Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
IX
TROP HEUREUX
Le bonhomme eut pitié de moi, en me voyant sur le dos, les ailes ouvertes et le bec haletant.
—Voilà un pauvre pierrot bien malade! dit-il entre ses dents. D’aucuns disent que ces bêtes-là mangent les fruits et les graines... Moi, je sais qu’ils épluchent mes arbres et qu’ils mangent les chenilles... Aussi je les aime. Quoi! chacun son goût.
Le vieux jardinier s’en fut chercher, derrière un massif d’azalées, une certaine bouteille toujours pleine, à laquelle il demandait des consolations et où il puisait sa philosophie pratique. D’une utilité très contestable en toute autre circonstance, la chère bouteille fut bonne à quelque chose ce jour-là, car il ne m’eut pas plutôt fait avaler quelques gouttes du vin qu’elle contenait, que je me sentis renaître à la vie. Secouant mes plumes, que je sentais ébouriffées et froissées par ma chute, je me remis sur mes jambes et regardai la bonne figure enluminée de mon sauveur.
—Tiens! tiens! mon Pierrot qu’est ressuscité! N’y a que le vin pour ça!...
Et il s’administra une copieuse consolation.
—C’est qu’il n’a pas l’air bête du tout, mon Pierrot. Dame! c’est fûté, ces bêtes-là! Faut voir. Je vas le porter à mam’zelle Blanche; ça n’est qu’un moineau, mais ça lui fera plaisir.
Je lui répondis en ma langue que je le voulais bien.
—Oh! oh! là, mon Dieu!... Tiens! tiens! Est-ce qu’y parle à présent? C’est-y un oiseau éduqué?
Et me prenant doucement dans ses grosses mains, il courut comme un fou vers la maison à la recherche de sa jeune maîtresse.
Pendant que le bon jardinier me portait ainsi, je tâtais mes membres endoloris et ne voyais plus la liberté à travers un prisme couleur de rose. C’est pourquoi je me promis bien, au fond du cœur, de ne pas essayer de fuir,... si toutefois j’étais tombé entre bonnes mains!
Je commençais à être las de la vie vagabonde et par trop accidentée que m’avait faite ma fureur d’aventures et de voyages: le temps de la réflexion arrivait.
Mon premier soin fut d’essayer de connaître ma jeune maîtresse. Elle vivait seule avec sa mère, et toutes deux portaient sur leur visage l’expression de la bonté de leur cœur.
Rien au monde plus calme que cet intérieur: la mère travaillait ou lisait en s’enveloppant dans les souvenirs que réveillait la perte récente de son mari; Blanche, ma jeune maîtresse, soignait ses fleurs, étudiant auprès de sa mère et gâtant de friandises et de caresses son cher Pierrot, devenu, en peu de jours, le favori de la maison.
Ne soyez pas jalouse, Claire chérie, du souvenir de gratitude que je consigne ici pour la charmante Blanche Sauval: vous valez autant qu’elle et vous êtes aussi jolie.
Pas plus chez elle que chez vous, ma chère maîtresse, on ne me fit languir dans une cage; je m’étais donné volontairement, je restai sans effort; ma vie se passait à suivre Blanche dans la serre, dans les appartements, dans la campagne où nous faisions de longues courses ensemble, car elle aimait à visiter les malheureux, et toutes les chaumières des environs la connaissaient. La nuit, crainte des chats, je dormais dans une cage spacieuse appendue à la fenêtre de Blanche.
Qu’ajouterais-je?... Il y a longtemps qu’on l’a dit: le bonheur n’a point d’histoire!
L’été finit: l’automne allait venir avec son cortège de brouillards et de nuits froides qui n’étaient salutaires ni pour la mère ni pour la fille. On résolut de rejoindre à Paris le beau-frère de la maman, et de descendre avec lui vers le Midi. On emmenait les domestiques.
Tout entière à ses préparatifs, ma chère maîtresse fut obligée de m’oublier un peu; le temps lui faisait défaut au milieu des emballages auxquels elle présidait, tant pour ses effets que pour ceux de sa mère. Mon eau n’était plus fraîche, ma cage guère propre et mon grain presque épuisé; mais ce dénuement était doré des rayons de l’espérance et recouvert du velours rose de l’illusion. O jeunesse! combien tu es heureuse d’avoir à tes côtés ces deux compagnes fugitives pour jeter un voile sur la réalité de tes dévouements.
Enfin tout fut prêt; la voiture arrivait au bas du perron que je demeurais encore dans ma cage accroché à la fenêtre de Blanche.
Toute la famille était descendue.
Je me sentis oublié!... Un frisson aigu me traversa le cœur. Je crus que j’allais défaillir...
Ce n’était pas le moment de faiblir. Je compris qu’il fallait se montrer, et je le fis.
—Couic!... couic!... couic!... Et ma chanson éclata en un tapage infernal. Je n’oubliai pas en même temps de voleter aux barreaux de ma cage, et:
—Couic!... couic!... couic!...
Blanche m’entendit elle leva les yeux.
—Mon oiseau, mon pauvre pierrot. Et moi qui l’oubliais... Ingrate!
Légère comme une biche, elle eut, en un clin d’œil, escaladé l’escalier et décroché ma cage, tandis que je lui marquais ma reconnaissance par de petits cris de plaisir.
Descendu sur le perron, il fallait savoir où l’on me mettrait. Les robes de ces dames étaient si amples qu’elles remplissaient toute la voiture. Ma cage, oubliée depuis plusieurs jours, n’était agréable ni à la vue, ni à l’odorat. Je le sentais bien et je tremblais de ce qui allait arriver. Il fut décidé qu’on ne pouvait pas me donner accès dans la voiture, et je fus confié aux soins de la femme de chambre,—mon ennemie intime,—qui ne manquait jamais une occasion de me taquiner, et que je n’aimais pas, comme vous pensez, de tout mon cœur.
Il fallut se résigner et monter avec elle sur le siège, derrière la voiture. Je sentais vivement que je n’étais pas à ma place et me trouvais d’autant plus vexé que je subissais ce mauvais sort par la faute des autres et par la négligence de celle-même qui était chargée de me porter. Aussi, pendant qu’elle appuyait la main sur ma cage, je me glissai en tapinois et profitai de l’occasion offerte à ma vengeance pour lui pincer le doigt jusqu’au sang. Elle poussa un cri, et je crus un moment que la méchante femme allait me jeter sur la route. Mais elle eut peur de ma maîtresse et n’osa me faire de mal.
Je vis aux éclairs de malice que me lançaient ses yeux qu’elle me gardait rancune et se vengerait à la première occasion... Hélas! Celle-ci vint bientôt, car elle la fit naître en ouvrant ma porte et détournant la tête... Mon premier mouvement fut de fuir, mais la réflexion m’arrêta court.
—Évidemment, Marianne a ouvert la porte pour que tu te sauves. Elle dira à Blanche que c’est le hasard, un malheur, que sais-je? Et elle sera débarrassée de toi. Prends garde; il ne faut pas lui donner si beau jeu!...
Je me retirai dans le coin de la cage opposé à la porte, et je m’y tins obstinément.
S’apercevant que sa ruse n’avait pas réussi et que j’étais aussi fin qu’elle, Marianne referma la porte en maugréant.
Nous arrivions au chemin de fer.
A peine descendue de la voiture, Blanche vint me voir et s’informer de moi. Hélas, un accident venait de m’arriver. Pour descendre de son siège, Marianne avait remis ma cage à une servante maladroite qui renversa grains et eau.
J’étais condamné à voyager jusqu’à Paris sans boire ni manger. Blanche ne s’en aperçut pas. Elle avait si bien arrangé toute ma nourriture avant notre départ, afin que je ne manquasse de rien pendant la route, qu’elle ne pouvait se douter de ma triste situation.
Je me flattai un moment de suivre ma jeune maîtresse, qui venait de saisir ma cage pour me considérer, mais madame Sauval s’étant aperçue que la robe de sa fille était tachée par l’eau qui inondait ma prison, crut que c’était moi qui l’avais répandue en me baignant, et, sans autre examen, on me remit de nouveau entre les mains de la servante, qui m’emporta dans le compartiment de troisième classe où sa place était désignée...
Ce fut dans ce wagon, au moment où je m’y attendais le moins, que je courus un danger véritable, celui de perdre ma maîtresse, et d’arriver sans protecteur et sans appui au milieu du Paris inconnu.
Un grand gaillard de valet de chambre en livrée vint s’asseoir à côté de Marianne qui me portait. Après lui avoir fait maintes questions sur moi, sur mon intelligence,—ce à quoi elle répondit en amplifiant énormément mes mérites,—le drôle lui proposa de m’acheter... J’en frémis encore! Comme elle lui répondait qu’elle serait grondée certainement, si elle ne me rapportait pas intact et qu’il était fort possible que cela lui fît perdre sa place, cet infâme se mit à lui composer alors une histoire qu’elle pourrait débiter à ses maîtres, leur racontant qu’après s’être endormie, à son réveil elle n’avait plus trouvé d’oiseau. Il poussa la perversité jusqu’à lui dire de feindre une grande douleur, et il termina son beau discours en lui affirmant que si, malgré sa comédie, on voulait la renvoyer, il se chargeait, lui, de la replacer.
Je vous avoue, ô mes lecteurs, qu’en ce moment-là, j’étais fort mal à mon aise. Marianne, je le croyais, était maligne mais fidèle. Hélas! disais-je à part moi, cette fidélité, qui consiste à ne pas voler son maître, suffira-t-elle pour résister à l’appât d’un gain si traîtreusement offert, fût-il même le prix d’une mauvaise action? Je tremblais... et maudissais ma destinée et la fragilité humaine.
Le tentateur lui offrit cinq francs... Elle refusa. Je respirai.
Il lui en offrit dix... Je vis le moment où elle allait succomber... Je tremblais et regrettais de ne pouvoir voler vers Blanche quand, heureusement, le train s’arrêta... Nous étions arrivés.
Presque au même instant Blanche parut, inquiète de ce qui pouvait m’être survenu. Je m’empressai de caresser ma bonne maîtresse et, me retournant, je lançai un coup d’œil de mépris au marchand de petits oiseaux. Ce fut alors que j’entendis ce vaurien dire à son compagnon.
—C’est dommage! Je suis sûr que ma maîtresse m’aurait donné vingt-cinq francs d’un oiseau privé comme celui-là.
Je me sentis bien heureux d’être remis entre les mains de ma chère Blanche, si douce et si bonne. Le court séjour que je venais de faire au milieu de gens dont les sentiments et l’éducation étaient si peu en harmonie avec ma vie habituelle; le danger que j’avais couru, tout cela me fit beaucoup mieux apprécier encore que par le passé, le bonheur de retrouver cette famille angélique où je n’entendais exprimer que de bonnes et honnêtes pensées.
—Sois la bienvenue, ma chère sœur! Et toi, ma douce Blanche, viens dans mes bras!...
—Mon frère!
—Mon bon oncle!
Et ma maîtresse était embrassée tendrement par son oncle, proviseur du lycée Saint-Louis, chez lequel nous étions arrivés. Cet oncle, à l’extérieur froid et sérieux, était doué d’un cœur excellent et, n’ayant pas d’enfants, adorait sa nièce, la providence de la famille, comme il l’appelait.
Quand il fut rassuré sur la santé de sa belle-sœur, le bon proviseur donna des ordres afin que les bagages fussent répartis dans les chambres préparées pour les voyageuses. Ce fut à ce moment qu’il s’aperçut de ma présence.
—Qu’est-ce cela, ma bien-aimée Blanche? Crois-tu qu’il manque de moineaux dans les cours du lycée, que tu en apportes un avec toi?
—Oh! mon cher oncle; Pierrot n’est pas comme les autres. Je vous conterai son histoire. C’est mon favori, et il deviendra le vôtre quand vous saurez combien il est intelligent. Il ne lui manque que la parole!...
—Soit! tu es la maîtresse ici!
Et Blanche m’emporta au salon.
Là, recommença cette douce conversation entre parents affectueux s’enquérant les uns des autres.
Une course précipitée retentit dans la pièce voisine; la porte s’ouvrit, et un grand jeune homme se jeta dans les bras de sa tante en la couvrant de baisers. Son maintien fut plus embarrassé à la vue de Blanche; mais ils s’embrassèrent de bon cœur, et la conversation reprit affectueuse et générale.
C’était un cousin, Émile, prix d’honneur de la veille et la gloire du lycée.
Nous voilà installés, Blanche et moi, dans une chambre charmante, préparée spécialement par le bon oncle pour sa chère préférée. Le digne proviseur avait réuni dans ce réduit, tendu de blanc, tout ce qui pouvait plaire à une jeune fille. On voyait que des soins affectueux avaient présidé à cette installation. Un joli piano, une bibliothèque choisie, un petit bureau, garni de tout ce qu’il faut pour écrire, deux fauteuils et un prie-Dieu, tel était l’ameublement de cette chambrette à côté de laquelle un grand cabinet contenait le lit.
Blanche sauta de joie, et toute heureuse vint ouvrir la porte de ma cage. Je vis deux fenêtres et volai de l’une à l’autre. De la première, on apercevait un immense jardin, rempli de grands arbres du milieu desquels s’élevait dans le lointain un magnifique palais. C’était le Luxembourg. La seconde donnait sur une des grandes cours du collège... J’y voyais du pain en abondance, j’y...
Tout à coup Marianne entra, pour faire son service, dans la chambrette où Blanche m’avait laissé seul, et derrière Marianne, se glisse, venant des grands escaliers, un chat horrible, hideux, hérissé... A ma vue, ses prunelles s’illuminent et lancent des flammes;... il se ramasse sur lui-même, il va bondir!...
A ce moment, j’oublie tout en présence de la mort imminente; j’ouvre les ailes, et d’un bond effaré je fuis dans les airs!!...
Où aller? Les arbres m’attirent comme par un lien irrésistible, et deux minutes plus tard j’étais en plein Luxembourg, haletant, éperdu, mais sauvé.
Alors, je me recueillis en moi-même; un souvenir bien doux revint à ma mémoire:—Blanche! Blanche! murmurai-je... Mais le chat, l’horrible chat!...
Jamais je ne me sentis le courage d’affronter cette rencontre terrifiante; je n’osai même plus approcher du lycée.
Pauvre chère maîtresse! Tu m’as peut-être pleuré!
Un quart d’heure après ma fuite, j’étais blotti dans un des grands marronniers. Je me mis alors à regarder et examiner ce qui se passait autour de moi.
Tout ce que je découvris était singulièrement rassurant. Beaucoup de bonnes d’enfant, pas mal d’étudiants, en somme une population fort tranquille, en ne considérant que les êtres humains. Dans les arbres, c’était autre chose. Je voyais passer auprès de moi et s’abattre dans mon voisinage sur des branches qu’ils faisaient ployer sous leur poids, de gros oiseaux d’un aspect assez débonnaire. La forme de leur bec mince, boursouflé en quelque sorte à son extrémité, la débilité de leurs pattes m’indiquaient des oiseaux innocents et granivores, et cependant leur vol haut, puissant, sifflant, rappelait l’ampleur de celui des oiseaux de proie. L’un d’eux vint se placer si près de moi—car ces messieurs avaient l’air d’être les seuls propriétaires des arbres du Luxembourg—que je me reculai précipitamment. Ce mouvement le fit rire, et, d’une voix roucoulante et monotone, il me dit:
—D’où viens-tu donc, mon pauvre pierrot, que tu as peur de moi? Tu ne me connais donc pas?
—Vous me pardonnerez, monsieur, lui répondis-je, quand vous saurez que je sors de cage. Je suis un peu neuf en ce pays; mais j’ai bonne volonté de me déniaiser; voulez-vous m’y aider?
—Volontiers, reprit mon gros compagnon.
—Soyez assez bon alors pour me dire votre nom.
—Je suis un Pigeon-ramier.
—Bah! un ramier? Comment vous aurais-je reconnu, cher monsieur? Vous êtes si gras, si dodu, si civilisé en un mot, que jamais il ne me serait venu à l’esprit de vous comparer aux ramiers efflanqués, sauvages, légers que j’ai rencontrés bien des fois dans mes voyages.
Pendant ce discours louangeur, mon nouvel ami se rengorgeait et faisait le beau en roucoulant, roulant ses yeux de la manière la plus grotesque.—Enfin, il paraît que c’est ainsi que ces animaux expriment leur plaisir!
Tandis que nous causions ainsi, je le voyais tourner de temps en temps la tête d’un air inquiet, puis tout à coup une jeune pigeonne vint le rejoindre. Leurs caresses commencèrent; ils formaient un charmant ménage, et, après m’avoir présenté sa femme, la conversation devint générale, et tout en écoutant les renseignements qu’il ne me ménageait pas, j’examinais le manège de ses pareils, et j’étudiais leurs mœurs, leurs habitudes et même leur parure.
Celle-ci n’est pas, à beaucoup près, si belle que la nôtre. Le pigeon-ramier est un oiseau d’un gris bleuâtre un peu cendré. Il a bien le cou—par derrière et sur les côtés,—orné de couleurs changeantes d’un vert doré à reflets cuivrés, mais cela ne constitue pas une parure bien recherchée. Ce qu’ils ont de moins laid c’est une marque qui ressemble à celle dont nous a embelli la nature. Tout le monde sait que, nous autres moineaux, avons les deux côtés du cou blancs, formant comme deux pointes d’un col dont le nœud de cravate est fait par une superbe tache noire en avant. A propos je suis bien aise de constater que, selon moi, les hommes nous ont à coup sûr emprunté en l’imitant, l’ornement de leur cou.
Mais revenons à nos pigeons. Ils portent à la base du cou, de chaque côté, un croissant blanc barré de trois raies noires formées par de petites plumes qui continuent, en montant vers l’œil, à faire cinq autres petites raies noires semblables. L’extrémité des ailes et de la queue est lavée de noir se fondant en la teinte générale gris bleu. Quand au bord des ailes il est blanc, et cette couleur s’y étend a deux petits miroirs.
Terminons leur portrait, en disant que le bec et les pattes sont rouges et que l’iris de l’œil est jaune plus ou moins foncé. En somme ce sont de bons gros oiseaux, un peu bêtes, mais pas méchants, capables d’affection animale, et doués de suffisantes qualités, pour faire de bons voisins.
C’est en cette qualité que je les ai fréquentés pendant plusieurs années et que je me suis convaincu que ces braves gens ont une vie réglée comme un papier de musique. En vrais bourgeois du Marais ou de Landerneau, ces bons oiseaux ne mangent qu’à leurs heures—déjeuner à 8 heures du matin, dîner à 3 heures du soir—et le reste du temps ils le passent à dormir ou à roucouler.
Nous, pas si bêtes, nous mangeons toujours et partout. Ils ont encore une autre propension singulière: c’est d’aller se percher au plus haut des arbres autant que possible sur une branche morte ou un chicot dépouillé de verdure, ce qui les met en vue des oiseaux de proie à une lieue à la ronde. C’est surtout au lever du soleil et pendant les froides matinées de novembre, décembre et janvier qu’on les voit se placer ainsi en vedette, attendant, immobiles, et solitaires le plus souvent, qu’un pâle rayon de soleil vienne les réchauffer, et leur rendre avec la souplesse et la vigueur, une sorte de vie nouvelle.
Pendant la belle saison, ils se retiraient sous le feuillage et venaient nous tenir compagnie dans la partie inférieure et moyenne des arbres; c’est là d’ailleurs qu’ils établissent leur nid, véritable construction barbare dont je rougissais pour eux. Mais qu’y faire? la nature n’a pas départi aux femelles de cette espèce une plus grande habileté; et comme elles seules font le nid, sa structure s’en ressent. Le mâle dans cette grande affaire se borne au rôle de bûcheron. Ce n’est même pas lui qui choisit l’emplacement du nid; c’est la femelle; généralement elle se décide pour une branche qui forme une fourche horizontale; quelquefois elle préfère se rapprocher du tronc et se place à la bifurcation d’un rameau principal. Quoi qu’il en soit, la femelle demeure à l’endroit choisi, et le mâle part en quête. Il parcourt tous les arbres d’alentour pour rencontrer les bûchettes de bois mort qui lui sont nécessaires. Notez bien qu’il lui serait beaucoup plus facile de les ramasser par terre, où il s’en trouve en quantité: pas du tout; jamais il n’y descend pour cela! On dirait que ces petites branches sont devenues impropres au nid parce qu’elles sont tombées de l’arbre sur le sol. Pauvre ramier!
Enfin il rencontre une branchette morte; il faut la détacher, ce qui n’est pas toujours facile, et le voilà là saignant des pattes et quelquefois du bec, pesant dessus de tout le poids de son corps tirant à droite, poussant à gauche tant et tant, qu’à la fin elle cède... et il l’emporte. Que fait alors maître ramier? Il l’apporte à sa femelle qui l’attend, puis repart en chercher une autre... qu’il rapporte de même; et ainsi de suite, sans interruption, jusqu’à ce que l’architecte—et quel architecte grand Dieu,—lui dise qu’il y en a assez. Car la pauvre pigeonne n’est pas forte en instruction; son édifice est si peu solide qu’il n’attend souvent pas, pour se démolir, que les petits aient assez de forces pour prendre leur essor, et alors les pauvres jeunes demeurent là, à nu, sur la grosse branche ou la fourche qui soutenait leur berceau.
En réfléchissant à tout cela je crois que la nature a pourvu à la sûreté des jeunes en les douant de la faculté de se suffire très rapidement à eux-mêmes, ainsi 14 jours après être nés, ils quittent le nid, volant et se sauvant parfaitement des ennemis principaux de leur race. Les pauvrets ne sont pas, au reste, élevés bien douillettement, et fort souvent, en les comparant à nos enfants, ils me faisaient pitié. Le premier jour, la pigeonne les réchauffe un peu—mais si peu!—et sur une branche froide, humide, dans un nid à jour! Mais au bout de quelques jours, elle les abandonne à eux-mêmes et se poste sur une branche voisine d’où elle se contente de les surveiller. Le père et elle se relaient pour leur donner à manger et ne le font—également—que deux fois par jour, à l’heure de leurs repas ordinaires.
Ce premier aliment est une sorte de bouillie qui a une grande analogie avec le lait de la vache—dont les hommes font un si grand usage non seulement pour eux, mais pour leurs enfants. Cette espèce de lait est secretée en partie par la membrane du jabot des parents. Rien n’est plus singulier que de voir les pigeons donner ainsi la becquée à leurs petits; cela n’a aucun rapport avec la méthode que nous employons. Les petits, au lieu d’ouvrir largement le bec—comme font les nôtres,—l’introduisent tout entier dans celui de leurs parents et le tiennent à demi entr’ouvert, de manière à saisir la matière blanche dont nous parlions tout à l’heure.
A l’état sauvage, comme dans la demi-civilisation des jardins de Paris, les ramiers n’ont jamais plus de deux œufs d’un blanc pur et obtus aux deux bouts. Le temps que la femelle couve est de 15 jours. Ils se nourrissent de grains d’abord, de pain et de graines. Ils aiment beaucoup les pois, mais ne dédaignent point les faînes, les glands et même les fraises dont on les dit très friands. A défaut de cette nourriture déjà bien variée, ils se nourrissent des jeunes pousses de différentes plantes, surtout quand elles commencent à germer.
On a beaucoup crié, parmi les hommes, après les dégâts que font les pigeons de toute espèce dans les campagnes; mais j’ai entendu deux docteurs de mes amis—qui venaient souvent s’asseoir sous nos arbres,—discuter cette question à fond, et il paraît que les pauvres oiseaux ont été affreusement calomniés! Comme nous, hélas!....
Il paraît qu’à quelque époque de l’année que l’on visite l’estomac d’un pigeon—c’est le moyen, bien barbare, de le prendre sur le fait,—que ce soit au temps de la moisson, que ce soit pendant celui des semailles, on y trouve toujours au moins huit fois plus de nourriture formée de graines de plantes parasites qu’on n’en trouve en graminées utiles à l’homme et réservées à son usage. Encore ce qu’on y rencontre de ces espèces est-il généralement composé de mauvais grain. On y découvre aussi en grande quantité des graviers et des débris de pierres gypseuses qui contenaient peut-être des molécules de sel dont le pigeon est extrêmement friand.