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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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II
MA PREMIÈRE AMIE

Les blés d’alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l’essor,
De mille soins divers l’alouette agitée
S’en va chercher pâture, avertit ses enfants
D’être toujours au guet et faire sentinelle...
(La Fontaine.)

Au loin s’étendait la plaine, couverte en partie de moissons dorées étendues par endroits, tandis qu’en d’autres parties les épis, couchés à terre en longues traînées, laissaient le sol à découvert. De place en place, de grands espaces verts m’indiquaient des pâturages; quelques haies, quelques arbres le long des chemins rompaient seuls l’uniformité de ce magnifique spectacle. Au-dessus, un ciel bleu, limpide, sans nuages, et partout les brûlants rayons du soleil de juillet.

Nous autres oiseaux, nous digérons vite et il nous faut manger sans cesse. La faim se faisait sentir.

Je m’élançai vers l’un des champs moissonnés, pensant que les épis en tombant avaient répandu quelques grains mûrs dont je ferais mon profit. Au moment où je m’abattais dans les herbes, je vis aller et venir anxieusement un oiseau à peu près de ma taille, mais dont la démarche était beaucoup plus rapide que la mienne. Il cherchait à terre quelque chose, et j’avoue que je n’y voyais rien qui valût la peine de ce soin. Je marchai à sa rencontre, et voyant qu’il ne prenait aucun souci de moi:

—Holà! Qui êtes-vous?... demandai-je.

Point de réponse.

—Êtes-vous sourd?

Pas de réponse.

Très intrigué de cette quête affairée, à laquelle je ne comprenais rien, en même temps piqué qu’il ne répondît pas mieux à mes avances, je marchai encore quelques pas vers lui et, le touchant de mon aile:

—Je ne vous veux point de mal, voisin, pourquoi ne me répondez-vous pas?

—Je n’en ai pas le loisir.

—Veuillez au moins me dire comment vous vous appelez?

L’oiseau s’arrêta un moment, me regarda de ses grands yeux intelligents et me répondit:

—Vous ne me connaissez donc pas?

—Non, en vérité.

—Pauvre enfant! vous êtes jeune, je le vois bien. Apprenez donc que je me nomme l’Alouette: c’est moi qui chante l’Angélus des oiseaux, le matin, à midi et le soir.

—Merci, madame l’Alouette; moi, je m’appelle Pierrot.

—Je le sais bien, fit-elle. Vos pareils ordinairement ne valent pas grand’chose, mais...

—Il y a des exceptions, Madame, je vous l’assure.

—Je veux bien vous croire.

Tandis qu’elle parlait dans son gentil langage, je la regardais attentivement. Sur sa tête gracieuse se dressait une huppe formée de plumes élégantes; sa robe était grise; grivelée de deux ou trois tons tirant un peu sur le jaune et donnant à sa parure une couleur tellement semblable à celle de la terre, que si je m’éloignais d’elle de quelques pas, sa voix seule m’indiquait sa présence. Gracieuse dans toute sa personne, un seul détail me choquait par sa singularité: c’était la longueur démesurée de son pouce, plat et armé d’un ongle sans courbure plus long que son doigt. Je lui en fis l’observation, et elle m’expliqua que, grâce à cette conformation spéciale, les doigts de l’alouette ne peuvent se fermer comme les nôtres et former une pince par leur opposition avec le pouce. Aussi l’alouette ne peut-elle pas embrasser une branche sous sa patte et est-elle obligée de ne jamais percher.

—Vous passez donc votre vie à terre? lui demandai-je.

—Mais oui.

—Ce doit être bien fatigant, marcher sans cesse dans les terres labourées?...

—Non, parce que notre pouce, qui vous semble un embarras, je le vois bien, nous soutient sans effort sur les terrains mous et sableux.

Tout en devisant ainsi, nous quittions le champ et descendions sur la route, auprès d’un cantonnier qui cassait des pierres et dont l’Alouette n’avait pas peur. Elle le connaissait depuis longtemps, et souvent, pendant son dîner, le bonhomme lui donnait des miettes de pain noir qu’elle s’empressait, me dit-elle, de distribuer à ses petits. Une voiture vint à passer; nous nous envolâmes, moi sur un buisson de la haie voisine, elle dans les airs, me disant, en partant, de sa douce voix flûtée:

Attends-moi, mon ami...
Attends, attends-moi...
Je vais chanter au ciel
Et je reviens à toi!
A toi! à toi!

Et elle ouvrit ses ailes longues, vigoureuses, infatigables. Je la regardais ébahi monter, monter, monter toujours, et me sentais envahi, je ne sais pourquoi, par une poignante inquiétude. Comment la tête ne lui tourne-t-elle point?... Pendant ce temps, elle montait toujours, décrivant des cercles gracieux dont chaque tour l’élevait davantage et faisant entendre sa voix qui, malgré l’éloignement, m’arrivait toujours aussi nette, aussi distincte, aussi forte! Ce fait me remplissait d’étonnement; mais depuis j’ai, un jour, entendu un homme très savant me dire que ce fait était inexplicable pour lui,—ce qui ne m’étonne pas, puisqu’il l’est bien pour moi! Aujourd’hui, je regrette vivement de n’avoir pas songé à demander à ma chère Alouette comment elle accomplissait ce tour de force.

Elle monta ainsi à plus de mille mètres de hauteur. Un quart de lieue en l’air! Je ne la voyais plus, mais je l’entendais toujours, et pendant une demi-heure elle chanta, sans effort, sans fatigue apparente. Ses thèmes étaient toujours variés, mélodieux, tendres et limpides, quoique tristes. Bientôt j’entendis aussi les autres alouettes de la plaine qui, comme elle, chantaient en montant vers les nuages et comme elle obéissaient sans doute au besoin inné et instinctif qu’elles ont de se balancer de temps en temps dans un air plus pur que le nôtre. Je l’appelai de ma voix la plus forte:

—Reviens, amie! descends!

Quel enfantillage! Je ne réfléchissais pas qu’elle ne pouvait m’entendre, puisque j’ignorais l’art de faire porter ma voix aussi loin que la sienne. Tout à coup j’entends au-dessus de ma tête un cri d’effroi, un qui-vive strident poussé par une hirondelle qui effleurait mon buisson... A côté de moi, une bergeronnette, se balançant sur un tas de pierres, répond par un appel perçant et s’envole... Que veut dire tout cela?

Blotti parmi les épines de mon buisson, je suivais de l’œil ma nouvelle amie, qui apparaissait comme un point noir dans le bleu du ciel; je l’apercevais prête à redescendre, quand soudain un oiseau beaucoup plus gros que nous, doué de grandes ailes pointues et armé d’un bec crochu et formidable, passa, rasant la haie dans laquelle je me cachais...

L’effroi paralysa mes sens, quand j’entendis le bonhomme de cantonnier, auprès duquel l’oiseau volait, marmotter entre ses dents:

—Gredin d’émouchet! va!... N’attaque pas mon Alouette, au moins, car tu aurais affaire à moi!

De ses yeux perçants, l’émouchet avait vu mon amie. Il bondit et s’élança dans la nue, obliquement, sans cependant perdre de vue la pauvrette, qui, d’un coup d’aile rapide, monta au plus haut du ciel. L’émouchet courut alors une bordée qui le rapprochait d’elle; mais, tout à coup, l’Alouette plia ses voiles, et, comme une pierre qui tombe, d’un coup elle arriva au pied de la haie. Ouvrant alors ses ailes à quelques pas de terre, elle amortit sa chute et, d’un revers, se blottit dans les hautes herbes. Elle y arrivait à peine que l’émouchet tombait à son tour, mais trop tard! Malgré ses yeux jaunes, féroces et inquisiteurs, qui luisaient comme des escarboucles, il n’aperçut pas l’Alouette, blottie et immobile.

COMBIEN J’ÉTAIS HEUREUX DE VOIR LE BRAVE CANTONNIER...

Il s’éloigna, battant de l’aile d’un air mécontent...

Combien j’étais heureux! autant de la savoir sauvée que de voir le brave cantonnier qui, armé de son marteau à long manche, arrivait à son secours.

Je m’approchai d’elle et nous nous mîmes à causer comme des bons amis qui se retrouvent; malheureusement, elle se montrait un peu plus réservée que je ne l’eusse désiré: comme tous les habitants des campagnes, elle était défiante et ne se livrait pas au premier venu.

Cependant, je lui parus un bon enfant de Moineau; elle fut convaincue que j’avais le cœur sensible, peut-être se souvint-elle de l’amitié séculaire qui lie nos deux races; toujours est-il que sa raideur se détendit, qu’elle me raconta ses malheurs et m’initia aux dangers que mon espèce redoute; car, hélas! ici-bas, chacun de nous a ses ennemis.—Heureux ceux qui n’en ont qu’un!

—Je ne suis plus jeune, me dit-elle; j’avais échappé jusqu’à présent à tous les pièges qui nous ont été tendus par les enfants des hommes; j’en étais fière et m’en glorifiais.

Hélas! combien je suis punie aujourd’hui de ma présomption!

Nous construisons ordinairement notre premier nid de bonne heure, vers la fin d’avril, afin que nos petits soient assez forts pour s’envoler avant que l’homme récolte ses grains. Dans les champs ensemencés, nous profitons d’une petite cavité naturelle au fond d’un sillon, pour y amasser quelques feuilles, un peu d’herbes fines, du crin bien choisi, et là-dessus nous pondons quatre à cinq œufs, les plus charmants qui existent, à nos yeux du moins. Nul ne peut fuir sa destinée, et le malheur poursuit certains êtres sans relâche. Ma première couvée fut détruite par un orage: moi-même, je ne dus mon salut qu’à la présence d’esprit de mon mari, qui me sauva d’un torrent d’eau emportant au loin notre nid et nos œufs déjà brisés.

Nous nous remîmes avec ardeur à préparer une seconde couvée: mais je voyais avec douleur que les blés mûrissaient trop vite et que nos petits ne seraient jamais assez forts à la moisson prochaine. Les chers enfants, cependant, se montraient pleins de courage. Tout jeunes, ils avaient quitté le nid et s’efforçaient de nous suivre; mais leurs petites jambes leur refusaient bientôt service et leurs ailes ne les retenaient pas encore assez dans les airs pour me rassurer entièrement.

Je jugeais donc l’année très hâtive. La chaleur se fait sentir intense et sans relâche, le grain pouvait être récolté près de quinze jours plus tôt qu’à l’ordinaire.

Un matin, j’étais allée au loin faire provision de petits insectes mous, de chenilles, car cette nourriture animale augmente rapidement les forces de nos enfants. Pendant ce temps, vint le maître du champ avec ses ouvriers. La faux des moissonneurs accomplit son fatal office et, dans un sillon, découvrit la retraite de ma chère couvée! Ravis de leur trouvaille, ces hommes cruels emportèrent mes enfants pour les élever et les tenir en cage, afin d’entendre leur douce chanson. Ah! que pareil malheur n’arrive jamais à leur famille! Que Dieu les garde de la maison sans enfants: le poète l’a dit!

—Pauvre mère!

—Je n’ai pas perdu cependant tout espoir de les délivrer... C’est peut-être le ciel qui vous envoie vers moi, et si vous vouliez me venir en aide, nous parviendrions, peut-être, à les rendre à la liberté et à mon amour.

—Comment faire?

—J’ai reconnu, par de légers duvets épars sur le lieu du sinistre, qu’ils ont essayé de se sauver. Hélas! que n’étais-je là pour les secourir ou mourir avec eux!

—Oui, vraiment, dis-je à ma nouvelle amie, je ferai tout mon possible pour vous venir en aide. Comptez sur un ami!

—S’il en est ainsi, suivez-moi. Les moissonneurs vont dormir une heure: la chaleur excessive et le travail auquel ils se livrent les obligent à prendre quelque repos. Cherchons à reconnaître, parmi eux, quel est le maître. C’est lui qui doit posséder ma nichée. Nous le suivrons vers sa maison et j’aurai bientôt découvert où sont mes enfants... Le cœur de leur mère le saura deviner!

—Partons, répondis-je enflammé d’un beau zèle.

—Pas avant que je vous aie remercié, jeune étranger, de l’aide désintéressée que vous me fournissez. Fasse Dieu que vous ignoriez toujours des douleurs semblables à la mienne!

D’un coup d’aile nous volions autour des travailleurs, et il nous fut aisé de distinguer qui marchait en tête de l’escouade et qui donnait les ordres.

—Hélas! mon ami Pierrot, nous serons obligés d’attendre jusqu’au soir!

—Le croyez-vous?

—Sans doute. Le maître commence chaque sillon, les moissonneurs sont en plein travail... Ah! que le temps me semble long loin des miens!... Pauvres petits!

Tandis que la mère inconsolable se lamentait, une femme apparut dans son rustique costume, apportant les vivres du goûter, et moi, perché sur une javelle voisine, je me laissai aller au plaisir de contempler cette scène d’une naïveté biblique.

Il existe une véritable poésie dans l’accomplissement des travaux des champs. Ces hommes basanés sous les rayons ardents du soleil, ces rudes figures, ces bras hâlés armés de la faux ou de la faucille, ces costumes simples; au loin, le tintement du marteau sur la faux qu’il aiguise, tout cela emprunte au cadre de la nature une certaine majesté austère, qui frappe vivement l’esprit. Je n’avais pas encore assisté à semblables spectacles; j’admirais autant l’encadrement de la scène que le jeu des acteurs. Ils y allaient, d’ailleurs, de tout cœur. Sous leurs dents avides disparaissaient les robustes provisions; le grand pichet au cidre faisait le tour de la compagnie et recevait de rudes accolades: chacun, à part quelques quolibets joyeux, accomplissait aussi rondement cette tâche que la précédente, et l’on sentait que tout à l’heure la faucille manœuvrerait aussi facilement que maintenant la cuillère. Braves gens! Comme ils se hâtent lentement! Il y a dans tous leurs mouvements je ne sais quoi de la tenace langueur du bœuf dans le sillon; leur manière de manger, consciencieuse et lente, n’est pas exempte d’analogie avec le ruminage de ces mêmes bœufs qui accompagnent leurs travaux.

Le maître se hâtait, lui: il savait que demain le mauvais temps pouvait venir, qu’il fallait abattre le plus de besogne possible, alors que rien ne menaçait.

—A l’œuvre, mes gars! dit-il, quand le pichet eut accompli sa dernière tournée.

—Merci, la mère! fit-il en se tournant vers la femme.

Chacun se releva, un peu péniblement d’abord, puis regagna le sillon commencé. Au bout de cinq minutes les faucilles allaient toutes seules...

Je contemplais tout cela sans me lasser, tandis que ma compagne ne tenait point en place, tant l’impatience la dévorait.

JE REGARDAI L’ALOUETTE AVEC DE GRANDS YEUX ÉTONNÉS

—Elle ne s’en retournera donc pas? soupirait-elle.

—Qui donc?

—La fermière! sans doute...

Je regardai l’Alouette avec de grands yeux étonnés; elle reprit:

—Nous la suivrons.

—Je le veux bien; mais pourquoi faire?

—Mes enfants sont chez elle...

—Ah!

En effet, nous fûmes bientôt arrivés, derrière la bonne femme, à une maison assez coquette, abritée de grands arbres et devant la porte de laquelle deux jeunes enfants jouaient gaiement.

Nous nous arrêtâmes sur un des pignons de la grange, et, de là, je fus surpris de l’aspect propre, décent, coquet de cette demeure. Point de tas de fumier devant la porte, point de ces résidus malsains pour la famille et si désagréables pour la vue et l’odorat. Au lieu de ce spectacle habituel dans nos fermes, un grand emplacement sablé permettait aux voitures d’approcher et de manœuvrer avec sécurité et propreté. Cela n’empêchait pas la vie de circuler de toutes parts et l’aisance d’apparaître partout. Déjà des toits voisins, couverts de pigeons magnifiques, deux ou trois s’étaient détachés pour venir nous regarder sous le nez. Mon amie avait pris son vol et furetait partout; moi, je m’étais reculé, ainsi qu’il m’avait semblé prudent de le faire; puis, gagnant un des arbres touffus à ma portée, j’y rencontrai une troupe de mes pareils au milieu desquels je trouvai une réception... charmante et cordiale au plus haut point... des coups de bec à loisir. N’étant pas le plus fort, je m’esquivai et, caché sous le toit de la maison, je cherchai des yeux ma compagne.

—Ne voyez-vous rien, mon ami Pierrot?

Cette voix désolée me ramena au sentiment de ma position et au souvenir de ma promesse; je me reprochai de flâner ainsi, tandis que cette mère souffrait; je résolus d’agir.

—Je ne vois rien, amie; mais je vais chercher.

Et, par un trou, je m’introduisis dans le grenier. Le plus difficile n’était pas d’y entrer, mais d’en sortir: je me le rappelai alors qu’il n’en était plus temps, quand une forte odeur de chat me fit souvenir que je risquais tout bonnement ma peau dans un endroit si mal hanté! Heureusement on est jeune! on ne doute de rien et l’on se dit: au petit bonheur!

Je continuai ma recherche, redoublant de prudence... et il en était besoin. Tout le monde connaît les immenses greniers des constructions campagnardes; de hautes charpentes soutiennent les toits et forment, dans leur longueur, comme les échelons d’une gigantesque cage. Je me réfugiai sur l’une de ces charpentes pour inspecter de là les profondeurs d’un escalier dans lequel il me semblait entendre comme un léger ramage de jeunes oiseaux. Ce n’était rien...

Au moment où je me retournais plein de confiance, apparut en face de moi, sur ma poutre... une oreille, puis deux, pointées vers moi, puis un œil, deux yeux flamboyants!... Sans que je puisse me rendre compte comment cela se passa, un corps bondit, énorme, blanc, ébouriffé... je le vois encore en l’air! O mes enfants! L’amour de la vie est instinctif! Prêt à perdre connaissance de frayeur, je me laissai tomber; j’ignore comment, ni par quel miracle je me trouvai sur mes ailes, voltigeant au travers du grenier.

Hélas! tout danger n’était pas écarté, au contraire: mon ennemi—un énorme chat, je le vois à cette heure—commença une poursuite acharnée. Pourchassé de poutre en poutre, je volai au plus haut du toit; mais là plus de barreaux, un pieu tout droit!... Que devenir? Une fois, deux fois, je me crus perdu, l’anxiété me fit battre le cœur à briser ma poitrine... et le chat montait toujours!...

Le hasard—non! soyons juste—la Providence me fit apercevoir une petite cheville qui dépassait la paroi du poteau: en un clin d’œil j’y fus cramponné; à peine si la place suffisait à me soutenir, et de là je pus voir pendant deux minutes—deux siècles!—mon ennemi aiguisant ses griffes contre le pieu, essayant de s’y cramponner, sans toutefois oser quitter la partie transversale. L’affreuse bête! comme elle passait sa langue rouge sur ses longues dents blanches! comme elle me dévorait de ses yeux sanglants!...

Enfin, n’y tenant plus, le chat se recula; puis, mesurant longuement son élan, il s’élança... Mais sa force trahit sa méchanceté: il ne m’atteignit point et, tombant du haut en bas du grenier, jura d’une formidable manière et déguerpit par l’escalier en faisant le gros dos. Je poussai un soupir d’allégement, et rendant grâce au ciel de ma délivrance, me hâtai de repasser par mon trou et de sortir. Comme le ciel me sembla beau!

J’appelai l’Alouette de toutes mes forces. Personne ne me répondit. La faim venait. Je me hasardai à descendre dans la cour auprès des volailles; après tant d’émotions et de si terribles, j’éprouvais un vif besoin de reprendre des forces.

Impossible! un horrible coq m’allongea un coup de bec qui, s’il m’eût atteint, eût brisé à jamais la chaîne de mes aventures. Il ne me restait qu’à m’esquiver, ce que je fis le ventre vide et le cœur anxieux. Je regagnai mon encoignure et, de là, jetai un triste regard sur les jattes pleines de graines et de soupe que défendait si bien le coq. Tout à coup un cri retentit près de nous:

—Au feu! au feu!

Heureusement, les moissonneurs rentraient en ce moment, et chacun de se précipiter du côté du sinistre. On s’aperçoit alors qu’un ouvrier s’est endormi la pipe à la bouche, que le feu a pris à la paille sur laquelle il était couché et de là s’est communiqué à la grange. Tout le monde fut digne d’éloges; quant à moi, je ne rougis pas de le dire, je tremblais comme la feuille: en vérité, ce n’est point mon métier de marcher au feu! Le maître fermier était d’ailleurs très aimé; aussi tous ses employés rivalisèrent-ils de zèle et de dévouement. Comme cette ferme était isolée et présentait une importance considérable, le fermier avait fait l’acquisition d’une pompe à incendie, qui aussitôt fut mise en activité.—La grange fut sacrifiée; on fit ce qu’on appelle la part du feu; puis, comme les récoltes étaient encore aux champs, la perte fut aussi réduite que possible.

Au milieu du brouhaha causé par cet événement, je m’étais caché entre les branches d’un arbre, loin des tourbillons de fumée, observant de mon mieux ce qui se passait autour de moi. Quand tout danger fut écarté, on mesura l’étendue des pertes subies par le maître de la ferme et ce fut presque de la joie qui régna chez ces braves gens! Ils regrettaient moins ce qu’ils avaient perdu qu’ils ne se réjouissaient d’avoir conservé ce qu’ils auraient pu perdre. Le malheureux qui avait été cause du sinistre avait succombé, étouffé par la fumée. Il fut religieusement porté dans un bâtiment un peu éloigné de l’habitation, et là, tour à tour, chacun vint remplir un pieux devoir. Le maître fit distribuer aux travailleurs du vin et du cidre, et il remerciait avec de bonnes paroles tous ces ouvriers qui, par leur courage, lui avaient conservé la plus grande partie de sa fortune. Pas un des bestiaux n’avait péri, grâce au soin du bouvier, qui les avait fait sortir avant qu’ils s’aperçussent du feu, et l’on avait eu grand’peine, car l’écurie tenait à la grange, et quand ils sont épouvantés par les flammes, les animaux ne veulent plus sortir et se laissent brûler, affolés par la vue du danger. On vint cependant à bout de les pousser dehors, en leur bandant les yeux et en les excitant par de bonnes paroles.

Sur ces entrefaites, la nuit arriva, tranquille et sereine. Mon amie avait cherché une retraite dans un champ près de l’habitation, après avoir chanté sa chanson dans les airs. Quelques hommes veillaient auprès du brasier, et je voyais entre les feuilles leurs silhouettes passer devant la réverbération des dernières planches qui brûlaient.

Au point du jour, ma compagne me supplia encore de continuer nos recherches. J’eus l’idée de passer derrière la grange incendiée, et je n’eus pas plutôt tourné autour de ce feu à peine éteint que je vis une petite cage suspendue à un pan de mur encore debout. Cette cage était intacte... je volai dessus... Elle contenait la famille de la pauvre Alouette, mais hélas! pendant le désastre, les petits oiseaux avaient été asphyxiés par la chaleur. Je m’éloignai le cœur navré et dus appeler tout mon courage à mon aide pour apprendre ce triste événement à la mère inconsolable; son désespoir me fendait le cœur, et, malgré tout ce que je pus lui dire, elle voulut demeurer aux environs de ce lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs.

—Mon bonheur est détruit, me dit-elle. Je veillerai près de ces restes chéris. J’y attendrai les troupes nombreuses de mes compagnes qui, à l’automne, descendront dans les plaines. Au milieu d’elles, je retrouverai, sinon l’oubli, du moins le calme et l’amitié.

—Vous émigrez donc chaque année?

—Non, me dit-elle, nous changeons de canton; les unes se rapprochent des bords de la mer, les autres recherchent les endroits où les blés d’hiver leur permettent de fourrager pendant la froide saison.

—Du courage! ma chère amie; quittez, au contraire, ce pays de malheur; partons ensemble pour voir le monde, le temps amène un adoucissement aux plus grands maux.

—Non, mon ami, je demeure: parmi les miens, je serai peut-être moins malheureuse.

Tout ce que je pus ajouter pour la convaincre fut inutile. Je restai quelques jours avec elle pour lui prodiguer mes consolations, mais la nature des moineaux francs ne leur permet pas une constance perpétuelle: il leur faut la vie insouciante et libre. Je fis donc mes adieux à cette mère désolée; elle me remercia du peu que j’avais fait pour elle, et je repris mon vol à travers champs.

Mon premier projet, en me retrouvant seul, fut de retourner au bois de Boulogne. Pourquoi? Je n’en savais rien, je n’y avais été que malheureux! Il faut croire que le pays natal a de secrets attraits auxquels, pas plus que les hommes, nous ne savons nous soustraire!

Mais le destin en avait décidé autrement. Le pierrot va, en ce bas monde, où les circonstances le mènent; heureux si le ciel lui accorde un ami.

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