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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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L’ASSAUT.—LE CARNAGE.

Et nous marchâmes, moi portée, au-devant des libérateurs!

—Urbain! disait en riant un des jeunes gens, la délivrance est proche!

—Et les morsures aussi! répondit le brave capitaine.

Bientôt nous arrivâmes à la crête d’une colline qui traversait la route, lorsque les compagnons du capitaine poussèrent un cri de surprise.

Curieux comme tout insecte qui veut s’instruire, je me glissai entre les deux tiroirs de l’étui à cigarettes et je gagnai la manche du capitaine pour aller me blottir en sûreté derrière un des boutons de sa veste.

Vraiment le spectacle en valait la peine.

A cent mètres de la route, sur une direction à peu près parallèle et passant sous un bois très clair, s’avançait lentement comme une longue pièce de drap noirâtre, de tapis foncé se déroulant de lui-même sans interruption... On en distinguait parfaitement la tête, mais à cent mètres en arrière on ne distinguait plus rien entre les feuilles et les broussailles. On eût dit que c’étaient ces feuilles et ces broussailles elles-mêmes qui tissaient cette mystérieuse toile.

Il y avait là des millions de fourmis, marchant en ordre sur quatre et cinq mètres de front!

Les trois jeunes hommes s’étaient arrêtés. En tête de la colonne marchaient quelques éclaireurs qui semblaient garder les autres avec vigilance. Sur les côtés, des officiers, continuellement occupés à courir en avant et en arrière pour s’assurer que personne ne s’écartait, que toute l’armée s’avançait en bon ordre.

On les reconnaissait à leur énorme tête blanche qui se balançait de haut en bas sans relâche, tandis qu’ils couraient en faisant leur métier de serre-files.

—Comment appelles-tu ces fourmis-là? demanda un des compagnons du capitaine.

—L’Eciton drepanophora ou Fourmi fourrageuse.

—Je voudrais bien en voir une de près.

—Ah! ça, non! Rentrons maintenant, et vivement! Je t’en montrerai chez moi. Mais, pour aller en chercher aujourd’hui, non! Contente-toi de ne pas avoir rencontré leur avant-garde, et prenons sérieusement la fuite; il pourrait nous en arriver malheur. Ce qui le prouve, tu le vois, c’est que nous sommes seuls... tout le monde a fui!...

—Allons-nous-en!

Inutile de dire que j’en avais vu assez et que je me hâtai de quitter mon poste d’observation pour rentrer dans mon étui.

En arrivant chez lui, mon brave capitaine choisit un superbe compotier, absolument semblable à celui qui me servait de prison à bord, y mit une poignée de feuilles, quelques fruits délicieux de son jardin et m’y enferma.

Puis il disparut un moment et revint quelques instants après, tenant à la main une petite boîte de verre qu’il déposa sur son bureau.

—Vous avez devant vous, mes amis, dit-il, un des plus gros travailleurs, ouvriers, des Écitons...

—Mais c’est un insecte formidable!

—Oui. La différence de dimension entre les ouvriers, dans cette espèce, est très remarquable. L’exemplaire que vous voyez mesure près d’un centimètre et un quart de longueur, sans compter les pattes; tandis que je vais vous en montrer un à côté qui n’est pas moitié aussi long et ressemble beaucoup à la Fourmi noire (Formica nigra) de notre pays.

—Et d’où vient cela?

—On n’en sait rien. C’est peut-être une question d’âge. Voyez la tête du grand, comme elle est ronde, polie et grosse! Elle est armée d’une paire d’énormes mandibules, courbées presque aussi fortement que des cornes de chamois et très aiguës à leur pointe. Attendez! nous allons placer une de ces armes sous le microscope. Voyez-vous?

—Certainement. Quels cimeterres? Mais ils sont entourés de soies qui s’y implantent comme par anneaux!

—Ce qui me frappe, moi, dit l’autre, c’est combien, chez ces officiers, le thorax et l’abdomen sont grêles.

—L’animal est bien plus foncé que ceux que nous voyions courir tantôt.

—Évidemment; ici, tout paraît brun-jaune plus ou moins pâle. Vivant, la tête est presque blanche. Les yeux, dans ce genre, sont d’une incroyable petitesse. Vous les voyez, comme deux petits points ronds, de chaque côté de la tête.

—Je ne les vois point...

—Prenez la loupe.

—Ce sont là des yeux?...

—En voici un, sous le microscope.

—Tiens! ils sont ovales et convexes... enfoncés dans un petit creux en orbite très profond... Sont-ils projetables en avant?...

—Non.

—Alors, l’Éciton voit peu?

—C’est mon avis. D’autant plus que, si cela vous intéresse, nous chercherons ici, dans la campagne, une autre espèce parfaitement aveugle... et cela ne les empêche nullement de vivre et de bien vivre, car ils sont gros et gras...

En ce moment un petit nègre entra dans la maison, et, montant quatre à quatre l’escalier, fit irruption dans le cabinet d’Urbain.

—Massa! les tanoca!...

—Où?

—En bas... elles arrivent! Ouvrez tout! massa. Elles vont nettoyer la maison! quel bonheur!...

—Es-tu sûr qu’elles viennent ici?...

—Oh! massa, moi avoir vu la colonne au jardin... et... tenez!... reprit le jeune enfant en se baissant et montrant au capitaine un Éciton qu’il venait de cueillir sur son mollet, où il était piqué par ses mandibules...

—Diable! messieurs, il est temps de partir! Sauve qui peut!...

J’avais envie de crier:

—Et moi?... vous m’oubliez! ingrat!...

Mais ils étaient descendus au galop, ouvrant les armoires, les portes des buffets, des cabinets...

Je restais seule.

Un silence de mort régna pendant quelques minutes.

Puis il se fit un effroyable tapage dans la maison... un grondement formidable monta d’en bas, s’étendit partout. On aurait dit un bruissement de feuilles, un roulement d’eau qui glisse...

Alors firent irruption dans le cabinet d’Urbain toutes les bêtes de la création en déroute, courant, sautant, rampant, glissant, se mêlant, se poussant...

Comment! Il y avait tant d’animaux dans la maison!

C’étaient des mille-pieds, des scorpions, des serpents, des lézards, des rats, des souris éperdues, folles, tournant sur elles-mêmes, des blattes volant en nuage compact...

A ce moment, à la porte apparut l’armée noire qui montait à l’assaut. Ce fut d’un mouvement lent, continu, indescriptible, implacable, que cette lave montante enveloppa tout ce qui se tordait, sautait, s’ébattait sur le plancher... Quelques convulsions dernières, et tout s’apaisa... Ce fut comme une lutte de quelques minutes, lutte silencieuse, sans trêve ni merci... puis cela s’affaissa... et le drap vivant, noir et jaune, recouvrit le tout.

Nombre d’insectes étaient sautés sur le bureau d’Urbain et l’avaient inondé de leurs troupes désordonnées. Mais, le long de chaque pied, monta et déboucha une colonne de grosses têtes conduisant l’infanterie, et la boucherie recommença...

A cet instant, j’eus peur!...

Devant moi, derrière moi, par côté, partout, les terribles Écitons entouraient ma prison de verre...

Tout était mort autour d’eux: moi seule vivais encore, à l’abri du compotier; et les mandibules crochues s’ouvraient et se fermaient avec un bruit affreux de castagnettes en se tournant de mon côté...

Une phalange essaya d’escalader ma prison de verre, mais elle ne put y parvenir... je respirai! le bienheureux vase était une demi-boule montée sur un pied mince. Pas moyen de parvenir au bord... et d’ailleurs, mon couvercle me protégeait.

Quelques Écitons montèrent sur les objets saillants autour de ma bienheureuse prison; elles essayèrent d’y sauter... une seule réussit. Mais elles eussent été dix et vingt de ses semblables, qu’elles n’auraient pas pu soulever cette masse de cristal. J’étais sauvée!...

Alors je reportai mon attention sur ce qui se passait autour de moi. Je sentais que, dans quelques minutes, je serais le seul être vivant de la maison.

Effectivement, les Écitons se livraient à une visite domiciliaire qui n’oublia ni une crevasse, ni une fente. Les blattes, les insectes, tirés au dehors par cinq ou six fourmis, étaient impitoyablement mis à mort.

Enfin le carnage cessa, faute de victimes. Les Écitons harassés, rassasiés de sang, remirent enfin l’épée au fourreau en rentrant leur terrible aiguillon et procédèrent au butin. Tout ce qui pouvait être emporté par eux le fut. Je vis s’organiser sans bruit, devant moi, une marche triomphale digne des temps barbares. Tout le monde reprit sa place dans les rangs, chargé de butin, et le torrent noir, se repliant sur lui-même, disparut peu à peu dans l’escalier...

Quelques-uns, en se retirant, jetaient de mon côté un regard de convoitise et de regret. Il leur répugnait de laisser un être en vie derrière eux!

Puis le silence s’étendit sur toute la maison...

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