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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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XVII
VITALITÉ DES ANOMMAS.—LA POULE NOUS PASSE DEVANT LE NEZ.

Avant la fin de la semaine suivante, j’avais mangé du python comme les autres, nous en avions surpris un dans un marécage où il se croyait bien en sûreté. Ce n’est pas mauvais; mais l’antilope qu’il avait dans l’estomac vaut mieux: la chair est plus fondante et plus tendre.

Nous rentrions chez nous aux premiers rayons du soleil, lorsque de grands cris mirent la colonie en émoi; les soldats levèrent la tête, ouvrirent leurs mandibules et se préparèrent au combat. C’était inutile... Nous vîmes de loin une demi-douzaine de nègres yoloffs qui poussaient de grandes clameurs en contemplant le squelette du python. L’un d’eux se baissa pour toucher un des os et montrer aux autres que c’était tout ce qui restait d’un repas récent. Tous regardaient avec inquiétude autour d’eux, et bientôt, apercevant nos soldats qui marchaient vers eux en troupe compacte, ils prirent la fuite aussi vite que leurs jambes purent les porter.

Ils avaient disparu dans le bois lorsque nous reprîmes notre route. Sur ces entrefaites, un Cynocéphale vint sentir le squelette du serpent. Nous étions encore assez près de celui-ci pour qu’une cinquantaine de nos soldats, toujours disposés à l’attaque, sautassent sur lui en s’attachant aux poils de ses pattes... Ce fut par un bond effroyable que l’animal manifesta sa terreur.

Monter à l’arbre voisin fut l’affaire d’un instant. Sur la plus prochaine branche il s’assit, s’épluchant et essayant de détacher nos intrépides soldats des longs poils auxquels ils adhéraient... Il les croquait à belles dents... Bientôt un rugissement de douleur nous annonça que nos braves, suivant l’épine dorsale, comme ils savaient le faire, et par conséquent marchant doucement à l’abri des pattes, étaient arrivés à la tête.

Bientôt les yeux furent envahis, attaqués... Le Cynocéphale bondissait, fou furieux, à travers les arbres. Tout à coup il tomba... Il était aveugle!... A ce moment, des escouades de mouches accoururent à la curée au secours des premiers assaillants: la lutte fut affreuse; mais, une heure après, le malheureux singe, mort, servait de pâture à toute la colonne grouillant sur sa dépouille...

Telles étaient nos victoires.

Je restai longtemps chez mes nouveaux amis, et j’avoue que je n’ai jamais vu meilleur peuple et partagé plus nobles sentiments. C’était avec un touchant ensemble que nous exécutions les expéditions les plus dangereuses; mais ces insectes admirables sont tellement bien doués, qu’ils réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent. Combien de fois n’avons-nous pas mangé des ignames, ces immenses et succulents lézards, surpris pendant leur sommeil et envahis de toutes parts avant qu’ils aient pu seulement savoir d’où leur vient semblable aventure.

Jamais, je le répète, je ne rencontrai plus riche organisation. La vitalité, chez les Anommas, est incroyable. Je veux en donner une preuve, car j’ai assisté à l’expérience, cachée sous une feuille au-dessus de la tête des opérateurs.

Ces opérateurs étaient trois jeunes Français, que des nègres des environs avaient amenés près de nous, et qui se saisirent tout d’abord d’une demi-douzaine de nos plus gros soldats qu’ils purent rencontrer.

—Ami! regarde donc celle-ci, dit l’un d’eux en me montrant à son compagnon; si ce n’était pas absurde, on dirait une fourmi rouge de notre pays.

—C’est vrai. Une Polyergue roussâtre...

—Bah! c’est une anomalie. Il n’y a pas de fourmis de France au milieu de l’Afrique!

—Qui sait?...

—Prends-la, nous verrons bien...

Je me dissimulai vivement derrière deux jeunes soldats et me faufilai vers de grandes herbes—car en ce moment j’étais auprès d’eux à terre—d’où je gagnai un arbre touffu et vins me placer en observation au-dessus de leur tête.

—Je ne puis la trouver. Quel malheur!

—C’est une vraie découverte, mon ami, que tu as manquée là!

—Satanée fourmi, va!...

Et, d’un coup de scalpel, frappé dans un moment de mauvais humeur, il tranche la tête d’une des plus grosses fourmis-chasseresses!

Puis, sans penser précisément à ce qu’il faisait, il présenta le bout de son doigt à cette tête coupée. Aussitôt celle-ci ouvre ses mandibules et pince le doigt si fortement, qu’un filet de sang en jaillit immédiatement...

—Quelle rude organisation, ami! fit le pincé.

—C’est magnifique de vitalité. Quels ganglions!

—Attends! mais elle continue son travail et me fait un mal horrible! C’est comme si j’avais un paquet d’aiguilles animées me traversant le doigt!

—Patience! courage, au nom de la science, que nous voyions...

—Cela t’est bien aisé à dire! aïe!...

—Stoïque, mon ami; tu dois l’être! Il faut sacrifier à la déesse que nous servons jusqu’au sang inclusivement. A la science!!!

Puis, riant tous deux, ils étudièrent les manœuvres de la tête coupée, je compris alors que le blessé n’était pas sans souffrir. Les pointes des mandibules avaient facilement traversé l’épiderme; maintenant, la tête retira partiellement une mandibule, et la piquant plus perpendiculairement, pénétra plus avant, puis recommença le même manège avec l’autre, donnant à chaque coup, à sa mandibule, une direction plus verticale, blessant et coupant plus loin et plus profondément. On aurait dit, non une tête coupée, mais un soldat complet, jouissant de toutes ses forces et en possession de toutes les parties de son corps.

Les expériences de ces gens durèrent longtemps. Ils exploraient le pays aux alentours; moi, je m’amusais à les suivre. Plusieurs de mes braves compagnons y perdirent la vie, ne sachant ni se dissimuler à temps ni se sauver assez vite. Il ne faut pas se confier trop à ses forces. Trente-six heures après le coup de scalpel, la tête coupée n’était pas morte. Le corps a vécu plus longtemps encore, quarante-huit heures, si je me le rappelle bien.

Comment admettre, d’un autre côté, l’expérience qu’ils firent, que des insectes à vie si tenace étaient, en moins de deux minutes, tués par un rayon de soleil tombant librement sur eux?

Ces fourmis sont d’ailleurs de rudes travailleurs. Un beau jour, une poule du village vint mourir dans les environs de notre demeure. Elle fut bientôt signalée, et une escouade fut désignée pour aller la dépecer. Je m’y joignis. Commençant à la base du bec, les ouvrières se mirent à arracher les plumes une à une, la dépouillant ainsi rapidement par la tête, puis par le cou, et enfin tout le corps. C’était évidemment une tâche très dure, parce que mes braves amis ne possèdent pas une force suffisante pour faire comme les hommes et arracher les plumes d’un seul coup; il leur fallut les ronger toutes par la racine.

Enfin, en s’y mettant à plusieurs reprises d’abord, à beaucoup ensuite, la besogne marcha encore assez vite; les plumes tombèrent et furent emportées les unes après les autres. Déjà les soldats s’apprêtaient à dépecer le corps en morceaux pour en faciliter le transport à la fourmilière, lorsque les nègres, compagnons de nos jeunes savants, s’aperçurent de ce qui se passait. Ces pillards rôdeurs s’emparèrent naturellement de notre poule. Les uns prétendirent que la fourmi chasseresse leur était venue souvent manger assez de volailles dans leur village pour qu’ils lui rendissent la pareille une fois par hasard. Les autres assurèrent que cette poule était un fétiche offert aux fourmis et, par conséquent, qu’il était urgent de le leur enlever pour qu’elles ne l’abîmassent pas!...

Bref! nous ne mangeâmes pas la poule!

Je suivais toujours en amateur mes jeunes compatriotes, et c’est en leur compagnie que je fis connaissance avec une autre Anomma, qui ressemblait tellement à mes bons amis que j’y fus un moment trompée. On l’appelle l’Anomma Burgmeisteri. Elle est d’un noir profond et luisant; on dirait un diablotin! Les plus grosses portent souvent une légère teinte rouge. Toutes ont une énorme tête, égale au tiers de leur longueur totale. Je comprends une tête semblable, car il fallait une masse cubique énorme pour attacher des muscles capables de mouvoir des mandibules aussi gigantesques que les leurs. Ces armes, très courtes, se croisent l’une sur l’autre en se fermant. Cela offre un grand inconvénient, à mon avis; c’est que l’insecte est pris par ses mandibules s’il ne veut ou ne peut les rouvrir. Mort même, sa tête ne lâche pas la bouchée qu’elle tient. Chaque mandibule porte, en outre, une dent centrale qui va rejoindre celle d’en face lorsque les pointes sont croisées; double moyen de mordre!

J’ai encore rencontré une troisième espèce, l’Anomma rubella, plus petite et rouge plus ou moins brun. Chez toutes, les pattes sont grêles, mais d’une force de préhension extraordinaire. Chez aucun soldat, on ne trouve vestige d’yeux extérieurs; même sous le microscope, on ne trouve pas la plus légère indication d’organes visuels. Cependant, comme l’enveloppe cornée de la tête est assez transparente pour laisser voir, à travers, l’articulation des mâchoires quand on l’éclaire vivement, il est possible que l’insecte possède quelque sens de la vue qui lui fasse distinguer au moins le jour de la nuit.

Ces fourmis sont d’une hardiesse que rien ne trouble. Ordinairement le feu fait peur à tous les animaux, ceux-ci ne s’en effraient aucunement. Si vous les agacez avec un charbon incandescent, ils s’élancent sur lui, et leurs mandibules grillent et grésillent en serrant la surface brûlante... mais elles ne lâchent pas!

Quant à l’eau, elles s’en soucient fort peu. J’ai vu des expériences qui prouvent que, laissées douze heures dans l’eau, elles reviennent à elles et courent, au bout de quelques instants, aussi lestement qu’avant. Des blessures qui tueraient tout autre animal, n’ont pas même pour effet, chez elles, d’altérer leur vigueur. Elles forment même un peuple privilégié!

Nous passions, le lendemain, dans un bois touffu, quand une exclamation frappa mes oreilles:

—Sapristi! s’écria un de nos jeunes Français en sautant comme un cabri affolé.

—Qu’as-tu donc? Es-tu frappé de la danse de Saint-Guy?...

—Viens m’aider, malheureux! au lieu de rire... A mon secours, mes amis!... Aïe!!...

—Mais qu’est-ce enfin?

—Vous ne voyez pas que je suis inondé de fourmis?... Aïe! aïe!!... Mais, venez donc à mon secours!...

—Ah! ah! dit l’un en s’approchant et cueillant une fourmi sur le dos de son ami, c’est l’Œcophylla virescens!!...

—Que le diable t’emporte!... Qu’est-ce que cela me fait? Arrache, emporte... je brûle!!...

Tous les deux se mirent à débarrasser leur infortuné camarade, qui était littéralement couvert de fourmis vertes qu’il écrasait, qu’il poursuivait avec acharnement.

—Où est le nid?

—Qu’en sais-je?...

—Écoutons... Tiens! l’entends-tu? on dirait le bruit de la pluie tombant sur les feuilles...

—Eh bien! qu’est-ce que cela me fait?

—Ingrat!... c’est le bruit que font, parce que tu les as dérangées, les compagnes de celles qui t’ont si bien accommodé le cou, les épaules et le visage...

—J’entends. Où est le nid?...

—Tu ne le vois pas au milieu des feuilles?... Il a suffi que tu les heurtes en passant pour que les propriétaires t’envoient instamment un véritable essaim des leurs.

—Attends un peu!!...

Et voilà notre jeune homme qui, armé de pierres, commence l’assaut du nid. Ce fut un feu roulant de projectiles qui frappèrent la boule si bien construite et l’envoyèrent rouler à vingt pas. Nid et fourmis firent la culbute ensemble...

Un des compagnons courut, par un détour, vers le nid gisant, le roula encore quelque temps par terre, au moyen d’un bâton, puis, quand il le crut vide et abandonné, il le ramassa sans danger. C’est vraiment une curieuse et intéressante construction. Il est gros comme la tête et formé de feuilles coupées par les fourmis et mâchées par elles jusqu’à ce qu’elles forment une pâte grossière à peu près semblable à celle que font, en France, les guêpes et les frelons; excepté que la matière est verte au lieu d’être grise, composée de fibres ligneuses.

—Pour l’exemple, je le garde, celui-là, dit le jeune homme.

—Qu’en-veux tu faire?

—Ce sera un souvenir!

Et prenant un crayon, il écrivit dessus:

Ceci est la boîte à poudre

De mon ami

Louis

Souvenez-vous-en!

Et il plaça, en riant, le nid dans son sac.

Je le perdis de vue dans le bois, et revins au logis.

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