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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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XIV
TAMANOIR ET PUMA.—MORT DE DOUBLE-ÉPINE.

Nous causions ainsi toutes deux, jouissant de la délicieuse tranquillité du soir qui se faisait, et qui, dans ces contrées, est court, mais délicieux après les ardeurs de la journée, lorsque notre attention fut éveillée par un pas lent et lourd qui retentissait parmi les feuilles sèches.

—Un tamanoir!... Cachez-vous!... me dit précipitamment Double-Épine.

Et, joignant l’exemple à l’avertissement, elle se blottit sous une feuille, parmi les herbes. J’en fis autant.

—Qu’avez-vous donc? lui demandai-je alors tout bas.

—Ce que j’ai, malheureux? Mais voici que s’approche le plus grand et le plus terrible ennemi de notre race.

—Ce gros animal?

—Oui. C’est le fourmilier-tamanoir.

—Eh bien, qu’est-ce que cela me fait?

—Cela vous fait que cette espèce d’ours ne se nourrit que de fourmis, pas d’autre chose. Jugez ce qu’il en consomme! C’est un gouffre... Au surplus, s’il ne vous voit ou ne vous sent pas, vous pouvez assister à la représentation de ce qu’il sait faire, car il ne vient pas pour autre chose par ici que pour attaquer le nid des Saüba.

—Vous croyez?...

—Dieu merci!... Taisons-nous, il va passer... Dieu veuille qu’il ne nous devine pas et ne nous darde pas un coup de langue!... Il nous enlèverait comme des mouches...

—Allons donc! vous plaisantez... Un si gros animal ramasserait deux fourmis sur sa route! Cela me semble peu probable.

—Hélas! hélas! cela n’est pourtant que trop vrai, et celle-ci est une femelle; elle porte son petit sur son dos... Si le petit nous devine, il nous dardera aussi... Pour Dieu, bavard, taisez-vous.

La pauvre Double-Épine tremblait comme une feuille à la brise...

En ce moment, le monstre passait tout près de nous. J’avançai la tête entre deux feuilles et je ne le vis que trop bien, car il faillit m’écraser avec une de ses mains. J’appelle ainsi ses membres de devant; ce ne sont pas des pattes. Il a de si grands ongles, qu’il est obligé de les reployer en dedans de sa main en fermant les doigts et de marcher sur le côté et le dos de cette main; aussi a-t-il l’air gauche et maladroit.

—Patience, me souffla Double-Épine, qui voyait ce que j’examinais curieusement, patience; vous verrez comment il s’en servira tout à l’heure.

Maintenant que la bête était passée, je me relevai et pus l’étudier à mon aise. C’était un animal haut comme un fort chien, mais plus massif de corps, terminé en avant par une petite tête en pointe, et en arrière par une énorme queue redressée sur le dos en panache. Ce qui me frappa, c’est que son poil, brun noirâtre un peu grivelé de blanc, est très court sur la tête et sur le museau, mais va toujours en augmentant vers la queue, où il est long, grossier et rude comme celui du sanglier. Ce poil forme une sorte de crinière à laquelle se tenait cramponné le petit sur le dos de sa mère. Quant aux poils de la queue, ils sont gros, épais, très secs, aplatis; on dirait de l’herbe brune.

Le tamanoir se balançait d’une jambe sur l’autre, d’un mouvement paresseux; il allait droit aux Saüba. A mesure qu’il s’éloignait, Double-Épine sortait de sa cachette, se montrait et reprenait son assurance. Nous voilà bientôt en haut de deux herbes ployantes, dominant le théâtre et attendant ce qui pouvait arriver.

Cependant le tamanoir s’était mis à l’œuvre. On eût dit que la fourmilière des Saüba entrait en ébullition: à l’intérieur il se faisait un tel mouvement que l’on entendait un bruissement semblable à un tonnerre lointain. Qui donc avait averti les pauvres fourmis de la présence de leur ennemi?... L’instinct? L’odeur?... Quelques éclaireurs entrés brusquement?...

IL EN FRAPPE LA CROUTE COMPOSÉE DE TERRE.

Tout à coup le monstre s’accroupit au centre de la clairière; et, faisant briller ses longues griffes au clair de la lune, il en frappe brusquement la croûte composée de terre et de feuilles que nous avions vu bâtir et qui était déjà devenue très dure. Bientôt une ouverture est pratiquée; car, à chaque coup de patte, les éclats de la toiture volent au loin.

En ce moment, une valeureuse troupe de Saüba jaillit par l’ouverture de leur maison. Je voyais les Grosses Têtes, les soldats et les ouvriers, ceux-ci apportant des pelotes de terre et des feuilles découpées pour réparer le dommage.

Mais l’agresseur s’était couché tranquillement sur le ventre, son petit était descendu et s’était allongé à ses côtés; puis tous deux avaient fait sortir, par le bout de leur museau, une langue énorme de cinquante à soixante centimètres de long, grosse comme le doigt d’un homme, et l’avaient promenée au milieu de la foule... Cette langue perfide est enduite d’une salive collante, et toutes les fourmis qu’elle touche y restent attachées... Lorsqu’elle est noire de proies, l’animal la rentre dans sa bouche et avale, sans les mâcher, toutes les fourmis qu’il a rapportées. Cela fait, il recommence, balayant la surface d’attaque et emportant tout dans un même repas. Le petit balayait d’aussi bon courage que sa mère....

Il y avait vraiment quelque chose d’horrible et de satanique dans ce carnage systématique et silencieux, qui s’exécutait là, devant nous, avec une précision automatique et menaçait de durer longtemps. Effectivement, les deux monstres ne se pressèrent pas...

Lorsque les travailleurs de la colonie comprirent à qui ils avaient affaire, ils ne se montrèrent plus sur la brèche. Alors le tamanoir, enfonçant son long groin dans l’ouverture, plongeait sa langue dans les couloirs, les chambres, les étages, emportant tous les habitants et les remontant dans sa bouche.

Ce fut un carnage sans miséricorde. Après un premier trou, les fourmis s’étant retirées au fond de leur retraite, la mère alla pratiquer une autre brèche à quelques pas, plus près du bord de la clairière, et, appelant son petit par un grognement significatif, elle le plaça au bon endroit et revint vers sa première ouverture, dont sa langue plus longue atteignait mieux le fond.

A ce moment, un nouvel arrivant déboucha dans la grande clairière. Il arrivait à pas de loup—on ferait mieux de dire à pas de chat—aucun bruit n’avait signalé sa présence; mais, en apercevant le tamanoir si bien occupé, il s’arrêta, s’allongea sur le sol et y demeura immobile comme le chat qui va fondre sur la souris qu’il guette. Il était tout près de nous: je voyais sa grosse langue rouge passer sur ses babines noires et un affreux rictus découvrait de longues canines blanches qui luisaient aux rayons de la lune... Ses yeux fauves semblaient briller comme des flammes....

Pauvre mère! gare à ton petit!... C’est là que vise le puma!...

LE FLANC OUVERT ET ROULANT DANS SON SANG.

Tout à coup, un double mouvement s’exécute à la fois; avec une rapidité que j’aurais été loin de soupçonner chez l’indolent fourmilier, d’un coup de patte la mère saisit le petit et le ramène à elle; en un clin d’œil, il est à cheval sous sa grande queue retroussée qui le cache à tous les regards... En même temps, le puma bondissait et tombait à la place que le jeune tamanoir venait de quitter.

Un peu déconvenu de cette aventure, le félin resta une seconde immobile, indécis, s’apprêtant à prendre son élan vers la mère. Ce moment avait suffi pour que celle-ci se dressât debout et s’acculât contre un arbre... Alors nous vîmes ses ongles énormes se détendre, se séparer et, semblables à des couteaux menaçants, se diriger vers son adversaire.

Évidemment le puma avait faim. Il s’élança...

Rapide comme l’éclair, la patte du tamanoir se referma sur lui, par une calotte gigantesque, et le renversa roulant à quatre pattes, le flanc ouvert et baignant dans son sang... Alors, avant que le chat eût pu se relever, la mère arriva sur lui, de ses deux mains lui étreignit la gorge qu’elle traversa de ses ongles entrelacés... Malgré les coups de griffes que le puma distribuait à droite et à gauche, mais qui portaient dans la longue toison rude; malgré quelques morsures, elle tint bon et, en cinq minutes, le félin était mort...

Nous prêtions la plus grande attention à ce drame sauvage, et nous étions bien loin de penser que nous allions courir, de son fait, un péril extrême...

Voici ce qui arriva:

Au moment où la mère tamanoir sentit entre ses pattes le puma qui mourait, elle entr’ouvrit ses griffes, les sortant des chairs avec beaucoup de peine, et, repoussant d’un coup violent son ennemi mourant, elle l’envoya rouler à l’extrémité opposé de la clairière. Hélas! ce fut justement de notre côté! Arrivant, comme une masse irrésistible, sur nos herbes qu’il choque, nous tombons d’une grande hauteur et, au même instant, la vilaine bête roule sur nous...

Ce fut une terrible souffrance! A chaque tressaillement que l’agonie imprimait au puma, nous sentions aussi la vie nous quitter; son poids énorme nous brisait les membres... Quant à moi, je sentais craquer mes os, et, sans le hasard providentiel qui me fit tomber entre deux tiges de paille dure, comme en produit ce pays-là, j’étais arrivé à la fin de ma vie et de mes aventures.

Hélas! comment nous tirer de cette affreuse position? Que faire? Comment sortir de là?...

Je me sentais mourir: adieu, France! adieu, ma patrie!...

O bonheur! dans une dernière convulsion, le puma roula quelques centimètres plus bas...

Un rayon de lumière vint nous caresser!

Cependant, incapable de remuer, je demeurai là toute la nuit, sans forces et sans courage... Au matin, je me relève un peu, et, qu’est-ce que je vois, arrivant comme des nuées?... des insectes de toutes couleurs, tous avides à la curée!... Il y avait là des nécrophores qui tondaient déjà les poils du puma et en faisaient des boules pour enfermer leurs œufs; il y avait des fourmis en quantité et d’espèces les plus différentes, des mouches énormes venant pondre sur les lèvres et les narines... Que sais-je?...

Effrayé par tout ce brouhaha, je me relevai tant bien que mal et, tout gémissant de mes contusions, j’essayai de me retirer un peu à l’écart.

—Double-Épine!...

Rien ne répondit!...

—Double-Épine où es-tu?... pauvre compagnon!...

Un faible gémissement se fait entendre à dix pas de moi... On dirait un écho lointain...

J’y cours, autant que mes douleurs le permettent, et quel triste spectacle se présente à mes yeux!... Saisie entre la masse du puma et une poutre sur laquelle elle est tombée, ma pauvre Double-Épine a les reins brisés...

Je m’approchai, lui apportant mes consolations et lui offrant mes soins; elle ouvre péniblement les yeux et me dit:

—Étranger... merci de tes soins... ma vie est terminée... va!... je me sens mourir... Je retourne au centre du grand tout, vers celui qui a créé tous les êtres. Sois heureux... et si tu veux m’en croire, fuis ce pays maudit où la vie n’est qu’un combat sous toutes les formes, de nuit comme de jour. Fuis...

Elle laissa tomber sa tête et mourut...

Je restai abattu à côté d’elle, me répétant ses dernières paroles:

—Fuir, dit-elle. Fuir!... Mais par où?... et comment?...

Je cherchai à retrouver et, par suite, à recommencer à l’envers le chemin que nous avions fait ensemble pour arriver aux Saübas; et j’y parvins assez bien pour retrouver les jardins de la ville. Ce fut pour moi, je l’avoue, une véritable satisfaction que de sortir du mato virgem, de la forêt vierge. Il y a trop d’animaux là dedans, grouillant, dévorant, sautant, gisant, piaillant, beuglant... que sais-je? C’est un enfer tout simplement pour une pauvre fourmi amie du confort et de la vie de far-niente.

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