Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
XI
DANS LE BOCAL.—LES ÉCITONS DIVERS.
Le lendemain matin, à la première lueur du soleil, un pas se fit entendre dans l’escalier, une tête s’avança doucement dans le cabinet. Urbain était là...
Ses yeux se portèrent de suite vers son bureau.
—Ma pauvre fourmi de France! dit-il, sauvée!...
Il vint à moi, me prit, me donna du sucre... et me renferma dans ma prison...
Ce fut un véritable bienfait que la chasse opérée par les Écitons voyageurs; la maison était parfaitement nettoyée, et, sauf l’odeur qu’ils avaient laissée, toute trace d’invasion avait disparu.
Bientôt arrivèrent les deux amis d’Urbain, qui s’extasièrent sur la chance que j’avais eue de ne pas devenir la proie des visiteurs.
—Est-ce que tu connais d’autres espèces de ces excellentes fourmis dans ce pays?
—Oui. Il y a encore, en fait de voyageuses, l’Eciton prædator. Celui-là ne sait pas former des colonnes longues et étroites comme le Drepanophora d’hiver: il marche en phalanges épaisses et solides.
—A propos, Urbain, que veut dire drépanophore?
—Porteur de faux ou de faucilles, à cause des mandibules que tu as vues. Je reviens au Prædator, qui, lui, est une toute petite créature, pas plus grosse que la Fourmi rouge commune de France (Myrmica rubra). Il est, toutefois, d’une couleur rouge beaucoup plus brillante, et quand une phalange de ces Écitons escalade un arbre, ces multitudes énormes se répandent sur le tronc et sur les branches en telle quantité qu’on pourrait croire voir couler sur l’arbre un liquide couleur de sang.
—Pourquoi l’appelle-t-on pillard?
—Ah! mon ami, ceci est un caprice de nomenclateur! Cet Éciton n’est pas plus pillard que les autres. On en connaît une troisième espèce encore, un peu moins bien déterminée que les deux précédentes et que l’on a nommée l’Éciton légion (Eciton legionis). Celui-ci semble ne se montrer, jusqu’à présent du moins, que dans les grandes plaines de sable de Santarem.
—Qu’est-ce qu’il y vient faire?
—Il y vient, comme la plupart des Écitons, attaquer les nids des différentes espèces de fourmis mineuses et de guêpes. Heureusement! car, sans eux, le pays ne serait pas habitable! Quant à moi je ne connais pas un seul animal, quel qu’il soit, dont les Écitons ne viennent à bout. J’ai vu l’espèce qui nous a visité hier attaquer les énormes nids de la guêpe formidable qui vole très souvent autour de nous. Les mille aiguillons des guêpes qui les menacent, qui les frappent, ne pèsent pas un fétu pour eux; ils déchirent avec leurs puissantes mâchoires la substance si résistante de ces nids, pénètrent dans l’intérieur, abattent les cellules et jettent dehors toutes les jeunes larves. Si une guêpe, même adulte, veut résister, l’Éciton se jette sur elle et la coupe en deux avant que l’aiguillon de l’insecte volant ait pu servir.
—Quels gaillards!
—Je vous en réponds. Les petits Legionis attaquent souvent aussi les nids des grosses fourmis mineuses. Généralement, ils se séparent en deux troupes qui marchent à l’assaut simultanément, l’une s’enfonçant dans le sol et chaque ouvrier en rapportant de grosses pelotes de terre, l’autre troupe recevant ces boules de leurs camarades, et les emportant au loin.
Nous ne faisons pas autrement, remarquez-le bien, mes amis, pour exécuter rapidement des travaux de déblais. Nous établissons un atelier de piocheurs emplissant les brouettes, et des relais d’hommes emmenant celles-ci au loin. Chez nous, comme chez elles, des chefs se tiennent de place en place pour diriger les efforts des travailleurs et maintenir ceux-ci en lignes régulières.
Mais il est temps de revenir à nos Fourmis-légions. Elles ont creusé vingt-cinq centimètres au-dessous du sol, et ont fait brèche à la forteresse. Voici l’assaut! Des millions d’Écitons se précipitent, se heurtent, se pressent et arrivent, comme un mur vivant, contre les assaillis qui défendent leur demeure. Aucune manière de combattre ne peut être plus simple que celle des terribles Écitons. Ils s’approchent des fourmis mineuses, ouvrent leurs pinces en faux... et emportent leurs ennemis tout vifs!...
A moins... qu’ils ne les coupent en deux!...
Et cela, marchant avec un tel entrain, que des files entières d’habitants disparaissent comme par enchantement, se débattant avec rage entre les pinces des ravisseurs, qui semblent opérer un véritable déménagement en se retirant avec leur fardeau de la brèche pour l’emporter sur les derrières de l’armée assaillante. Non seulement ils emportent ainsi les mineuses, mais encore des fragments arrachés aux matériaux de la fourmilière... Ces matériaux renferment-ils donc quelque matière nutritive de leur goût? sont-ils considérés comme des matériaux légers, résistants et très bien préparés qu’ils sont heureux d’utiliser? Ou le but est-il tout bonnement de ne pas laisser la brèche s’encombrer?
J’ai vu la bataille que je vous raconte. Dès que la fourmilière des mineuses fut dévastée de fond en comble, les envahisseurs se réunirent par petits groupes sur les ouvrages avancés et se hâtèrent de joindre la grande armée, s’y fondant à leur place. Chaque insecte, et ils sont des millions, connaît, à n’en pas douter, sa place propre dans chaque genre de travail que la troupe entreprend. Cette organisation est parfaite à ce point que, pendant l’été, la saison active par excellence, il arrive souvent qu’après une expédition fructueuse leur long cortège se divise, de lui-même, en deux colonnes distinctes, l’une allant à la recherche du butin, l’autre l’emportant en masse à la maison-mère.
Tout cela semble un conte fait à plaisir.
On rencontre encore dans ce pays l’Éciton ravisseur (Eciton rapace) qui, lui, marche en guerre, non plus contre les fourmis mineuses, mais bien contre les mêmes grosses guêpes que le Drépanophore et pour les magasins desquelles il a le même goût et la même convoitise. Seulement il est beaucoup plus dangereux que les premiers, parce que sa taille est beaucoup plus considérable. C’est le plus grand des Écitons, et, vraiment, lorsqu’on en rencontre une colonne assiégeante, il vous fait fuir instinctivement, tout comme vous fuyez devant le lion. En effet, à eux tous, ils nous dévoreraient en moins de temps que ne met le maître à la grosse crinière, et avec autant de certitude! Beaucoup de ces énormes fourmis ont jusqu’à un centimètre et demi de longueur.
N’ayons garde enfin d’oublier l’Éciton aveugle (Eciton erratica).
Cette privation de la vue ne provient-elle pas de ce que, comme le Protée aveugle, les Erratiques vivent dans des cavernes ou des grottes absolument obscures?
A ce compte, beaucoup de fourmis, absolument et exclusivement mineuses, devraient être aveugles comme l’Éciton erratique. Il n’en est rien cependant.
Enfin, est-on bien sûr que ces Écitons erratiques n’ont pas d’yeux?...
Certains naturalistes ont pensé que cette fourmi, soi-disant aveugle, pouvait bien posséder des organes de vision, et que le chapeau corné de sa tête était assez transparent pour laisser passer la lumière, non très vivement, mais de manière à ce que ces insectes puissent distinguer au moins le jour de la nuit, la lumière de l’obscurité.
Cette hypothèse peut être exacte, mais nous n’en savons rien au vrai. Quoi qu’il en soit, j’estime que le sens du toucher leur est d’un secours beaucoup plus appréciable que celui de la vue pour se guider dans les méandres de leurs habitations.
Rien n’est plus aisé que de s’emparer, chez l’espèce qui nous occupe, des officiers à grosses têtes. Il suffit de briser la galerie en quelque endroit. Aussitôt qu’un rayon inattendu de lumière se glisse dans l’intérieur, on voit arriver lentement les officiers et soldats, balançant à droite et à gauche leur grosse tête, et ouvrant leurs puissantes mâchoires d’un air de menace silencieuse. Si on ne les tracasse pas davantage, une fois les dégâts constatés—je ne dis pas vus—ils rentrent dans leur galerie, les ouvriers arrivent et, en un moment, une pièce est mise et le dégât réparé.
—Dans tout cela, mon ami, une conclusion me frappe. Il y a déjà longtemps que nous étudions ensemble les fourmis; eh bien! toutes, même les plus habiles, décèlent une grande infériorité vis-à-vis des abeilles, et je dirai plus, vis-à-vis de la presque totalité des mouches bâtisseuses.
—Et laquelle, s’il te plaît?
—Laquelle! Le manque de grandiose et de simplicité. La fourmi est compliquée dans sa bâtisse; elle manque d’architecture. Jamais elle n’atteindra à la sublime hauteur de l’adoption de l’hexagone régulier pour les alvéoles des ruches! Tous ses travaux, souterrains ou extérieurs, sont répartis sans ordre; avec expédient, j’en conviens, mais sans art!...
—Il y a certainement du vrai dans ce que tu dis; mais es-tu certain d’avoir le droit de dire: sans art?... N’est-ce point: avec un autre art, qu’il faudrait dire?...
—Tais-toi! Tes fourmis ne sont que des replâtreuses et non des créatrices!
J’écoutais attentivement tout ce que disaient les jeunes gens, Urbain m’apporta une abondante provende... Mais j’étais prisonnière!...