les ans!

—Pas possible!

—Tenez! voyez-vous ce vieux monsieur qui se promène péniblement là-bas?

—Oui. Qu’est-ce qu’il regarde à terre?...

—Nos travaux!... qu’il suit depuis douze ans sans interruption! Nous étions là avant lui et nous y serons encore après lui, toujours jeunes, toujours actives!

—Cependant, les bestiaux, mon pauvre ami fermier, doivent manger avec bonheur vos jolies moissons!

—Hélas! cousin... c’est là le malheur de notre vie! D’autant plus que les bœufs, notamment, sont très friands de notre riz.

—Hé bien! que faites-vous alors?

—Nous souffrons! nous mourrons de faim l’hiver... Ainsi s’en vont rapidement les belles colonies de fourmis agricoles (Atta malefaciens du docteur Lyncœum); seules, quelques villes établies comme celle-ci dans un site inexpugnable, dans un enclos, peuvent résister, et encore!... Une fois l’enclos dévasté, nous mourrons.

—Mais pourquoi ne pas fuir?

—Fuir! Où? Est-il un endroit où le bœuf, qui pullule dans ce pays, ne puisse venir dévorer nos moissons?

—Que faites-vous pendant la saison humide?

—Nous prenons soin de nos magasins. Dès qu’un rayon de soleil brille, tout le monde apporte les grains, qu’il faut faire sécher, et ceux qui sont mouillés sont nombreux, malgré toutes les précautions prises. Si quelques-uns sont germés, nous n’y touchons jamais, nous les emportons loin de l’enceinte de la ferme, et nous les jetons. Ces grains ne sont plus bons à rien.

—Alors vous savez prévoir les conséquences de ce que vous entreprenez?

—Mais vous pouvez en juger. Ce bonhomme que je vous ai montré là-bas, c’est le docteur Lyncœum. Un jour, il reçut une lettre d’un autre homme nommé Darwin, qui lui demandait s’il croyait que les fourmis agricoles plantassent leurs grains pour la saison suivante. C’était absurde, cette question. Mais, enfin... Il y a, parmi les hommes, des gens qui ont de si singulières idées!...

Le bonhomme Lyncœum lui répondit ceci:

«Je n’ai pas le moindre doute sur ce fait, et mes conclusions ne viennent point d’observations précipitées ou faites sans soin. J’ai acquis une conviction en les voyant faire ce qu’elles veulent et croyant évidemment qu’elles en attendent et en connaissent le résultat. Voilà douze ans que j’observe la même fourmilière... Tout ce que je vous ai écrit est vrai. Hier, je les ai encore visitées. La moisson de riz de fourmi pousse parfaitement: vous ne trouveriez pas, à plus de trente centimètres du cercle, un brin d’herbe ou de plante étrangère à la récolte cultivée par mes voisines. Maintenant, concluez!»

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