Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
IV
L’OISEAU DU BON DIEU
De mon trou, j’avais suivi cette scène, non sans un secret contentement de voir cette mésaventure fondre sur un persécuteur des petits oiseaux; mais ce premier mouvement de vengeance passé, je me pris à réfléchir et m’aperçus que mon raisonnement péchait par la base.—Suis-je donc coupable quand je mange une fourmi? Ma conscience m’affirme que non; j’obéis aux conditions de mon existence. L’émerillon est-il donc plus coupable quand il me dévore? Il obéit à la voix que la nature fait entendre en lui. Créé pour se repaître de chair vivante, il est soumis fatalement à son instinct: il lui obéit. Quelle chose peut, dans cet acte purement passif, constituer un bien ou un mal? J’y vois maintenant une fonction remplie, pas autre chose. Tant pis pour le pauvre oisillon qui en est la victime!
Cette nouvelle manière d’envisager la question me menait plus loin que je ne l’aurais voulu. Conséquent avec moi-même, je suivais maintenant la logique implacable de la vérité, mais en hésitant comme quelqu’un qui se sent entraîné malgré lui dans des sentiers où il répugne à marcher.—Alors, si dans l’acte de l’émerillon m’attaquant, il n’existe ni bien ni mal, je dois le plaindre au lieu de me réjouir de le voir tomber dans les pièges de l’homme, car celui-ci sera sans pitié pour lui. Mais, d’un autre côté, si je plains l’émerillon, il me faut plaindre aussi l’écureuil et la fourmi. Or, plaindre tout le monde, c’est n’avoir de commisération pour personne... Je retombais dans une autre perplexité. Que voulez-vous? un moineau ne devient pas, du premier coup, un philosophe.
Je me demandai alors si l’action de l’homme était juste, et, me plaçant à son point de vue, je trouvai qu’il avait raison de défendre son bien—représenté par les perdrix, les faisans et autres oiseaux comestibles qu’il élève—contre l’appétit des larrons, sous quelque forme qu’ils se présentent. C’est de bonne guerre, et la guerre—j’étais toujours fatalement ramené à cette conclusion—la destruction est, il faut l’avouer, du haut en bas de l’échelle des animaux, la loi de la vie!
Telles étaient mes réflexions dans mon trou de pivert. Elles n’étaient pas gaies, c’est vrai; mais je suis persuadé qu’il est bon, pour un moineau, de réfléchir de temps en temps aux choses sérieuses, et de retremper son esprit dans les grandes idées de philosophie générale qui élèvent l’âme en lui faisant pressentir la grandeur du Tout-Puissant. L’équilibre universel du monde est la plus haute et la plus satisfaisante manifestation de celui qui l’a créé.
Tandis que je philosophais, mon trouble s’était dissipé; je me décidai à sortir de ma cellule et m’enhardis bientôt jusqu’à descendre vermiller au pied d’un buisson voisin. J’avais faim; la peur n’emplit pas l’estomac; aussi, je travaillais de grand cœur à recueillir mon repas, quand j’entendis une gaie chanson partir comme une fusée à mes côtés et un nouveau compagnon descendit en sautillant près de moi.
—Holà! mon ami Pierrot!
J’ai l’abord froid, il faut que je le confesse, et, d’ailleurs, j’aime autant à questionner que je déteste qu’un étranger m’interpelle. Je toisai dédaigneusement le mirmidon qui me parlait, par-dessus mon épaule, et ne lui répondis point.
—Ah! vous êtes bien fier, mon ami Pierrot.
—(Motus).
—Pierrot! Pierrot! Que fais-tu si loin des maisons?
—Je voyage.
—Tu voyages, Pierrot, mon ami? Mais tes pareils sont sédentaires et ne quittent pas de vue la cheminée natale.
—Je ne suis pas semblable à mes pareils, dis-je en me rengorgeant. Je suis un moineau philosophe.
—Oh! oh! oh! mon ami Pierrot; la bonne histoire! Tu es philosophe? Et tu me dis cela sans rire?
—Monsieur, excusez-moi, mais je ne ris jamais!...
—C’est un grand tort. Ah! mon ami Pierrot, que tu as bien dû philosopher tout à ton aise sur la peur; car, du buisson où j’étais, je t’ai vu passer tout à l’heure un cruel moment et te trouver bien près de la serre du vautour. Je crois que ta philosophie ne t’avait laissé que très peu de sang-froid en cet instant-là, car tu t’es précipité comme un fou dans la maison de ce pauvre écureuil!
—Vous avez vu cela?
—J’étais aux premières places.
—Vous me permettrez de dire que ma frayeur était bien naturelle.
—Naturelle... et même surnaturelle, je n’en disconviens pas. Et, à présent, que vas-tu faire, mon ami Pierrot?
—Hélas! je n’ai point encore arrêté ma résolution.
—Arrête-la, arrête-la, Pierrot, mon ami! Cela fait toujours bien.
—Mon envie est de voyager. Tout m’y pousse: le désir de m’instruire, l’amour de l’inconnu, l’admiration des grands spectacles de la nature, en un mot une sorte de curiosité innée et inassouvie qui me pousse en avant...
—Et comment es-tu ici depuis si longtemps?
—Vous le savez?
—Ah! Pierrot, nous autres, nous sommes partout et nulle part! Au lieu de nous pavaner effrontément au milieu des cours, des jardins, des parterres, au lieu de piailler à tort et à travers, nous nous glissons de buisson en buisson; nous voyons tout, et quand le besoin de chanter nous tient, nous montons au haut d’un arbre touffu, et là nous répétons notre phrase rythmée pendant assez longtemps pour que l’homme la remarque, en tire son enseignement, et, nous en sachant gré, nous aime, nous respecte et nous défende.
—Comment? fis-je au comble de la surprise: l’homme, cet être insolent, consent à vous écouter?... Vous dites qu’il a besoin de vous? Je voudrais bien savoir à quoi vous lui servez.
—Ah! ah! mon ami Pierrot... il y a tant de choses que vous ne savez pas, qu’il est prudent de ne pas poser aux autres tant de questions à la fois... Apprenez que nous sommes les baromètres des pauvres gens.
—Vraiment! Vous prédisez le temps?
—Oui, Pierrot.
—Alors, Mathieu Laensberg n’a qu’à s’aller pendre?
—Ne plaisantez pas sottement, Pierrot, nous sommes très utiles: le paysan, qui le sait, nous connaît, nous consulte et nous aime.
—Et comment faites-vous, s’il vous plaît?
—Rien n’est plus simple. Nous montons dans un arbre, d’autant plus haut qu’il doit faire plus beau le lendemain et les jours suivants. Si le paysan ou le jardinier entend notre petite chanson, il lève les yeux:
«Ah! ah! voilà la gadille... Où est-elle?... Tiens! elle est au haut du poirier: il fera beau demain et d’ici la fin de la semaine... Ah! la coquine, elle est sur les branches basses!... C’est de l’eau pour tantôt ou pour la nuit...» Et il s’arrange en conséquence.
—Je vous en fais mon compliment. Et, dites-moi, s’il vous plaît, comment apprenez-vous ces belles choses?
—Nous n’en savons rien; pas plus que vous, au reste.
—Comment? Que nous?... Mais nous ne sommes les baromètres de personne...
—Pardonnez-moi! Vous aussi...
—Ah! par exemple.
—Laissez-moi parler; vous en conviendrez tout à l’heure. Qui est-ce qui vous pousse à piailler plus ou moins souvent que d’habitude?
—Mais...
—Vous le faites, cependant. Or, l’homme a remarqué que, quand vous vous agitez, quand vous criez beaucoup, c’est que la pluie est proche.
—Le fait est que l’humidité...
—Oui, agit sur vos rhumatismes!
—Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur à la cravate rouge.
—Et vous, Pierrot, mon ami, un brave garçon qui ne voyez pas plus long que le bout de votre bec et avez grand besoin d’apprendre pour savoir quelque chose.
—Et c’est vous, maître, qui m’enseignerez?
—Je ne demande pas mieux.
—Alors, souvenez-vous de ce que je vous disais tout à l’heure; je voudrais voyager. Je désire voir le monde, étudier les coutumes et les mœurs des peuples les plus reculés; j’irai, s’il le faut, jusqu’au bout de la terre pour cela.
—Très bien.
—Tu dis, Rouge-Gorge, et bien d’autres avec toi, que nous, moineaux, nous sommes sédentaires. Cela est vrai, mais ne prouve rien.
—Ah! bah!
—J’ai lu, ce matin, sur un morceau de gazette qui enveloppa le déjeuner d’un chasseur, que les Français, chez lesquels nous vivons sont un peuple très sédentaire, et que cependant il s’élève, de temps en temps, au milieu d’eux, des individus dominés par la passion des voyages, du nouveau, de l’imprévu, qui alors parviennent aux confins du monde et vont aussi loin que les enfants perdus des peuplades les plus cosmopolites.
—Peste! Pierrot, mon ami: mais tu es très instruit. Moi, dont la vie s’écoule plutôt en compagnie des campagnards que des citadins, je n’en sais pas si long que toi. Cependant, permets-moi de te faire remarquer que, pour voyager, l’expérience des champs est au moins aussi nécessaire que la science acquise dans les villes.
—J’en suis persuadé. Vous avez l’une, j’ai l’autre. Pourquoi ne mettrions-nous pas en commun ce que nous avons acquis? Voyageons ensemble.
—Soit! Voici venir le temps où je commence ma course annuelle... D’ailleurs, le voyage à deux est un des beaux rêves de la jeunesse. Combien peu sont assez heureux pour le réaliser!
—Accepté!... Encore un coup de bec et partons!
Dix minutes après, nous passions par-dessus les murs de ce parc dans lequel j’avais déclaré vouloir passer ma vie, et nous entrions en rase campagne.
Ainsi commença mon amitié avec l’inestimable maître Jean Rouge-Gorge.
C’était bien le plus charmant garçon d’oiseau qu’il se puisse voir. Gai, sans souci, fin, valeureux, héroïque même, un peu querelleur, cependant bon, serviable, sensible, je lui reconnus peu à peu toutes les qualités qui rendent un oiseau supérieur. Pauvre ami!... Que le chagrin de ta fin malheureuse retombe—comme le crime qui la causa—sur la tête de son auteur!
Dès le point du jour, mon ami m’éveillait... car il est le plus matinal de tous les oiseaux. Le merle, lui-même, qui a la prétention de chanter le premier, était souvent réveillé par maître Jean, et cependant, le merle est bien matinal!... Mais les roulades argentines de maître Jean montaient déjà vers le ciel, alors que l’aube blanchissait à peine le côté du levant.
De ce moment, jusqu’à la nuit fermée, notre conversation ne tarissait pas. Ce fut avec cet ami que j’appris toutes choses de la campagne, ainsi que les travaux des champs. Il était très savant aussi sur les propriétés des plantes, et, si le ciel me l’eût conservé, j’aurais reçu de lui de bons conseils pour me défier des animaux sauvages. Nous nous entendions d’autant mieux ensemble, que son vol n’était ni plus rapide, ni de plus longue durée que le mien.
Nous cheminions tous deux le long des haies, sautillant d’un buisson à l’autre et pérorant pour abréger la longueur du chemin. Ce fut au long de ces jours qu’il me raconta pourquoi les habitants de la Bretagne lui donnaient le nom vénéré d’Oiseau du bon Dieu, Eur Lapoucet Douë.
«Le Rouge-Gorge, disent-ils, est le seul des oiseaux qui accompagna Jésus-Christ au Calvaire, le consolant avec sa mélancolique petite chanson, et lui redonnant du courage en lui rappelant les gloires du Très-Haut. Aussi, par une faveur singulière, il lui fut permis de détacher une épine de la sainte couronne du Rédempteur, et Dieu, en récompense de sa foi et de sa charité, l’anima de l’Esprit saint, lui donnant mission d’écarter des hommes le malin esprit, de conjurer ses entreprises et de déjouer ses philtres et ses enchantements.» C’est pourquoi, vénéré et aimé des populations de la vieille Armorique, le Rouge-Gorge y est regardé comme un oiseau de bonheur apportant la bénédiction dans la maison à laquelle il s’adresse. Quand, pendant les dures gelées de l’hiver, alors que le sol est couvert de neige, les jeunes filles ont soin d’émietter pour lui du pain sur leur fenêtre, Jean Rouge-Gorge arrive, sans façon, faire honneur au repas qui lui est servi. Souvent même, dès qu’il voit la porte d’une maison ouverte, il entre, vient auprès du foyer demander une place à la chaleur du genêt qui flambe et une bribe de la galette de sarrazin qui fume. Personne ne songe à lui faire mal; tout le monde le respecte et l’aime, car on voit en lui le messager des fées aimables et le courrier des génies bienfaisants. Si Jean ne trouve pas la porte ouverte, il frappe de son petit bec à la fenêtre, et chacun s’empresse de lui ouvrir et de le sauver de la froidure en se reculant pieusement devant ce petit oiseau sautillant, qui prend possession de la maison comme s’il était chez lui. Gris et brun est son manteau, mais resplendissante est sa tête et sa poitrine, d’autant plus qu’il montre son brillant plastron couleur de l’aurore aux moments les plus sombres de la saison mauvaise, comme un souvenir de l’été passé, comme une promesse du printemps à venir!
Nous fîmes ainsi beaucoup de chemin,—car un petit travail longtemps répété finit par faire une grosse affaire; et je jouissais de l’intarissable gaieté de mon compagnon de route. Plus je le connaissais, plus je l’aimais.
Tandis que les jours succédaient aux jours, sans amener pour nous l’ennui ni la satiété, l’été s’envolait; nous nous en apercevions parce que, le matin et le soir, nous nous sentions enveloppés des brouillards qui escortent l’automne. La canicule était depuis longtemps passée et avait mûri les fruits; les arbres jaunissaient ou se diapraient de nuances rouges, et les gelées matinales en secouaient les feuilles décolorées. Autour de nous, les chants cessaient peu à peu; nous voyions, un à un, ou par bandes, passer les oiseaux d’été se rendant à tire d’ailes du Nord au Midi, rejoignant le printemps, tandis que, chez nous, arrivait l’hiver.
Si, passant auprès des grands bois, nous levions les yeux vers la cime des arbres, nous apercevions déjà au grand jour les nids abandonnés.
Jean Rouge-Gorge ne craignait pas l’hiver; il savait bien que tout à l’heure il allait être le seul à chanter au milieu de la nature endormie... Pour ma part, je n’avais nulle envie de chansons et même—je l’avouerai, puisque je suis en veine de franchise—les arts d’agrément me semblent s’accorder mal avec le caractère grave que doit garder un voyageur et un observateur tel que je voulais l’être.
Je renfermai, bien entendu, ces réflexions dans mon for intérieur, ne jugeant pas à propos de déflorer les illusions du charmant artiste, mon compagnon de route. Le moineau est plus positif que cela, heureusement! Il s’enthousiasme peu. Cependant, pour être vrai, je dois avouer que le matin, alors que maître Jean Rouge-Gorge chantait sa chanson, fervente prière, je me sentais involontairement attendri... On a beau être philosophe, on n’est pas de bois!...
Nous cheminions donc depuis bien des jours; nous avions passé des ruisseaux, des rivières, rencontré de gras pâturages, des haies plantureuses, et aussi des plaines dénudées. Nous avions ensemble trouvé de grasses provendes et souffert quelquefois du froid et de la faim. Un matin, nous arrivâmes au pied de coteaux revêtus de plantes d’égale hauteur, aux larges feuilles jaunissantes ou rougies comme par le feu du soleil couchant.—Ce sont des vignes, me dit mon compagnon. Nous y trouverons bon gîte et aussi gras souper.—Vive Dieu! répondis-je, il n’est que temps. L’automne nous met décidément à la portion congrue!
La vendange des raisins était terminée; mais, grâce à notre vue perçante, nous découvrions encore bon nombre de grains oubliés ou échappés aux regards des grapillards, ces glaneurs des pays vignobles. Nous restâmes d’un commun accord sur ces coteaux où les rares rayons d’un soleil oblique venaient, de temps en temps, nous réchauffer. Nous nous y plaisions d’autant plus que ces vignes étaient abritées des vents du nord par un rideau de magnifiques forêts dominant les collines.
Un matin, maître Jean cherchait entre les ceps et à terre sa provende d’insectes et de vers; moi j’inspectais le dessous des dernières feuilles et recueillais quelques grains oubliés, quand un grand bruit d’hommes et de chiens me fit bondir et remplit mon cœur d’effroi. Ce bruit venait de la forêt voisine, dont l’aspect sombre, mystérieux, austère, ne m’inspirait aucun désir de promenade. J’avoue même que je n’avais pas encore osé y entrer.
—Qu’est-ce? fis-je à mon compagnon.
—Peu de chose, me dit-il; ne te tourmente pas ainsi, Pierrot. C’est le bruit d’une chasse, tu n’as pas à craindre. Il est probable que c’est un cerf que l’on courre en ce moment; nous n’avons rien à redouter, car, en tirant sur nous, les veneurs gâteraient leur chasse. Les chiens trompés, attirés par le coup de fusil, perdraient la piste en arrivant, et leurs maîtres trouveraient, avec raison, que ce serait un triste hallali que celui d’un moineau ou d’un rouge-gorge!
Néanmoins, nous gagnâmes prudemment un épais buisson d’épines noires, et là il m’apprit que la chasse était ouverte, c’est-à-dire que tout individu qui peut acheter ce qu’on nomme un permis de chasse avait droit de vie et de mort sur tous les habitants du ciel et des bois qui demeurent ou passent dans ses domaines.—Tout ceci bien entendu, ami Pierrot, il est bon que je te donne un dernier conseil. Si nous n’avons rien à craindre des chasseurs à grand train que tu vas voir à l’œuvre, il n’en est pas de même d’une foule de petits jeunes gens sortant du collège et qui, heureux de posséder un fusil pour la première fois, tirent sur tout ce qu’ils rencontrent. A ceux-là, tout être vivant est bon à viser. Ils sont contents, pourvu qu’ils rapportent à la maison un animal quelconque... Gagnons le bois!
Il n’avait pas achevé, que je vis passer le cerf. La pauvre bête commençait à être sur ses fins, elle ralentissait ses allures et les chiens la suivaient de près. C’était réellement un beau spectacle pour les gens avides de ces émotions cruelles, car la meute était considérable.
—Tu n’as jamais vu de grandes chasses; mais le hasard t’a merveilleusement placé, car c’est ici qu’aura lieu l’hallali.
—Hallali?... Qu’est-ce que cela, maître Jean?
—C’est le cri de victoire que poussent les piqueurs pour indiquer que la mort n’est pas loin et va bientôt frapper le cerf aux abois.
—Aux abois? Qu’est-ce encore, mon ami Jean?
—A bout de forces, mon ami Pierrot.
—Quel est ce grand homme vêtu de vert, galonné sur toutes les coutures et qui tient à la main un instrument brillant?
—C’est un piqueur à cheval; il suit les chiens, les dirige et sonne le lancé, la vue, etc., etc.
—Où est la cloche?...
—Quelle cloche, Pierrot, mon ami?
—Mais... la cloche qui sonne?...
—Ce n’est pas une cloche qui sonne, mon pauvre Pierrot, c’est le bel instrument de cuivre brillant dont tu parlais tout à l’heure et que l’on nomme un cor.
—Bien, bien, Jean, mon ami. Le lancé, c’est quand l’animal part; la vue, quand on le voit... Très bien! me voilà chasseur...
—Au son du cor, les veneurs se rallient, retrouvent la chasse qu’ils ont quelquefois perdue, et... tiens, voici la bande qui arrive. Attention! Le cerf est forcé, les chiens l’entourent! Le pauvre animal essaye encore de leur faire tête, mais, hélas! c’en est fini, il est perdu... Une larme coule de sa paupière, mais nul des assistants n’est attendri, pas même cette jeune femme, qui, sous son costume d’amazone, paraît plus animée, plus étourdie que pas un des veneurs.
—Ah! mon pauvre Rouge-Gorge!
—Tu me demandais ce que c’était que l’hallali? L’entends-tu sonner? Quelle peine se donnent ces valets pour contenir les chiens! Maintenant, on va faire la curée. Pour récompenser les chiens, et pour les animer à une autre poursuite, on va couper certaines parties de la bête et les leur distribuer...
Je vis à l’instant s’exécuter ce que mon ami m’annonçait et crus, en vérité, assister au repas d’un troupeau de bêtes féroces. Ces animaux se ruant sur les lambeaux de chair encore palpitante, ces hommes et ces femmes assistant à ce spectacle avec des exclamations de joie, ces trompes sonnant la fanfare du cerf dix-cors, ce spectacle inouï me donnait le vertige... Moi, pauvre petit oiseau, j’avais peur; vraiment, j’avoue qu’alors j’avais entièrement perdu l’assurance que possède tout moineau franc bien élevé. Je me trouvais si petit, si petit, en présence de ces manifestations grandioses de la vie humaine, que j’avais besoin de me répéter à moi-même que, grands et petits, tous ont leur place utile dans la création et concourent à en former la magnifique harmonie!...
Le calme se rétablit peu à peu. Les veneurs se séparèrent et l’on se donna rendez-vous au lendemain pour attaquer un sanglier. Nous résolûmes, mon compagnon et moi, d’y assister et, pour ne pas nous trouver en retard, nous nous établîmes aussi commodément que possible sur le grand chêne choisi pour le lieu de réunion. Quelle nuit! Jamais son souvenir ne s’effacera de ma mémoire! Des bruits sinistres, des hurlements s’étaient fait entendre, dès le coucher du soleil, dans les grands arbres auprès de nous. J’avais vu, à plusieurs reprises, comme des charbons ardents briller entre les branches; j’avais aperçu des masses brunes passant silencieuses au-dessus des allées qui se croisaient au pied de notre gros chêne.
Cette forêt était peuplée de bêtes féroces, non seulement de sangliers, mais de loups, qui sont pour les autres quadrupèdes ce que les émouchets sont pour nous, pauvres petits oiseaux. Chose remarquable! L’homme ne se nourrit pas plus de la chair de ceux-ci que de celle des autres: tous ne valent rien.
Malgré que nous fussions en automne, la journée avait été, comme il arrive quelquefois, magnifique et la chaleur très grande, aussi la soif des loups était-elle excessive.
Près de l’arbre où nous avions établi notre gîte se trouvait une mare, bien pauvre d’eau sans doute, car tout était à sec, mais qui en gardait assez cependant pour soulager la soif des animaux de la forêt. Les loups l’avaient choisie pour leur abreuvoir et faisaient entendre des hurlements plaintifs qui ressemblaient à ceux des chiens. Je ne trouvais même de différence bien sensible entre les loups et ceux-ci, que parce que les premiers avaient les oreilles pointues et dirigées en avant et portaient une grosse queue touffue et tombante.
Outre sa force remarquable, le loup a l’oreille très fine, ainsi que l’odorat; sa vue est parfaite, et toutes ces qualités lui servent à se soustraire à la guerre continuelle que lui font les hommes. Poussé par la faim, le loup, qui n’est pas dangereux le jour, devient terrible la nuit: il attaque bêtes et gens; mais, en temps ordinaire, il ne dévaste que les troupeaux. C’est ainsi qu’une louve de grande taille passa près de notre arbre, emportant dans sa terrible gueule un petit agneau dont les bêlements faisaient mal à entendre.
Enfin la lune parut, voilée par moments sous de gros nuages blancs que le vent chassait lentement. En face de moi, un hêtre aux feuilles rougies étendait ses longues branches, et à chaque instant un petit bruit sourd retentissait... C’était un de ses fruits mûrs qui tombait à terre. Au milieu de son feuillage, j’avais vu se mouvoir deux lueurs brillantes qui me faisaient frissonner d’effroi... Tout à coup, parmi les faînes tombées à terre, un léger froissement révèle de petits animaux qui passent et repassent... Les deux lueurs disparaissent: un oiseau énorme, aux ailes immenses et silencieuses, plonge vers le sol; un cri aigu retentit... tout rentre dans le silence! L’oiseau remonte d’un élan et passe si près de ma branche, que je vois distinctement un mulot dans son bec.
Peu rassuré d’un semblable voisinage, je pris sur moi de pousser du coude maître Jean.
—Vois!...
—Hum!... Qu’est-ce?
—Regarde qui passe au-dessous de nous.
—Damnation! s’écrie maître Jean en trépignant sur place, c’est un hideux hibou!... Oh! que ne fait-il jour, que je lui montre ce que sait faire Jean Rouge-Gorge!
—Veux-tu bien te tenir tranquille, malheureux! S’il nous voit, il ne fera qu’une bouchée de nous deux.
—Ne crains rien: il ne peut songer à nous attaquer au milieu des branches où nous sommes blottis; mais demain il fera jour... et nous verrons beau jeu!
—Merci de moi! maître Jean, calme-toi. Puisque ce vampire ne peut nous attaquer, dormons! Il sera temps de voir demain...
Enfin le jour arriva, et avec lui, le réveil de mon ami Jean Rouge-Gorge. Après avoir attentivement regardé de tous côtés, il entonna sa petite chanson matinale. A moitié endormi, je me secouai sur ma branche et je vis que, comme d’habitude, il était le premier levé, et avait réveillé les habitants paisibles des arbres voisins. Les rares oiseaux habitant la forêt à cette époque tardive de l’année, mêlaient leur ramage au bourdonnement des insectes de tout genre qui s’éveillaient aussi les uns après les autres et dont la sortie annonçait une belle journée. Les écureuils sautaient d’arbre en arbre et profitaient de ces dernières heures des beaux jours pour terminer leurs provisions. L’un y ajoutait une faîne, l’autre une châtaigne, celui-ci une noix et celui-là une pomme de pin. Tous, à l’envi, se hâtaient, avertis par cet instinct merveilleux qui ne les trompe jamais, que l’hiver est proche et que la disette va venir.
Maître Jean, lui, n’était rien moins que tranquille; il se démenait sur sa branche comme un beau diable, et, murmurant des paroles entrecoupées, hérissant ses plumes, il semblait en proie à une violente colère.
Tout à coup, une ombre passe s’élevant lentement au-dessus du grand hêtre... Mon ami pousse un cri perçant et prend sa volée d’un bond formidable. O surprise! de tous les points de la forêt des cris furieux répondent à son cri d’appel: dix, quinze, vingt petits oiseaux comme nous se précipitent... Ma foi! j’en fais autant! je m’élance, et qu’est-ce que je vois au-dessus de notre tête? L’horrible bête de la nuit s’enlevant péniblement sur ses ailes!...
Autour d’elle, dessous, dessus, tous les petits oiseaux poussent des cris discordants et la harcèlent du bec et des ailes, frappant du premier à travers le corps, des secondes sur ses gros yeux hébétés! Au premier rang, maître Jean se multipliait et frappait comme un furieux d’estoc et de taille. Ils semblaient tous un essaim de mouches attaquant un bœuf, et ils y allaient à cœur joie. Au moindre retour offensif de la grosse bête, tous faisaient retraite sur leurs ailes rapides, pour revenir plus acharnés une seconde après...
Enfin, l’oiseau nocturne activa sa fuite et disparut au loin. Quant à moi, très fatigué, quoique n’ayant suivi le combat que de loin, je rejoignis mon hêtre, et quelques instants après, maître Jean, haletant, y descendait à mes côtés.
Il était temps!
Le réveil de la forêt, les chants multiples, les murmures gracieux et doux qui remplissent les bois au soleil levant, faisaient déjà place au bruit des fanfares, à la voix des chiens, aux cris des piqueurs appuyant la meute, aux hennissements des chevaux portant chasseurs et chasseresses. La bête venait d’être lancée. Le sanglier, qui semble un animal lourd et pesant, court néanmoins très vite et fait parcourir un long trajet à ceux qui le poursuivent. Presque toujours, après s’être fait chasser au loin, il revient au lancé, c’est-à-dire aux environs de l’endroit d’où on l’a fait partir.—Restons ici, me dit Rouge-Gorge, qui savait cela; le sanglier reviendra, et nous serons aux premières places.
Nous demeurâmes donc sur notre hêtre en compagnie d’un jeune homme qui avait été placé à son pied, après le tirage des postes entre les chasseurs. Nous étions là depuis trois heures au moins, inattentifs et indifférents, causant tout bas ensemble, quand nous fûmes surpris par un craquement de branches brisées dans le fourré. C’était le sanglier qui revenait au milieu des jeunes sous-bois, les froissant sur son passage, aussi facilement qu’un chien couche les tiges du chaume dans lequel il chasse. On entendait la meute, faiblement, au loin...
Notre jeune homme saisit son fusil et prête l’oreille...
En moins d’une seconde le coup part, le sanglier se retourne brusquement et se précipite, tête baissée, sur celui qui vient de le frapper...
En cette extrémité, le sang-froid n’abandonne pas notre jeune voisin. S’affermissant sur ses jambes, le fusil à l’épaule, immobile, le doigt à la détente, il vise le monstre et l’attend à trois pas de distance! Il ne doit pas le manquer, sa vie en dépend peut-être! En un clin d’œil, le sanglier touche presque le canon de l’arme... Le chien s’abat, j’entends un bruit sec,... le coup a raté! Jetant de côté son arme inutile, le chasseur culbuté roule avec son ennemi, qu’il étreint dans ses bras et dont il cherche à éviter les atteintes. L’œil sanglant, l’écume aux lèvres, les défenses luisantes retroussant les plis d’un groin monstrueux, le sanglier cherche à porter des coups mortels à son adversaire, qu’il inonde de son propre sang. C’en est fait du jeune homme si le monstre l’atteint dans la poitrine!...
Ce spectacle était émouvant, terrible, et le jeune homme vraiment beau à voir. On eût dit Hercule sur les bords de l’Érymanthe, cherchant à s’emparer du sanglier vivant qu’il destinait à Eurysthée.
Cependant la lutte se prolongeait; le sanglier ne faiblissait pas, mais le chasseur sentait ses forces l’abandonner... Il allait être vaincu! Tout à coup le bruit d’un galop précipité annonce qu’un autre acteur va prendre part au drame. Le nouvel arrivant juge d’un coup d’œil combien la partie est inégale, mais il voit en même temps l’effrayant danger, pour son compagnon, du coup qu’il faut tirer. L’homme et l’animal ne présentaient qu’une masse informe roulant sur elle-même!... Il descendit de cheval, laissant à celui-ci la bride sur le cou, s’approcha, avec un sang-froid admirable et, profitant d’un moment où le sanglier venait de terrasser sous lui le pauvre jeune homme et allait lui fendre la poitrine, il logea dans l’oreille du monstre une balle qui le foudroya.
Accablé sous le poids de la terrible bête, le jeune chasseur était évanoui.—Son camarade le débarrassa, et il l’appuyait contre le pied de notre hêtre, quand la meute arriva, poussant des abois furieux... La chasse suivait de près et l’on sonna l’hallali.
On complimenta les deux vaillants chasseurs, le sauveur et le sauvé qui, tout couvert de sang, était revenu à lui et s’en trouvait quitte à bon marché, pour quelques rudes contusions; puis, la curée se fit pendant que chacun demandait des détails sur cet évènement que j’aurais si bien pu raconter.
Hélas! cette journée devait se terminer par un malheur que je déplore encore et qui me priva d’un des amis les plus chers à mon cœur. Dans la voiture des dames qui suivaient la chasse, se trouvait un collégien en vacances. Je vous avoue que, jusque-là, je n’avais jamais aimé les collégiens, mais depuis ce jour fatal, je les déteste plus encore... Cette race est sans pitié...
Porter un fusil avait été son désir, s’en servir son ambition. Mais, comme son âge ne lui permettait pas encore de se mesurer avec les sangliers, on s’était contenté de charger de petit plomb le léger fusil à un coup qu’on lui avait confié. Impatient, lui aussi, de faire du bruit dans le monde, il cherchait un but pour prouver son adresse. En ce moment, mon pauvre Jean Rouge-Gorge se trouvait un peu à découvert entre deux branches... Le coup partit! Hélas! l’enfant n’avait que trop bien visé! Jean du bon Dieu reçut le plomb sous l’aile!... Il tombe, en me criant: Adieu!!!
Et je vis le jeune chasseur emporter le cadavre encore palpitant de mon ami, comme un trophée de sa trop fatale adresse!