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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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XIII
LES FEUILLES QUI MARCHENT.—TÊTES DOUCES ET TÊTES RUDES.

—Vous m’intéressez vivement, dis-je à mon ami Double-Épine; plus je vais, plus je comprends et j’apprécie ce que j’ai entendu dire à une vieille reine de chez nous: Le monde appartient aux fourmis!...

—Votre vieille reine avait raison, reprit ma voisine en se rengorgeant, et nous sommes, sans contredit, le premier peuple de la terre, non seulement par le nombre, mais par l’intelligence et les mœurs. Combien connaissez-vous de nations, même parmi les animaux plus grands que nous, qui possèdent un gouvernement plus simple, mieux défini, agissant avec autant d’ensemble et avec si peu de rouages?

—Les abeilles, peut-être...

—Ah! oui, toujours les abeilles! Mais elles ne sont qu’un peuple asservi à la glèbe. Nous, nous vivons libres en travaillant, et, sans nos inspecteurs...

—Vous ne les avez donc pas vus remplissant leurs fonctions en serre-files, dans la grande armée des Écitons?...

—Pardieu si, je les ai fort bien remarqués. Vous en connaissez donc d’autres, dans des espèces différentes des Écitons?

—Certainement, j’en connais... et il ne nous faudra pas aller bien loin pour les voir. Puisque vous vous intéressez aux mœurs de nos pareilles, mon cher, je vous propose d’aller, à quelque distance d’ici, visiter les travaux admirables des Saüba.

—J’accepte, à condition qu’il n’y aura aucun danger de se montrer trop curieux.

—Aucun, je vous l’affirme; ces fourmis s’occupent de leurs affaires exclusivement et ne cherchent querelle à personne... Peut-être parce qu’elles sont de force à se faire respecter par tous! Ah! c’est un grand peuple! probablement le plus grand du monde, pour nous... et pour bien d’autres!

—Allons, je suis prêt!

—Non, voisin, pas aujourd’hui. Nous n’aurions pas le temps de visiter leurs travaux, qui sont immenses. Nous n’aurons pas trop, demain, de toute notre journée pour cela.

—A demain donc!

Je me cachai dans un coin sombre, sous des racines, afin de passer une nuit sans accident. Hélas! je ne dormis guère. Ce fut, dès que l’obscurité eut envahi la forêt vierge, un concert, ou plutôt un charivari de cris, de bruits à faire trembler les plus braves. Certes, je ne suis pas poltron, et cependant les cris vinrent quelquefois si près de ma retraite, j’entendais fouiller les feuilles si près de moi, que la frayeur me tint éveillé. Au matin, le tapage cessa peu à peu; puis, tout à coup, sans transition aucune, comme dans notre belle France, le jour se fit et le soleil inonda la terre de ses rayons.

Double-Épine parut, me cherchant du regard.

—D’où venez-vous? lui demandai-je.

—De mon nid. Pourquoi me faites-vous cette question?

Je lui racontai mon aventure.

—Enfin, dit-il en riant, vous en avez été quitte pour une belle peur! Tout est bien qui finit bien. Cependant je ne vous conseille pas de vous exposer ainsi une seconde fois, car le nombre des êtres qui nous attaquent est énorme... Vous ne vous en doutez pas, et c’est un vrai miracle qu’ils ne vous aient pas trouvé. Il faut croire que votre odeur leur est inconnue et, par suite, étrangère... Elle vous a servi de sauvegarde. Cependant, il ne faudrait pas trop vous y fier!

—Soyez tranquille, cher ami, je ne m’y fierai plus. Brrrou!... j’en ai froid dans le dos!

—Faisons notre déjeuner et partons, si vous le voulez bien.

—Je ne demande pas mieux.

Nous nous régalâmes des délicieux fruits qui gisaient autour de nous, et nous nous mîmes en route.

Double-Épine marchait comme un Basque, j’avais beaucoup de peine à le suivre au milieu des obstacles qui me barraient le chemin à chaque pas. Ses épines lui servaient beaucoup en écartant les herbes et brindilles sur son passage. J’en compris alors la haute utilité, dans ces fourrés dont les bois les plus épais de notre Europe ne peuvent donner une idée.

Enfin, après avoir longtemps marché, nous arrivons à une clairière immense au milieu de laquelle s’élève une sorte de colline ou de dôme de soixante centimètres de hauteur, allant en mourant de tous les côtés... Plus de cent cinquante hauteurs de fourmi d’élévation! Quel édifice!... Et quel peuple en construit de semblables! A mesure que nous approchions, le sol se couvrait de fourmis, et c’était, autour de nous, un mouvement admirable. Il y avait là des milliers et des milliers de créatures grouillant comme dans nos fourmilières.

—Attention! me dit Double-Épine, nous avons la chance d’assister au retour d’une expédition qui, très probablement, a couché sur le lieu de ses exploits. D’après la direction de la colonne, je pense qu’elle arrive de l’un des jardins de la banlieue, car nous ne sommes pas, ici, très avant dans la forêt.

Alors, je montai avec lui sur un tronc d’arbre et je vis un spectacle aussi extraordinaire qu’inexplicable pour moi. Chaque fourmi—et elles étaient une myriade!—marchait bravement, tenant dans ses mandibules, par la queue, une feuille verte de trois ou quatre centimètres de diamètre!

Ces milliers de feuilles animées, marchant doucement et d’un mouvement continu, égal, et cachant les fourmis qui étaient dessous et les tenaient au-dessus de leurs têtes comme un parasol, présentaient l’aspect le plus singulier que l’on puisse imaginer. On aurait dit un immense tapis vert luisant. Je me retournais vers Double-Épine pour l’interroger, lorsqu’il me prévint.

CES MILLIERS DE FEUILLES ANIMÉES.....

—Telles que vous voyez ces fourmis, elles sont si nombreuses que, en certaines contrées de ce pays, elles chassent les habitants. Aucun moyen n’est capable de les chasser ou de les détourner; vous le comprendrez tout à l’heure, quand vous aurez visité leur forteresse. En ce moment, il me semble évident qu’elles ont dû dévaster une plantation d’orangers dont elles rapportent chacune une feuille. Demain, elles attaqueront de même une plantation de caféiers, et il n’en restera rien; les arbres, ainsi dénudés, voient leur végétation nécessairement arrêtée brusquement et, quelque fertile que soit le pays, le plus souvent ils meurent.

—Et qu’est-ce qu’elles font de ces feuilles?

—Mon cher ami, elles s’en servent pour couvrir le dôme de leurs bâtisses et empêcher que des parcelles de terre ne tombent à l’intérieur. Ce que vous voyez, ce sont des plafonds admirables qu’elles emportent, par parties, pour les rassembler ensuite comme des écailles en les taillant de grandeur convenable.

—Il en faut donc beaucoup?

—Vous allez en juger. D’après mes évaluations, je crois que la colline ou le dôme qui occupe le milieu de la clairière a bien douze à treize mètres de diamètre.

—Vous dites?...

—Je répète: plus d’une douzaine de mètres de diamètre, et vous avez estimé sa hauteur à soixante centimètres. Avouez, vous qui connaissez les hommes, que leurs plus puissants efforts en bâtisse sont vraiment bien insignifiants si vous les comparez à la taille des architectes.

—C’est vrai, mais comment ceux-ci font-ils?

—Ah! jeune étranger, c’est là le grand secret! Tout provient de la division du travail, érigée en loi que personne ne transgresse! Ces guerriers, que vous voyez passer et qui viennent de recueillir et de chercher les feuilles, ne les placeront pas, ils se contenteront de les jeter sur le sol, laissant à des relais de travailleurs spéciaux le soin de les placer dans un ordre convenable. Ceux-ci s’en saisissent, les arrangent, puis une autre escouade vient les couvrir de petites pelotes de terre, et cela tellement vite, qu’en très peu de temps les feuilles sont cachées sous cet endroit et solidement attachées.

—Cette construction me rappelle celle des Termites.

—Avec cette différence capitale, que le travail est inverse...

—Comment cela?

—Sans doute, les Termites bâtissant beaucoup plus sur le sol qu’ils ne creusent. La Saüba, au contraire, fouit beaucoup plus qu’elle ne bâtit. Ce que vous voyez saillir ici n’est qu’une très faible partie des travaux énormes qui ont été accomplis au-dessous... Vous les visiterez.

—Comment appelle-t-on cette fourmi en langage savant?

Æcodome cephalotes.

—Ah!...

Souvent, en langage vulgaire, on lui donne le nom de Fourmi parasol. En patois des sauvages du pays, on dit Coustrie. La population de chaque phalanstère est divisée en trois castes d’habitants parfaitement distinctes: les Ailés, les Grosses Têtes ou soldats, car on les appelle souvent ainsi, et les Travailleurs ordinaires. Selon moi, les Grosses Têtes doivent se subdiviser en deux classes encore: les Têtes douces et les Têtes rudes; les premiers portant un casque corné, transparent, poli, tandis que les têtes des seconds sont opaques et couvertes de poils.

—Et que font ces Grosses Têtes?...

—Jamais elles ne travaillent ostensiblement. Elles surveillent les ouvriers, surtout les Têtes polies, qui ne font rien par elles-mêmes et se promènent auprès des autres.

—Ce sont des soldats, tout comme chez les Termites, fis-je, je connais ça!...

—Mon cher ami, vous ne connaissez rien du tout. Elles n’ont même pas d’aiguillon. Bien plus, si on les taquine, elles ne semblent pas s’en inquiéter ni s’en apercevoir.

—Ce n’est pas possible!...

—Cela est ainsi. Mais il y a plus et mieux encore, car la variété des Têtes polies a certainement un emploi encore bien plus difficile à deviner. Voici ce que j’ai vu. Si nous coupions, comme je l’ai vu faire à des hommes explorateurs, il y a quelque temps, la tête d’une de ces buttes que nous voyons fraîchement bâties et garnies d’une couverture des feuilles que nous connaissons, nous trouverions, au-dessous, un large puits cylindrique s’étendant à plus de soixante centimètres de profondeur. Si nous y enfonçons une baguette d’au moins un mètre cinquante centimètres, nous pourrons la faire entrer dans les galeries latérales sans en rencontrer l’extrémité; mais, alors, les manifestations des habitants se prononceront. Un certain nombre d’individus colossaux arrivent lentement le long des parois polies du puits. Ce sont des Têtes rudes. Leur front est couvert de poils, ils ont, au milieu, un petit ocelle ou œil simple tout à fait différent, comme structure, des yeux composés ordinaires que nous portons tous des deux côtés de notre tête.

—Je n’ai jamais rien vu de pareil.

—Je le crois bien. Non seulement cet œil frontal n’existe pas chez les autres ouvriers Saüba, mais il ne se trouve chez aucune autre espèce de fourmi connue! Rien n’est plus frappant, comme spectacle, que de voir ces étranges créatures émergeant lentement, comme des spectres, de l’obscurité du puits, et apparaissant au jour comme les cyclopes de la fable homérique.

—Peste! Double-Épine, mon amie, mais vous avez des lettres!...

—Ne vous en déplaise! j’ai été élevée au collège des Pères jésuites de Para et je ne suis devenue campagnarde que par une suite de malheurs dont la bizarrerie égale l’intensité!...

—Je vous plains beaucoup. Oui, beaucoup! mais... nos Grosses Têtes...

—Vos Grosses Têtes crépues ont cela d’inexplicable pour moi, qu’on ne les voit jamais que dans les circonstances que je viens de vous raconter. Quelles peuvent être leurs fonctions spéciales? Jamais elles ne sortent. Sont-elles destinées à être les gardes du corps de la reine? Sont-ce, en plus modeste emploi, des simples sergents de ville? des surveillants de la voirie publique?... Tout est possible chez un peuple aussi avancé! Il ne faudrait pas croire, pauvre fourmi française, que les rues ou galeries souterraines de nos peuples américains ressemblent aux taupinières que vous édifiez! Elles sont si vastes, ici, elles sont si compliquées, que les explorateurs dont je vous ai parlé, et dont j’ai suivi tous les travaux par curiosité, ont renoncé à les explorer complètement. Ils y auraient usé leur vie!

—Vous plaisantez?...

—Si peu, que je les ai vus souffler de la fumée de soufre dans une fourmilière semblable à celle-ci, et que nous avons suivi la fumée sortant à soixante-dix mètres de distance.

—Pourquoi attaquait-on ainsi les pauvres bêtes?...

—Parce qu’elles s’étaient rendues coupables de dégâts considérables en perçant l’endiguement de vastes réservoirs et faisaient ainsi écouler toute l’eau avant que le dommage ait pu être conjuré.

—Savez-vous, chère Double-Épine, comment sont les Saüba ailées?

—Oui, mais vous ne les verrez pas maintenant. Elles ne sortent de la fourmilière qu’en janvier et février. Elles sont tout à fait différentes des ouvriers et des soldats; leur corps rond les fait ressembler beaucoup à des abeilles; leur couleur est plus foncée. Elles sortent par légions de la fourmilière et, parmi cette légion, quelques rares individus seulement survivent à la fin du jour, car les oiseaux des environs se sont donné rendez-vous pour attaquer et dévorer les membres de cette colonie ailée, ainsi que tous les animaux insectivores du pays. Les femelles sont d’ailleurs de fort gros insectes, qui ont bien trois centimètres les ailes ouvertes; les mâles sont plus petits.

Quant à la mère-femelle, la Reine, si vous voulez, elle ressemble beaucoup à une reine de Termites. Vous ne pourrez la voir, ma chère, car elle ne quitte jamais sa case à l’intérieur, la mieux défendue de la fourmilière, et ce n’est pas chose aisée de la trouver. Cependant je l’ai vue, dans le bouleversement auquel j’ai assisté, parce que les ravageurs l’ont cherchée et enfin découverte. Elle reste, même après la perte de ses ailes, de beaucoup la plus grosse de la colonie.

Ceux qui survivent au massacre général des Ailés se préparent eux-mêmes à fonder une nouvelle colonie; ils y parviennent toujours, pour un certain nombre; et ils sont si prolifiques, que, en dépit de l’énorme destruction qui a frappé les individus ailés, ceux auxquels seuls est départie la tâche de la reproduction, ils chassent l’homme de ses possessions, et que celui-ci se montre absolument incapable de vaincre ces terribles ennemis, qui sapent et détruisent ses travaux!

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