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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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V
MORT DE MON FRÈRE.—JE ME SAUVE.

Depuis quelques jours nos esclaves, en creusant au fond des caves de notre fourmilière pour les agrandir, avaient rencontré un amas de matières bizarres. C’était comme un amas de tissus épais; s’il eût été fait en soie, en laine ou en lin, nous en eussions tiré parti en le déchiquetant et en le mangeant; mais il était composé évidemment d’une fibre étrangère à nos pays, fort dure, et présentant un goût diabolique.

En présence de cet amas, toutes les esclaves tinrent conseil. Personne ne savait ce que ce pouvait être. Il est vrai que toutes étaient fort jeunes et manquaient d’expérience; aussi, quand une des plus fortes têtes des Polyergues demanda si cette couche particulière de matière ne se trouvait pas dans toutes les fourmilières, personne ne put lui répondre avec certitude, et il fut décidé, séance tenante, qu’on détacherait une fourmi sûre et de grande intelligence pour aller s’informer de cela.

Je fus choisie, et je crois que l’on ne pouvait mieux choisir. On m’adjoignit un de mes frères comme aide de camp, et voilà comment, à peine rentrée d’une expédition, il me fallut en recommencer une autre. En attendant, il fut décidé que les morceaux de tissus gênant les travaux souterrains seraient découpés, portés au dehors et jetés aux résidus sans emploi.

Ainsi fut fait, malgré la répugnance que les esclaves éprouvaient à couper cette matière qui possédait un goût horrible. Mais que ne peuvent le courage, la patience et l’abnégation des bons citoyens!

Nous cheminions donc de compagnie, mon frère et moi, passant avec précaution, aussi près que possible, des fourmilières du canton; mais pas assez près cependant pour motiver des attaques et des assauts des colonies, qui ne sont pas toujours de bonne humeur.

Tout en causant, nous traversions une grande plaine sablonneuse, absolument nue. Au-dessus de nos têtes, à d’énormes hauteurs, s’étendaient les branches épaisses de plusieurs arbres qui empêchaient depuis bien des années l’eau du ciel de tomber sur le sol et de le raffermir. Aussi, enfoncions-nous jusqu’au genou dans cette terre semblable à de la cendre, et étions-nous exténués de fatigue.

Nous avancions cependant avec courage, car il fallait sortir de ce mauvais pas, et nous nous dirigions vers un endroit qui semblait libre et dont les alentours étaient comme barrés par des collines abruptes, des racines colossales et des herbes entrelacées.

—Vois, dis-je à mon frère, cela ressemble à un défilé dans les montagnes Noires!

—C’est vrai! Heureusement, le sol est uni à perte de vue.

A peine mon frère avait-il terminé ces paroles, que nous arrivions au défilé; mais, là, un spectacle inattendu nous était réservé. Au lieu de continuer à perte de vue devant nous, comme un tapis de cendres, ainsi que nous le supposions, le sol s’enfonçait brusquement en un entonnoir immense... Rien que des parois abruptes, glissantes, d’aspect peu rassurant...

Nous nous arrêtâmes sur le bord, nous retenant à grand’peine, tant le terrain était mauvais...

—Qu’allons-nous faire? me dit mon frère. Nous ne pouvons pas descendre dans cet entonnoir; outre que le sol est impraticable pour la descente, nous le trouverions encore bien pire pour la remonte.

—Cherchons un passage entre le précipice et le rocher...

—Soit! Toi, reste là et attends-moi...

—Sois prudent!...

Le malheureux partit avec toute la circonspection nécessaire en cette difficile occurrence... Tout alla bien d’abord; le sol était plus compact qu’on ne l’avait supposé au premier coup d’œil, et je me disposais à le suivre; mais arrivé à peu près à moitié route, c’est-à-dire à l’endroit le plus étroit, voilà que son pied heurte un grain de terre qui roule rapide au fond du gouffre... O prodige! ô terreur! soudain, le fond du précipice semble s’animer; une éruption de cendre et de sable s’en élève, retombant sur mon brave compagnon comme une averse pressée...

SOUDAIN LE FOND DU PRÉCIPICE SEMBLE S’ANIMER.....

Moi-même je reçois quelques éclaboussures et je rétrograde sous leur impression; mais mon frère, aveuglé, terrifié, meurtri par ces matériaux qui pleuvent sur sa tête, hésite, chancelle... Il fait des efforts effrayants pour se retenir... puis il roule au milieu des pierres et du sable jusqu’au fond du volcan...

Horreur!... Tout en bas, dans le gouffre, je vois deux énormes pinces pointues, tranchantes, acérées, sortir du sable, s’ouvrir et, saisissant mon frère infortuné, se dédoubler, le couper et le découper, lui suçant le sang en un clin d’œil et rejetant sa carapace vide au dehors...

Un souvenir horrible me revient à la pensée des histoires racontées à la veillée quand j’étais petit...—le fourmilion!!!...

C’était lui, en effet, qui achevait de dévorer mon pauvre frère.

Il s’agissait pour moi de lui échapper au plus tôt. Quoique je susse qu’il n’était pas ingambe, je le craignais instinctivement autant qu’il mérite de l’être, et je m’efforçai immédiatement de sortir du danger dans lequel je me trouvais. M’éloigner n’était pas facile, enfoncé comme je l’étais dans le sable mobile.

Cependant j’agis avec précaution, je rampai à rebours, et, malgré les projectiles qu’il m’envoya, je pus gagner un terrain moins dangereux et où ma fuite pût s’accélérer.

En m’éloignant je vis au pied d’un arbuste le cadavre d’une malheureuse fourmi, victime comme mon pauvre frère du terrible animal.

Je l’avoue, je retournai droit à la fourmilière, autant pour prendre un repos dont j’avais grand besoin que pour prémunir mes frères contre les dangers du défilé que j’avais reconnu. Là, je pris des renseignements sur notre terrible ennemi.

Tout ce que j’en avais entendu raconter jusque-là m’avait semblé si incroyable, que je n’y avais attaché qu’un intérêt très secondaire, comme à des contes de bonnes femmes; mais maintenant!...

Or une de mes compagnes m’affirma qu’elle avait vu, du haut d’un brin d’herbe, le fourmilion se métamorphoser en une sorte de Libellule, de Demoiselle d’une grande élégance de forme, et douée d’ailes de gaze transparente sur lesquelles elle partit au travers des airs... Le fourmilion s’était enveloppé dans un cocon arrondi au fond de son trou. Soudain, il découpa un trou sur le côté et sortit son corps à moitié par cette ouverture. La peau de la chrysalide se fendit alors, et l’insecte parfait en sortit. A peine eut-il fait sa première aspiration d’air, que son abdomen, qui naguère était court pour entrer dans le cocon, s’étendit, se gonfla et s’allongea d’au moins trois ou quatre fois sa longueur. Ses antennes se déroulèrent toutes seules, comme les ailes... Ma compagne vit tout cela pleine d’étonnement et sans oser bouger.

JE VIS LE CADAVRE D’UNE MALHEUREUSE FOURMI.

Le fourmilion est avant tout carnassier. Il nous a voué, à nous, une haine à mort, ainsi qu’aux autres insectes les plus agiles, tandis que lui est cul-de-jatte! Aussi est-t-il absolument incapable de chasser noblement sa proie comme nous: il lui faut une lâche embuscade! Où se cache-t-il, sinon dans le sable, pour y ensevelir son vilain corps qui ressemble à une hideuse araignée de jardin! Si faibles sont ses pattes, qu’à peine il peut marcher, il se traîne...

J’appris ainsi beaucoup de particularités sur le monstre, et j’en vins à me familiariser avec l’idée de le revoir: je n’en avais même presque plus peur; aussi je résolus de retourner à la plaine des sables, d’arriver par un détour en suivant le haut des collines boisées, et de me placer assez près, de là-haut, pour l’observer à l’abri et sans danger.

Je partis donc, malgré les remontrances de mes compagnons; mon caractère décidé et aventureux se dessinait déjà. Hélas! où devait-il bientôt me conduire? Mais nul ne peut fuir sa destinée!...

Mon projet était bon; j’avoue que les difficultés furent grandes pour le mettre à exécution, parce que les chemins n’étaient nullement frayés sur les montagnes, et je courus beaucoup de dangers à traverser ces forêts vierges. Cependant à cœur vaillant rien d’impossible..., c’est ma devise. Du haut d’une roche, je cherchai le théâtre du fatal événement qui avait terminé la vie de mon frère...

Plus d’entonnoir! A sa place, un bouleversement complet: des terres éboulées, un chaos en miniature... Mon noble frère avait lutté jusqu’à la fin, faisant crouler le sable sous ses pieds, s’attachant à chaque aspérité... Le fourmilion avait abandonné un travail aussi compromis, et reportant son embuscade un peu plus loin dans le même défilé, était en train de creuser son entonnoir. Je le vis travailler, et chaque fois il repoussait la terre dans l’ancien trou, qui ainsi se comblait grossièrement, peu à peu, de façon à ne pas interrompre le chemin d’arrivée par ce côté-là.

Le fourmilion commença alors, devant moi, à tracer son entonnoir. Il aplatit d’abord son abdomen comme un soc de charrue; puis, rampant à reculons dans une direction circulaire, il traça une tranchée peu profonde, mais qui marquait un cercle de cinq centimètres au moins de diamètre. Comment parvient-il à tracer ce sillon en cercle régulier, à tâtons, puisqu’il marche à reculons?... C’est un vrai miracle... Une fois le premier cercle fait, les autres ne sont plus rien; c’est comme le laboureur qui suit son premier sillon. Toujours est-il que l’affreuse bête reprend un second cercle en dedans du premier, chassant toujours le sable avec sa tête et le lançant en dehors de la limite de sa tranchée.

J’étais émerveillé, et je demeurais attentif et immobile, assistant à ces manœuvres nouvelles pour moi, et me demandant qui avait pu dire au premier fourmilion: Tu feras comme cela!... Pendant ce temps, l’ouvrage avançait; les cercles, de plus en plus petits, devenaient plus profonds, le sable s’en allait en gerbe au delà des limites, et, tout à coup, je vis le fourmilion se cacher au fond du trou, dans le sable, et demeurer immobile. C’est pour cela que nous n’avions rien vu de suspect en approchant du piège où mon pauvre frère avait trouvé la mort!

Cependant, si nous avions été moins inexpérimentés, nous y aurions regardé avec plus de soin, et nous aurions aperçu, au fond, les pointes aiguës des mandibules largement ouvertes de la bête!...

J’avais perdu beaucoup de temps à mon observation, aussi je me hâtais vers notre fourmilière. Malheureusement, le chemin était long et le soir se faisait lorsque j’en découvris le faîte; au même moment, un croassement sinistre s’éleva dans les airs, et un oiseau s’envola dans la direction de notre nid...

C’était le pic-vert qui chantait sa maraude en regardant le trou d’arbre où il allait passer la nuit. Au même instant, une de mes camarades, sortant de dessous une feuille sèche et me barrant le chemin, m’apprit que, pendant mon absence, le pic-vert était venu audacieusement attaquer la fourmilière, bouleverser quelques avant-postes pour introduire dans les avenues sa langue immonde, chargée de bave gluante, sur laquelle il ramasse les malheureuses fourmis qu’il touche, puis, retirant le tout dans son bec, les avale...

J’avoue que je ne comprends pas encore comment cet oiseau peut loger dans son bec une langue aussi longue que son corps. Cependant, à force de m’informer, je trouvai une vieille, bien vieille fourmi, qui m’assura avoir jadis mangé un pic-vert tué par un chasseur qui avait ensuite dédaigné un aussi mince gibier. Or la vieille m’affirma qu’elle avait mangé de la tête et qu’elle avait vu, en dedans de la boîte osseuse, la langue de l’oiseau qui s’y enroulait, en faisant tout le tour, comme du fil dans une boîte.

Je veux bien y croire, mais je n’ai pas vu!

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