Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
VIII
DÉCOURAGEMENT.
J’étais parti le cœur navré, malgré l’insouciance et la gaîté proverbiale de mon caractère. Je ne pouvais surmonter ma douleur, car le chagrin que j’éprouvais était d’une autre nature que tous ceux qui m’avaient accablé jusqu’à ce jour. Ma compagne, mes enfants n’étaient plus! Je les avais perdus un peu par ma faute, car j’aurais dû mettre plus de soin à vérifier la nourriture que ma pierrette trouvait dans l’intérieur des maisons, sachant, par ce que j’avais vu, que trop souvent l’homme est obligé d’employer de semblables moyens pour détruire certains animaux nuisibles.
Ces réflexions poignantes augmentaient encore ma peine et, les roulant sans cesse dans mon esprit, je volais machinalement d’arbre en arbre, faisant beaucoup de chemin sans me rendre compte de l’endroit où je voulais arriver.
Tout à coup je me trouvai dans une immense prairie entourée de collines qui, un peu plus loin, prenaient l’aspect de montagnes et bleuissaient l’horizon de leurs découpures irrégulières. Sans savoir précisément de quel côté j’avais tourné mes pas, je crus m’apercevoir que j’avais marché vers le midi. L’été commençait à peine, car j’avais eu mes petits de très bonne heure. Aussi, séduit par l’aspect de ce lieu, par la proximité d’un village dont j’entendais les cloches derrière les arbres, je résolus d’établir mon domicile dans cet endroit.
Je vivais dans l’abondance, car cette prairie élevée servait de pâturage aux bestiaux de la commune voisine. Bientôt arriva le berger en chef. Ce brave homme n’avait rien de poétique, point de houlette garnie de rubans, pas de chapeau de paille avec des nœuds flottants; il portait un gros bâton à la main, un mauvais bonnet de laine sur la tête, et chassait devant lui un troupeau de vaches magnifiques aux mamelles traînantes et rebondies.
Je m’intéressai bien vite à ces bonnes vaches si paisibles et si naïvement ignorantes de leur force: mon plaisir favori était de voler auprès d’elles et de les contempler, couchées dans l’herbe feuillue, ruminant gravement, le regard perdu au loin, dans une rêverie qui doit être pleine de charme.
Ces bonnes bêtes ne cherchaient jamais à me faire de mal. Mais, machines à transformer le fourrage, elles fonctionnaient sans relâche, n’ayant pas l’air de soupçonner que rien pût exister de plus au monde, que manger, ruminer et dormir.
Très intrigué de savoir à qui pouvait appartenir un si beau troupeau, j’appris que ces belles vaches faisaient la fortune des paysans de ce pays qui se sont empressés d’établir des fruiteries.
Pour me faire comprendre, mes enfants, il faut vous expliquer que dans une partie de la France, on a créé ce qui n’existait autrefois qu’en Suisse, c’est-à-dire ces fruiteries, établissements que l’on aurait dû à plus juste titre appeler fromageries, puisqu’elles n’ont pas d’autre emploi que de faire des fromages avec le lait que les paysans y apportent. Selon la quantité qu’ils en ont fourni pendant un mois, on leur remet à la fin un ou plusieurs pains de fromages, que les marchands viennent recueillir à certaines époques de l’année.
Rien de plus juste. Mais il arrive parfois qu’un paysan emploie un moyen bien connu des laitiers pour augmenter la quantité de leur lait, c’est de s’aider un peu de l’eau de la fontaine. Hé bien, cela est fort difficile, car, si le paysan aime à tromper, en revanche il n’aime pas à être trompé. Aussi trouve-t-on dans chaque fruiterie des pèse-lait, ou instruments au moyen desquels on voit à l’instant si le lait a été frelaté. Quand ce fait se présente, le paysan coupable paye une amende assez forte et son lait est refusé pour le présent et pour l’avenir.
Vous voyez, mes enfants, que tout a été prévu, et que ces fromageries présentent deux grands exemples: l’application du principe fécond de l’association et la conservation de la parole sacrée.
Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait.
Ces produits des fromageries sont si avantageux qu’ils engagent le paysan à se procurer le plus grand nombre possible de bestiaux, ce qui les amène par conséquent à augmenter la quantité des fumiers dont ils peuvent disposer pour leurs terres. Celles-ci rapportent par suite beaucoup plus que les champs mal ou médiocrement fumés.
La terre est comme vous, mes enfants. Cultivez votre intelligence, pendant que vous êtes jeunes et nourrissez-la de science et d’art: plus tard vous ferez comme les champs bien travaillés et bien fumés, vous porterez de bons fruits.
Je contemplais mes belles vaches se reposant dans la prairie et y formant de gracieuses taches blanches, brunes ou noires, quand je vis arriver du village un second troupeau conduit par un berger.
Ce troupeau était composé de mérinos dont la laine devait un jour, mes chers petits amis, servir à tisser les étoffes si nécessaires pour préserver les hommes du froid.
Le mouton, auprès de nous, n’est pas un animal spirituel, tant s’en faut, mais c’est une bête si utile, qu’on se sent porté à l’aimer, à l’estimer, en raison des services qu’il rend à tout le monde. Non seulement il a soin de laisser aux épines qui bordent le chemin des flocons de sa toison pour que nous puissions en garnir la couchette de nos petits; mais, sans lui, l’homme aurait bien de la peine à résister aux intempéries des saisons, car c’est grand’pitié de voir que la nature l’a créé nu et sans abri contre les atteintes du froid et du chaud, ne lui donnant qu’un peu d’intelligence pour compléter une création aussi ébauchée.
Le mouton est donc l’un des animaux les plus utiles à l’homme qui se revêt de sa laine, emploie sa peau à mille usages et se nourrit de sa chair. Énumérer ainsi tout le parti qu’on peut en tirer, c’est dire que le mouton est d’un rapport certain pour les gens qui peuvent en élever. Mais il faut, pour cela, de grands espaces de terre où ces animaux puissent voyager et paître en changeant de place; c’est pourquoi tous les pays ne conviennent point à l’élève du mouton.
C’est vers cette époque que je faillis être victime d’un évènement imprévu qui me laissa dans l’esprit une frayeur et une défiance salutaires. De l’autre côté de la prairie, à une assez grande distance, j’avais vu une espèce de maisonnette à toit pointu et produisant un charmant effet. Elle était toute bâtie en briques, et cette couleur tranchait admirablement sur celle du ciel, car la maisonnette était construite dans un endroit élevé et tout à fait à découvert. Elle portait une galerie de bois qui l’entourait, un escalier rustique y donnait accès. En dehors et au dessus étaient quatre grandes branches, qui ressemblaient à de grands bras à jour. Comme j’aime à me rendre compte des choses que je rencontre,—toujours dans le but d’être utile par la suite à ma postérité—j’allai me percher sur l’une de ces branches; mais, en moins d’un instant, le vent s’élevant, ces bras s’agitèrent comme par enchantement, et éprouvèrent un mouvement de rotation très rapide. Je faillis être précipité et réussis à peine à m’envoler tout effrayé. J’appris ainsi ce que c’était qu’un moulin à vent que je ne connaissais pas encore.
Le cœur encore ému du terrible accident auquel je venais d’échapper par un miracle d’adresse, j’allai me poser à terre au milieu d’un champ voisin, pour me remettre de mon émotion et trouver, au milieu des jeunes blés, un peu de fraîcheur. Je suivais, en flânant, le fond d’un sillon quand, arrivé près d’un fossé, je vis à côté de moi le spectacle le plus touchant, mais aussi le mieux fait pour renouveler toutes mes douleurs; c’était celui d’une bonne mère de famille, ayant autour d’elle une douzaine de petits enfants, tous si jolis, si mignons que mon cœur se serre affreusement au souvenir de ce qu’eussent été certainement les miens.
La conversation s’engagea entre nous, comme entre gens bien élevés, et je fis connaissance de cette perdrix, la première que j’eusse rencontrée de ma vie. Bientôt j’entendis aux environs un cri strident: Pirre... ouît! Elle y répondit, et quelques instants après, j’avais l’honneur d’être présenté à un mari, père de cette charmante famille.
Le nid de la perdrix est une cavité peu profonde creusée ou choisie dans la terre même du sillon, souvent adossée à une grosse motte ou à une ancienne taupinière. La mère y pond de quinze à vingt œufs qu’elle range avec beaucoup de soin de manière à répartir parfaitement sur tous la chaleur de son corps. Pendant l’incubation, elle quitte à peine ses œufs pour aller chercher un peu de nourriture et, avant de partir, elle prend soin de les recouvrir d’herbes ou de feuilles sèches.
La même perdrix dont je faisais la connaissance avait déjà ses petits éclos depuis plusieurs jours, mais ils étaient encore trop faibles pour voler, car il leur faut un mois pour qu’ils se fient à leurs ailes, encore ces vols sont-ils fort restreints. Mais les perdreaux, qui courent en sortant de l’œuf, ne se séparent pas de leurs parents comme les autres oiseaux dès qu’ils n’ont plus besoin de secours; au contraire ils restent ensemble et continuent à vivre en société intime, se prêtant secours dans la bonne comme dans la mauvaise chance, et forment ainsi ce que l’on appelle des compagnies qui demeurent réunies jusqu’au mois de février.
Si l’on considère que l’instinct de sociabilité indique des oiseaux supérieurs comme intelligence, il faut admirer également l’amour des parents pour leurs petits. Dans aucune espèce le père et la mère ne sont plus prodigues de soins et d’attentions pour eux. Ils les conduisent, les dirigent avec une sollicitude touchante là où ils supposent que le danger n’existe pas. Ils choisissent leur nourriture, leur apprennent ce qui est bon ou mauvais. Le mâle, lui-même, prend la direction de la famille dès que les petits ont vu le jour, et ne montre pas moins de courage et d’intelligence que la femelle pour les sauver dans le danger.
Quelques jours après notre connaissance et pendant une bonne et amicale conversation que nous faisions au bord d’une haie, j’eus un exemple frappant du dévoûment de mes nouveaux amis. Nous entendons tout à coup des aboiements dans la prairie, la mère y était allée promener ses enfants le matin. Les aboiements se rapprochent dans les blés; c’est un chien qui suit la piste des perdrix... Il approche... il est là!...
Le mâle se dévoue... Il va au devant du chien, et s’envole sous son nez; mais comme une perdrix blessée et qui ne peut, qu’à grand’peine, échapper à la dent qui va l’atteindre.
Alléché par cette bonne fortune, le chien fait un premier bond à la poursuite du rusé coq. Hourrah!... La famille est sauvée!... Le mâle s’enlève encore, le chien saute, le manque et la poursuite recommence acharnée d’un côté, dévouée, habile, calculée de la part du pauvre père...
Et le chien s’éloigne de plus en plus.
Un dernier bond et le mâle, tout à l’heure à moitié mort, retrouve sa force et sa vigueur. Il pousse un cri de joie, s’enlève et d’un vol rapide et soutenu parcourt un kilomètre aux yeux du chien ébahi!
Mais il n’a pas plutôt touché terre que, sur ses jambes rapides, et par des chemins détournés, suivant le fond des sillons et des fossés, il accourt au devant de sa femelle.
Pendant que je suivais des yeux ce manège admirable, je n’avais point regardé ce qu’était devenue la mère avec ses petits. Je me retournai... tout avait disparu!
Dès le commencement de la poursuite, elle avait emmené d’un pas rapide ses petits qui ne volaient pas encore, les avait disséminés, les plaçant qui dans une fissure du sol, qui sous une feuille sèche, qui entre deux mottes; et elle-même attendait, dévouée, le moment de reprendre la ruse de son mari s’il succombait, ou si le chien revenait sur ses pas.
Au premier cri du mâle, la femelle répondit, et cette heureuse famille se réunit intacte sous mes yeux.
Je les complimentai, mais ils me répondirent qu’ils avaient fait une chose toute naturelle, et la femelle même me demanda si nous autres moineaux, nous n’en ferions pas autant pour nos petits? Je l’assurai que si, afin qu’elle ne prît pas en aversion notre race, et me conservât en particulier, une amitié que ses mœurs douces, un caractère simple et dévoué me rendaient très agréable.
Au bout d’un mois de voyage et après avoir traversé beaucoup de pays, j’arrivai sans encombre, dans une grande forêt percée en tout sens de routes qui indiquaient le soin avec lequel on l’entretenait. Je pris mes renseignements auprès d’un moineau habitant la maison d’un des gardes, et il m’apprit que j’étais dans la forêt de Fontainebleau.
Je m’avançais résolument le long d’une grande allée, lorsque je rencontrai un oiseau huit ou dix fois plus gros que moi. Sa tête, son cou, son dos et la presque totalité de sa poitrine étaient noirs, mais d’un noir profond, présentant des reflets métalliques semblables à l’acier, tandis que le dessous des ailes, le ventre et le bas de la poitrine étaient d’un blanc pur. Joignez à cela une grande queue noire à plumes étagées, plus longues au milieu qu’aux bords, et des pieds noirs, et vous aurez un portrait fidèle de ma nouvelle connaissance.
Bien que cet oiseau eût l’air méfiant et rusé, je m’approchai de lui si franchement qu’il ne put y voir une mauvaise intention; aussi me laissa-t-il faire sans trop reculer. Je remarquai que, posé à terre, il était toujours en mouvement, faisant autant de sauts que de pas et imprimant à sa grande queue un battement brusque et presque continuel, dans le genre de celui des bergeronnettes lavandières au bord des rivières. Je profitai du moment où cet oiseau s’envolait sur un arbre pour me placer à côté de lui; mais sa manière de s’enlever me fit voir qu’il avait les ailes trop courtes et la queue trop longue pour voler gracieusement. J’en conclus qu’il ne pouvait entreprendre, comme nous, de longs et intéressants voyages, et ne devait guère que voltiger d’arbre en arbre et de clocher en clocher. Je lui demandai d’abord à qui appartenait la forêt de Fontainebleau, car je l’ignorais.
A cette question, ma nouvelle connaissance me fit au moins vingt réponses différentes en deux minutes, et pas une concluante. Je demeurai confondu... étonné d’une telle loquacité. Je lui demandai naturellement quel était son nom; elle m’apprit qu’on la nommait la Pie!....
Or, cette pauvre Pie était une babillarde impitoyable, elle parlait sans trève ni merci, et je ne pouvais arriver à placer la plus simple réflexion. Bien mieux, aussitôt que j’ouvrais le bec, elle prétendait qu’avant d’avoir entendu ma première parole, elle devinait ce que je voulais dire. Je pris alors le parti le plus sage, celui de l’écouter sans interrompre... Elle me raconta que cette forêt était visitée par une foule d’individus qui venaient y admirer, les uns des arbres centenaires, les autres des rochers remarquables. Elle m’apprit que, malgré ce grand nombre de visiteurs, la forêt était tellement remplie de gibier de toute sorte qu’elle était hantée par un grand nombre d’oiseaux de proie...
Cette nouvelle n’était pas faite pour me rassurer, car ma bravoure est très raisonnable... Ce n’est pas de la jactance! A quoi bon s’exposer à des dangers contre lesquels on ne peut pas lutter?...
Je réfléchissais donc en moi-même s’il ne convenait pas de quitter de suite cette forêt, lorsque la Pie, devinant ma crainte et mon irrésolution, me rassura en disant que ce voisinage ne la tourmentait pas du tout, que je pourrais vivre, si je le trouvais bon, à l’ombre de sa protection, qu’elle était habituée à combattre des oiseaux et à les mettre en fuite.
Nous devînmes donc les meilleurs amis du monde. Elle me fit parcourir la forêt dans tous les sens depuis Franchard jusqu’au Désert et aux gorges d’Apremont. Elle connaissait çà et là une foule de retraites, de cachettes plus curieuses les unes que les autres, et où nous nous mettions à l’abri chaque soir.
Je remarquai qu’elle avait peur surtout de l’homme et qu’elle le fuyait de très loin. Comme elle possédait une extrême défiance, elle m’avertissait et je m’envolais avec elle. Au contraire, le chien, le renard, les oiseaux de proie ne lui inspiraient aucune terreur. Elle semblait attirée plutôt que repoussée par leur vue. Aussi, dans ces cas-là, je m’empressais de me faire bien petit et de me cacher de mon mieux jusqu’à ce que l’échauffourée fût passée. En effet, ma Pie les assaillait, voltigeant autour d’eux, et poussant des cris aigus qui ameutaient toutes ses pareilles des environs. C’était alors un charivari à réveiller les Sept Dormants, et toutes ne revenaient à la tranquillité que quand l’ennemi avait pris la fuite. J’attendais encore, crainte des coups de bec, que le rassemblement se fût dissipé, ce qui demandait assez de temps, car les conversations étaient longues, et enfin nous restions seuls et je sortais de ma cachette.
Un jour nous causions, ou, pour parler plus exactement, elle causait toute seule, faisant les demandes et les réponses. Je me trouvais sur une branche un peu au-dessus d’elle et de là je vis qu’elle portait autour du cou, à demi caché sous les plumes, un collier de perles de couleur.
—Dites-moi donc comment, ma chère amie, ce petit ornement a pu être mis là?
—Vraiment! Vous êtes donc curieux, Pierrot, mon ami? Voici comment et pourquoi. J’ai été prise très jeune par les hommes et emmenée dans une maison où je vivais libre et heureuse. Malheureusement, nous autres pies, nous possédons des instincts irrésistibles. Ainsi, je ne pus m’empêcher de prendre une certaine quantité d’objets que j’allais cacher au fond d’un jardin. Tant que je ne volais que des débris de nourriture, on ne s’aperçut de rien. Mais un jour, je trouvai des petites pièces d’argent, qui me semblèrent si jolies, à moi qui adore tout ce qui brille, que je ne pus résister à la tentation... Je les emportai l’une après l’autre, et fus joindre tout cela à mon trésor.
Une autre fois, ce fut bien pis encore. J’emportai une très belle bague que j’avais trouvée sur la cheminée de ma maîtresse. Oh! alors! cela fit un scandale abominable! On soupçonna les domestiques; il y en eut même un de renvoyé. Tout se serait bien passé, si j’avais pu contenir mes appétits pour la maraude. Mais comme une grande quantité d’objets disparaissaient et qu’on continuait à avoir des soupçons sur les gens de la maison, un des domestiques...—qui avait probablement assisté à l’opéra de la Pie voleuse, ajouta-t-elle...—imagina de m’espionner.
Bientôt tout fut découvert, et mon trésor fut pillé. Comme je craignais la vengeance de ces gens, ou tout au moins l’esclavage, car je pensais que l’on allait m’enfermer, je jugeai prudent de gagner la forêt. Voilà comment et pourquoi je porte au cou la marque de mon servage, collier que ma maîtresse m’avait fait elle-même... Elle était bonne, je l’aimais beaucoup; elle m’avait appris nombre de phrases qui amusaient extrêmement les personnes de son entourage. Aussi, lorsqu’elle avait du monde, on m’apportait au dessert, et l’on me faisait mille questions auxquelles je répondais suivant ma fantaisie. Je dois avouer que j’étais, surtout en ce temps-là, fort entêtée, et quelquefois ce défaut l’emportait sur mon désir de parler. Cependant, quand c’était ma maîtresse qui m’interrogeait, je répondais toujours, car, je le répète, je l’aimais beaucoup, et je la regrette sincèrement.
L’autre jour, elle se promenait ici avec plusieurs autres dames. Toutes allèrent s’asseoir sous le Chêne-du-Roi que vous voyez là-bas. Je résolus de prouver à ma chère maîtresse que je ne l’avais point oubliée, quoique ma fuite remontât au delà d’une année.
J’allai me percher sur l’une des branches les plus élevées du chêne, et là, cachée dans un massif de feuillage, je criai à plusieurs reprises:
—«Bonjour, Marie! Un baiser à Cocotte! Un baiser à Cocotte!...»
L’étonnement fut extrême, comme vous le pensez. On regardait de tous côtés. Ma maîtresse me répondit:
—Bonjour Cocotte!!...
Elle avait des larmes aux yeux!... Lorsque les visiteurs furent revenus de leur grande surprise, plusieurs décidèrent qu’il fallait essayer de s’emparer de moi. Mais j’entendis ce complot. Quand ils levèrent la tête pour me chercher, j’avais déjà mis entre nous une distance respectable!...
Vous avez dû vous apercevoir, cher Pierrot, continua-t-elle sans s’arrêter, que j’étais beaucoup plus policée et plus instruite que les autres habitants de cette forêt... Oui, c’est notre égale instruction qui vous a fait trouver grâce à mes yeux. J’ai deviné que vous aviez habité parmi les hommes; j’ai pensé que je pourrais causer avec vous et que votre société serait pour moi une grande ressource, car ici la plupart des oiseaux n’ont reçu aucune éducation. Quelques-uns des moins bêtes, comme le rossignol et la fauvette, sont tellement infatués de leur science musicale, qu’ils nous regardent presque avec dédain... J’aurais pu me lier avec la corneille, mais elle est si étourdie et si bavarde que nous vivons plutôt en ennemies.
—Cette pauvre Pie, pensai-je en moi-même, elle voit une paille dans l’œil de son voisin, et ne sent pas la poutre qui crève le sien.
Elle continua longtemps ainsi, jacassant sans interruption et moi dormant à moitié tout en l’écoutant... Cependant, elle causa tant et si bien, que le soir se fit. Nous allions nous coucher; je la vis tout à coup ouvrir ses ailes, allonger le cou en avant, hérisser ses plumes et se préparer au combat. Nous étions en ce moment perchés parmi les arbres verts d’un jardin attenant à une maison de campagne, comme il s’en trouve beaucoup sur le bord de la forêt. La Pie me cria de me cacher sous ses ailes sur la branche où elle perchait... et je vis paraître l’ennemi. C’était une chouette qui rasait en volant le haut du sapin sur lequel nous étions perchés. Je me blottis sur la branche, plus mort que vif, et me faisant petit autant que possible.
Le combat ne se fit pas attendre. La Pie, peu effrayée de cet ennemi qui me semblait terrible, mais que probablement elle connaissait pour être très lâche, le reçut à grands coups de bec. Il riposta à mon défenseur par un coup de patte qui, heureusement, porta sur les plumes de son dos, mais sous la formidable pression duquel elle trébucha, se cramponant à la branche et m’allongeant un coup d’aile qui m’étourdit comme un coup de massue, et me culbuta tout pantelant à travers les branches de l’arbre vert... Furieuse, mon amie poursuivit la chouette en criant toujours jusqu’à ce qu’elle l’eût fait fuir.
J’étais meurtri, demi mort... Si je n’eusse rencontré les feuilles raides du pin qui me soutinrent comme un plancher, je me serais tué en tombant sur la terre. J’essayai de voler, je trébuchai et roulai sur les vitrages arrondis d’une serre où mes ongles ne purent trouver prise. A partir de ce moment, je m’abandonnai à la mort; je sentais l’espace vide sous moi et mes ailes impuissantes!
J’avais rencontré un des panneaux soulevés de la serre, et je tombai haletant sur un oranger...
Le jardinier, entendant le bruit de ma chute, s’empara de moi. Je n’essayai aucune résistance, la peur et la douleur m’avaient anéanti.