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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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VIII
LES MONSTRES NOCTURNES.—DANS UN CURE-DENT.

Le sucre ne manquait pas sur le port de commerce, car je me gardai bien d’aller perdre mon temps sur le port militaire: les boulets, les canons et le reste formeront toujours un piteux régal pour les fourmis! Me voilà donc attablée aux environs de gros sacs qu’on chargeait et déchargeait autour de moi. Je m’étais mise à l’abri, près d’un des pieds de la balance, et là j’attrapais toujours quelque bonne aubaine qui roulait des sacs pesés jusqu’à moi.

Cet état d’abondance dura plus d’une semaine. Par malheur, ce qui était vraiment fort désagréable, c’est qu’une grande quantité d’autres bêtes, attirées par le sucre, venaient me disputer ma nourriture et se montraient souvent si dangereuses pour moi, que j’abandonnai la place. Enfin, je découvris, dans une de mes courses, le passage par lequel les matelots arrivaient, apportant sur leur dos les gros sacs de sucre; c’était une sorte de planche large qui passait au-dessus de l’eau. C’est ainsi que j’arrivai à la source même du sucre!

Quelle chance! Là, du moins, j’étais en sûreté. Là, bien mieux, on peut manger à bouche que veux-tu? Aucun besoin de se gêner: le sucre est partout! La paroi elle-même de la chambre dans laquelle je me trouvais est tellement sucrée qu’elle en est imprégnée: en la léchant, on vit!

—Allons! nous passerons quelque temps dans cette agréable résidence; après, nous verrons.

Et je m’installai là commodément, entre des objets arrimés avec soin, comme disaient les matelots.

C’est ainsi que je passai une quinzaine de jours sans être dérangée. A peine entendis-je passer quelques hommes: la maison semblait tout à fait abandonnée; mais, un beau matin, on fit un tapage terrible. Ce n’étaient que ballots, que barriques qui tombaient ou descendaient dans la chambre que j’habitais et l’encombraient de toutes parts. Vingt fois je manquai d’être écrasée!

Enfin, le bon Dieu eut pitié de moi et le calme se rétablit presque aussi complet qu’avant; seulement, tout était plein et il ne faisait plus jour. Décidément, la place n’était plus tenable; je résolus d’en changer. Que diable! Je trouverai bien sur le port un asile où je jouirai, au moins, de chaleur, de lumière et même d’un peu de tranquillité...

Aussitôt dit, aussitôt fait! Je me mets en route. J’avise une belle et grosse corde qui pendait; je m’élance, la suis, et me voilà au jour en passant entre elle et la planche qu’elle traverse. Quelle belle lumière! quelle bonne brise rafraîchissante! Mais quelle singulière odeur!...

Où suis-je?... Je n’en sais absolument rien.

C’était bien le cas de grimper à de grandes échelles qui montaient en l’air... Je le fis, et j’arrivai au sommet d’un mur de bois, d’où l’on voyait tout autour.

De l’eau!..... Rien que de l’eau!..... Partout de l’eau!!!

Ce devait être la mer...

Ma maison était un navire!!...

Malheureuse! J’étais perdue à jamais pour la France. O mon pays! ô ma patrie! Mais quel remède?

Aucun! il fallait subir la mauvaise destinée que mon imprévoyance et mon étourderie m’avaient préparée. Allons! le mieux encore est de faire contre fortune bon cœur!... Vivent les voyages! puisque je ne puis reculer.

Je me garai dans un coin, j’observai et j’écoutai.

Deux matelots causaient non loin de moi.

—Tu as été au Para, toi?...

—Au Para? me dis-je. Au Para?... Qu’est-ce que cela peut être?

—Parbleu! c’est la quatrième fois...

—Ah! répondit l’autre en faisant la moue...

—Mais, oui, ma vieille! Même qu’on y est très bien!

—Y a-t-y du rack?

—Il y a du rack.

—Ah!...

—Et mon voisin fit encore la moue... Mais voilà qu’il porte la main à sa bouche et en retire... ce qui lui faisait faire une si belle moue...

C’était sa chique, qu’il plaque philosophiquement sous le bordage, pour la retrouver au besoin...

—Et y a des fruits de toutes les couleurs... puisque c’est en Amérique...

—Ah! c’est en Amérique...

Cette nouvelle me fit fuir immédiatement.

—Comment! nous allons en Amérique! dis-je; en Amérique! Imprudente, que vas-tu devenir? Vit-on jamais fourmi s’engager dans des aventures semblables?... et ne vas-tu pas perdre la vie au premier pas? Quelle désastreuse équipée!... Enfin, il n’y faut plus penser... Le mal est fait. Songeons à nous mettre en sûreté...

JE ME RABATTIS SUR LES FENTES.

Je m’acheminai vers la cale, car c’était là où j’avais été surprise par le départ du navire; c’était là où se trouvaient les provisions qui m’avaient séduite; c’était là où je pouvais espérer une nourriture abondante et en même temps une retraite capable de me cacher. Je furetai donc dans tous les coins pour trouver une demeure; mais, chose extraordinaire! tous les coins étaient occupés... Partout je voyais d’horribles mandibules s’ouvrir à mon approche. Quel animal si hargneux était donc là?...

Je me rabattis sur les fentes... Partout, partout, je rencontrais les mêmes mandibules menaçantes, surmontées des mêmes yeux féroces, qui me faisaient frissonner jusqu’aux moelles. Heureusement, pas un de ces êtres hideux ne bougeait. Désespérant de trouver mieux, je m’enfonçai dans la muraille du navire, à la place d’un petit clou qu’on avait arraché. J’y étais fort mal: la cavité était profonde, mais si exiguë que j’avais été obligé d’y entrer à reculons. Ce fut ce qui me sauva.

A la nuit commença autour de moi un branle-bas incroyable, inimaginable... Le navire sembla s’animer: l’espace s’emplit de formes noires et brunes, hideuses, énormes, qui volaient lourdement, se heurtant aux murs et aux poutres, qui couraient comme lévriers déchaînés le long des arêtes des poutrelles, et venaient, horreur! sentir et souffler à la porte de ma retraite...

Ils étaient là au moins une douzaine, gros, moyens ou petits, se poussant, se glissant les uns sur les autres pour arriver à me dévorer des yeux; ils allongeaient au dedans pattes, mandibules et antennes... et moi, je me reculais aussi loin que l’espace me le permettait. Pendant ce temps, de gros animaux poilus rugissaient en galopant sur toutes les matières qui remplissaient le navire. Ils se battaient affreusement, bousculant tout sur leur passage. Je n’avais jamais vu des animaux semblables; certains d’entre eux étaient presque aussi gros que nos voisins les lapins de la lande.

Ah! quelle horrible nuit! Combien de fois les terribles bêtes, se poussant avec une conviction féroce, avaient-elles avancé leurs griffes presque à me toucher! Je sentais que, si leurs serres m’atteignaient, c’en était fait de moi. J’étais arraché de ma retraite et croqué d’une bouchée...

Quelles angoisses!

Enfin, le matin parut, et, avec lui, des matelots vinrent ouvrir un des panneaux qui fermaient la cale. Une brillante clarté inonda notre retraite et me rendit un peu de courage. Nous autres Polyergues ne savons combattre qu’au grand jour.

Avançant la tête avec précaution, je vis que toutes les bêtes puantes qui m’avaient si furieusement assiégé rentraient dans leurs fentes, leurs trous, se cachaient à l’abri du jour derrière tous les objets qu’elles rencontraient.

—Ah! elles ont peur du jour! dis-je. Moi, c’est le contraire; il faut profiter de cet avantage, il faut fuir... Fuir? où fuir?...

L’occasion est chauve, dit le proverbe: je me précipitai à toutes jambes au travers des obstacles: je volais!! Mais, au moment où je me croyais bien seule, un de ces animaux enragés saute du plafond sur les sacs où je courais de toutes mes forces, et se met à ma poursuite avec une vitesse surprenante...

—O Seigneur! Tous ne craignent donc pas le jour...

J’étais abasourdi...

Au premier moment, je désespérai de moi, je me sentis perdu, j’hésitai si je fermerais les yeux, attendant stoïquement la mort...

—Un effort de courage!!... Pourrais-je le faire?

—Oui!!... je le ferai. Il ne sera pas dit qu’un foudre de guerre chez les siens, qu’un Hercule au grand cœur se laissera lâchement égorger comme un mouton!...

Cependant mon ennemi chevauchait sur ses grandes pattes et gagnait du terrain à vue d’œil... Dans mon trou j’étais, hélas! à l’abri; tous étaient trop larges pour pouvoir y pénétrer; mais à présent j’étais isolé, à découvert... et je fuyais à toutes jambes, quand, soudain, une fissure se rencontre devant moi. C’était la porte du panneau que les matelots avaient renversée sens dessus dessous. Comme elle était bombée, je m’y glisse et m’avance aussi loin que me le permettent et ma taille et ma frayeur.

Hélas! mon ennemi était bien plat, plus encore que je ne me le figurais... Il arriva très près de moi, mais pas assez pour m’atteindre. Je me faisais si petit! J’étouffais, mais, jouant des coudes et des pattes, je fuyais toujours, lentement, mais enfin je m’éloignais. Lui, plus empêché que moi, perdait du terrain, et d’ailleurs nous approchions des bords du panneau, sur lesquels frappait le plein soleil. Déjà je sentais la chaleur bienfaisante de l’astre du jour qui doublait mes forces.

UNE FOURMI DE FRANCE!!...

Je sortis au galop sur le pont, et, voyant une porte entr’ouverte devant moi, je m’y précipitai.

Il était temps! La bête sortait de dessous le panneau...

Alors, elle retrouva ses ailes, auxquelles je ne pensais plus, fit un bond effroyable et me chercha, car, éblouie, elle m’avait perdu de vue...

J’avoue que je ne perdais pas mon temps! Au hasard, je montais le long du pied de la table qui me cachait à elle et bientôt je débouchais au milieu de papiers, de plumes, de crayons, sur le propre bureau du capitaine.

Horreur!... la bête est devant moi...

J’étais perdu, cette fois, quand un cure-dent en plume s’offrit à moi... M’y précipiter fut l’affaire d’un clin d’œil...

J’étais du moins à l’abri...

Comment peindre les efforts désespérés du monstre pour me forcer à sortir de ma retraite?... Voyant qu’il avait beau me faire rouler avec ma prison transparente et que je n’en sortirais pas, il se mit à en ronger les extrémités coupées en biseau. Je voyais ses mandibules arracher des lambeaux à chaque extrémité... Ah! il y allait de bon cœur!

Un bruit se fit entendre, mon ennemi s’envola...

Le capitaine entrait dans son cabinet. Il se mit à son bureau et, s’asseyant, appuya sa tête entre ses deux mains et se prit à songer. Pensait-il à sa mère, à sa fiancée, à ses plaisirs passés, à ses devoirs présents? Le savais-je?

Tout à coup ses yeux tombèrent sur moi.

—Une fourmi de France! s’écria-t-il, et, saisissant le cure-dent, il le tint devant ses yeux.

—Pauvre petite bête! Quelle idée t’a prise de venir avec nous au Brésil?...

—Tiens! pensai-je à part moi, c’est bon à savoir. Nous allons au Brésil...

—Par quel singulier concours de circonstances es-tu réfugiée dans un cure-dent de plume? Une poursuite, peut-être... Qui donc t’a poursuivie?...

Et, considérant les bords de mon cure-dent, où mon terrible ennemi avait si vaillamment aiguisé ses dents:

—Les cancrelats!... Les affreuses bêtes! Maudite engeance! Oh! pauvre petite compatriote, je te défendrai: va! tu ne seras pas mangée par eux, n’aie plus peur!...

Alors, se levant, le bon capitaine atteignit un compotier de verre dans lequel il versa du sable bleu qu’il avait sur son bureau, mit par-dessus mon cure-dent, ajouta autour une ou deux pincées de sucre, quelques pruneaux. Cela fait, il replaça le couvercle de cristal, puis...

—Chère petite bête! dit-il alors, reste avec moi. En te voyant tout à l’heure sur ma table, j’ai songé à mes jeunes amies. Demain encore, en te voyant, je penserai à cela!... Ah! la vie! quel triste passage!...

Le capitaine ouvrit brusquement la porte de sa cabine, et j’entendis ses pas s’éteindre en s’éloignant...

J’étais prisonnière!...

Mais, du moins, mon ennemi et sa terrible séquelle ne parviendrait jamais jusqu’à moi. J’étais en sûreté!

De longs jours s’écoulèrent ainsi en compagnie de mon bon ami le capitaine, dont l’affection ne se lassa jamais. Tous les matins il venait causer avec moi ainsi qu’il le disait, mais en réalité causer avec lui-même et caresser de chers souvenirs. Quel cœur d’or! quels admirables sentiments! En général, l’homme est un long, lent et lourd animal qui nous déteste et dont nous nous rions par notre nombre et notre adresse; mais maintenant j’en connais un, dans le nombre, qui ne peut s’empêcher d’aimer. C’est le capitaine Urbain.

En somme, la traversée fut admirable. A peine un grain ou deux en varièrent un peu la monotonie.

Nous étions arrivés, et mon brave ami ne se départait pas de ses bons soins. Une fois, cependant, il manqua à son rendez-vous ordinaire; un jour s’écoula sans qu’il vînt renouveler mes provisions.

Un second jour s’écoula lentement, sans sa visite... Où était-il mon Dieu?... malade?...

Un troisième jour passa... Mes provisions étaient épuisées. Les reliefs que je dédaignais dans l’abondance, je les avais tous consommés! Plus rien!... Il viendra demain...

La faim me torturait... Mourir! mourir! Ce mot me tintait lugubrement aux oreilles... Et il ne vient pas!...

Je contemplais, pour la centième fois, les alentours de ma prison de verre: partout le silence et le désert! Lorsque, levant les yeux au plafond, il me sembla voir que le couvercle du compotier, placé un peu de côté, par mégarde, ne fermait pas exactement, et que je pourrais peut-être me glisser par l’ouverture...

Mais comment monter là?...

A l’œuvre! Il faut essayer...

Je pris, à brassées, les détritus de fruits qui remplissaient ma prison, queues en bois immangeables, pelures, pepins, épluchures sèches, dures comme le fer, et je les enchevêtrai. Je les accumulai de la manière qui me sembla la plus solide. J’étais fort et j’avais reçu de bonnes leçons dans mon enfance. Je travaillai ainsi dans les angoisses de la faim, avec un acharnement sans égal. Il fallait vaincre ou mourir!...

Je vainquis... Je passai!...

Et tombai sur la table presque inanimé.

Heureusement, un pain à cacheter qui se trouva à côté de moi me permit de ranimer mes forces. Je tombai dans un porte-crayon et, aux premiers rayons du soleil, je me mis en quête d’un moyen de sortir du cabinet.

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