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Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

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VI
LES PEUPLES INCONNUS

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure!
Feuillages jaunissants sur les gazons épars!
Salut! derniers beaux jours! Le deuil de la nature
Convient à ma douleur et plaît à mes regards!
(Lamartine.)

J’avais grande hâte de fuir le théâtre de mon malheur irréparable; il fallait quitter le bois. Mais, soit que je me fusse perdu dans mon inexpérience des forêts, soit que j’eusse flâné, soit toute autre cause, je mis plus d’une semaine à quitter la voûte des arbres, et fus enchanté de revoir le ciel, sans intermédiaires, au-dessus de ma tête.

Juste au moment où je sortais du bois, un spectacle imprévu s’offrit à mes regards. Les arbres de la futaie diminuaient incessamment de hauteur. Je m’en étais déjà aperçu à mesure que j’approchais de la lisière, mais je vis qu’ils finissaient par devenir des buissons nains et broutés par les troupeaux, puis se confondaient enfin avec les bruyères. Or, ces bruyères s’étendaient devant moi à perte de vue, et encore à gauche et aussi à droite!... De la bruyère, toujours de la bruyère et des ajoncs!... J’eus un moment la pensée de retourner sur mes pas. Comment trouver assez de nourriture pour traverser cet immense désert sans culture? Du haut de la branche qui me servait d’observatoire, je me désolais d’avance, et jetais un coup d’œil anxieux vers certains points noirs que j’apercevais au loin, bien loin, dans l’azur du ciel. Assurément, c’étaient encore des pirates!

Comment éviter leur poursuite dans cette plaine sans retraites et sans arbres?... Décidément, j’étais beaucoup trop en vue; et je savais, par expérience, que le moyen de bien voir est de se cacher. Aussi gagner la terre ferme et m’installer de mon mieux sur une petite motte de terre parmi les herbes qui se rassemblent aux pieds des bruyères, fut l’affaire d’un instant et je me réjouis de m’apercevoir que, de là, je ne perdrais rien de ce qui se passerait au bord d’un étang voisin ou à sa surface. J’étais surtout frappé d’un profond étonnement d’entendre un si grand nombre de cris poussés dans des langages que je ne comprenais point, ce qui me fit penser d’abord que j’étais arrivé aux confins de la terre habitable. Mais je reconnus bientôt que cela tenait à la différence extrême des races, car je vis passer près de moi plusieurs fauvettes des roseaux, dont je comprenais très bien le gazouillement.

Le soleil se montrait à peine, et de toutes parts j’entendais s’élever des cris insolites, retentir des bruits effrayants qui me prouvaient qu’autour de moi vivait une population dont je n’avais aucune idée. Tandis que je cherchais à me réchauffer un peu sous les rayons du soleil frappant ma retraite, le brouillard, qui couvrait la terre, s’éleva lentement, et je contemplai le magnifique spectacle que j’avais sous les yeux.

La motte de gazon sur laquelle je m’étais réfugié, faisait partie d’une immense plaine marécageuse dont je voyais chaque touffe s’animer et donner naissance à un oiseau nouveau, tous porteurs de becs d’une longueur incroyable, les uns droits, les autres courbés en dessous, quelques-uns relevés en l’air.

Il était facile de voir que les uns vivaient en société et se recherchaient, tandis que les autres étaient solitaires. Mais, au premier moment, je ne pouvais trouver de différence frappante entre eux. Il me fallut une grande attention pour reconnaître que, malgré leur long bec à tous, de grandes divergences d’organisation en faisaient des oiseaux parfaitement distincts et de mœurs et de besoins.

Les grandes sociétés, d’ailleurs, se tenaient au milieu du marécage et de la bruyère, venant rarement au bord de l’eau elle-même, tandis que les promeneurs isolés ne quittaient guère les plages molles et vaseuses de la queue de l’étang, et même entraient, à chaque instant, dans l’eau jusqu’au ventre, ce que n’osaient pas faire les autres qui se contentaient de barbotter dans les petites flaques d’eau que le marais retenait çà et là.

Pour le coup, je ne pus m’empêcher de rire, tant les pauvres animaux faisaient, selon moi, singulière figure!

L’étang était couvert d’oiseaux, dont jusqu’alors je n’avais jamais vu les pareils. Leur aspect différait beaucoup de celui des oiseaux des bois: leur forme était plus lourde et plus trapue. Je me permis de voltiger autour d’eux pour bien les examiner, prenant grand soin de ne pas me laisser tomber dans l’eau sur laquelle ils flottaient. Je réussis, de cette manière, à m’assurer que leurs pattes étaient palmées et formaient une espèce d’éventail, chaque doigt étant lié à l’autre par une membrane, mince et élastique. Je remarquai aussi que ces oiseaux avaient trois doigts dirigés en avant, soutenant les membranes, tandis que celui de derrière était pour ainsi dire nul. Comment peuvent-ils se percher? évidemment, ce mode de station leur est tout à fait impossible. Je les plaignis d’abord, mais en réfléchissant davantage, je reconnus que, se tenant sur l’eau sans effort, ils demeuraient en quelque sorte perchés, quoique assis, et qu’en outre leurs pattes, disposées comme elles l’étaient, formaient des rames puissantes dont ils avaient le plus grand besoin à chaque mouvement qu’ils voulaient exécuter.

J’avais une envie furieuse d’examiner de plus près mes curieux voisins; mais je me méfiais à présent de ce que je ne connaissais pas. Mon innocente confiance avait failli, je m’en souvenais, mettre ma vie en péril... Aussi, avançai-je avec autant de prudence que notre nature en comporte, et je fus bientôt à même de constater que ces palmipèdes, n’ayant pas de doigt en arrière, ne pouvaient fermer la main, et par conséquent ne pouvaient retenir une proie. De plus, leur bec plat ne semblait point fait pour dépecer la chair... J’en conclus qu’ils ne pouvaient être carnivores et par conséquent dangereux. Je me perchai donc sur un saule dont les branches pleureuses laissaient baigner leurs pointes dans les eaux, et là,—à portée de ces inconnus, prêt cependant à m’envoler si je voyais poindre un ennemi,—je me mis à gazouiller, puis à chanter, espérant être remarqué. Bah! Ils ne relevèrent seulement pas la tête. Il y avait de quoi ressentir vraiment un mouvement de dépit très prononcé et être un peu humilié; mais, en cet instant, un rossignol se fit entendre... Je me tus; que pouvait paraître ma voix à côté de celle si harmonieuse de ce charmant chanteur? Hélas! il ne fut pas plus remarqué que moi...

Je résolus alors de voltiger tout près de ces bonnes gens, qui me faisaient l’effet de rustres peu amis des beaux-arts. J’allai donc à côté d’eux et, perché sur un roseau, je me désaltérai dans cette eau limpide dont ils semblaient seuls propriétaires. Étonnés de ma hardiesse, ils levèrent enfin la tête et m’adressèrent la parole dans un langage très difficile à comprendre, nazillant d’une manière affreuse. Malgré tout, j’engageai la conversation. Naturellement, j’y fis quelques coq-à-l’âne, mais j’appris qu’ils s’appelaient les uns des canards, les autres des sarcelles, et qu’ils étaient tous de la même famille.

Je leur parlai de la singulière conformation de leurs pattes; ils m’apprirent qu’effectivement ils ne pouvaient pas se percher sur les arbres, que souvent, bien souvent, cela avait été pour eux une grande privation, et qu’ils appréciaient cependant peu ce mode de salut qui leur était refusé, car, lorsqu’un oiseau de proie vient les attaquer, s’ils l’aperçoivent à temps, au lieu de fuir comme nous à tire d’ailes, ils plongent aussitôt au fond des eaux et très souvent parviennent à l’éviter, à moins que celui-ci ne les surprenne et ne tombe sur eux comme une flèche.

La journée se passa à causer avec mes nouvelles connaissances; mais la conversation était si pénible entre nous, que je m’en ennuyai bientôt, et les quittai pour regagner la terre ferme.

Là, ce fut bien pis; je me vis au milieu d’une population aux cris aigus, et fort en peine de savoir le nom de ces animaux dont je ne comprenais pas du tout le langage. Je cherchai un oiseau qui pût me servir de truchement et qui, par sa nature mixte entre la vie des bois et celle des roseaux, me comprît aisément et me donnât quelques renseignements.

J’arrêtai donc au passage une belle fauvette babillarde, de celles qui hantent sans cesse les roseaux, et la priai humblement d’avoir pitié d’un étranger et de me faire l’honneur d’une conversation scientifique... Hélas! j’avais été aussi poli que possible, mais à la réception qui me fut faite, je compris que le monde des oiseaux d’eau était loin d’être aussi civilisé que celui des oiseaux des villes et des champs.

—Allez vous promener, curieux et bavard que vous êtes!... Vous croyez donc que j’ai du temps à perdre pour enseigner les ignorants tels que vous? Vous n’êtes pas dégoûté, vraiment, de vous adresser ainsi à des personnes de qualité!... Mais vous ne savez donc pas que l’automne s’avance et qu’il faut que je fasse mes préparatifs de voyage? Je ne demeure pas ici, moi. Ce pays est trop froid; je me dépêche bien vite, bien vite...

Et elle s’enfuit à tire-d’aile, parlant toujours.

—Oh! la bavarde, m’écriai-je. Effarvate, que tu es bien nommée! Avec moitié moins de mots tu m’eusses répondu et tu eusses fait œuvre utile, au lieu que tu n’as que frappé l’air de vains sons!

Je n’en étais pas moins embarrassé, lorsque je vis voltiger dans les joncs, près de moi, un charmant oiseau, plus petit que la sotte effarvate, et portant au-dessus de chaque œil une bande d’un blanc jaunâtre, comme un large sourcil, qui donnait un air gracieux à sa jolie figure. Le surplus de son corps était brun-verdâtre, marqueté de belles taches de même couleur, mais plus foncées que le reste, et je remarquai la facilité avec laquelle il se suspendait aux roseaux et aux joncs, tournant autour, de même que le troglodyte autour des branches d’un buisson, grimpant et redescendant, la tête en bas, le long d’un même brin, comme si c’était la chose du monde la plus facile à faire!

Je risquai une seconde démarche; cette charmante petite fauvette me semblant plus aimable que l’effarvate bourrue.—Madame la Fauvette, lui dis-je de ma voix la plus douce, pardonnez à un étranger s’il vous dérange au milieu de vos occupations; mais j’ai besoin de tant de renseignements dans le monde nouveau où je me trouve jeté, que je vous assure d’une vive reconnaissance pour ceux que vous voudrez bien me donner.

—Monsieur le Moineau, j’étais tout à l’heure derrière ces joncs quand vous avez adressé honnêtement la même demande à une fauvette des roseaux, un peu folle, de ma connaissance. Elle vous a mal reçu; mais il ne faut pas lui en vouloir: elle n’a pas la tête bien solide... Je ne suis pas de la même espèce qu’elle; vous voyez que je suis beaucoup plus petite. On m’a nommé la Fauvette des joncs... Je suis très contente de faire votre connaissance, car vous devez savoir beaucoup de choses que j’ignore, puisque vous êtes voyageur. J’accepte donc votre proposition; je vous parlerai des oiseaux de ce pays, et vous, vous me raconterez les mœurs des oiseaux de la forêt et de la ville. Vous les connaissez, tandis que je ne les ai jamais vus que de loin.

Ainsi fut commencée notre connaissance. Le ciel, qui m’a toujours traité en enfant gâté, m’envoyait encore une amie qui allait remplacer ma chère Alouette et mon bon et gai Jean Rouge-Gorge.

—Les hommes m’ont baptisée Sylvia, me dit-elle; je le sais, et je sais aussi qu’ils y ont ajouté un mot horrible, tiré du grec, phragmitos, qui veut dire que j’habite dans les haies. C’est absurde, puisque je ne quitte jamais les roseaux et les joncs que baignent les eaux tranquilles. Je vous permets de m’appeler Sylvie. Et vous?... comment vous appelerai-je?

—Pierrot, dis-je, tout simplement. Je suis un membre de la célèbre tribu des moineaux francs, la plus belle que la nature ait...

—Bien, bien, j’entends!... Connu! mon ami Pierrot. Apprenez que du haut en bas de l’échelle des êtres, chacun en dit autant, et tirez de ceci la conclusion que votre amour-propre doit en accepter.

—Chère Sylvie, merci de votre avertissement. J’y penserai...

—En ce moment, je n’ai point le temps de causer longuement avec vous, je déjeune. Faites-en autant de votre côté, les vers ne manquent pas autour de vous, et revenez dans une heure me joindre ici; vous monterez sur cette quenouille de roseau; de là, vous m’appelerez, j’arriverai et nous causerons...

Je fis ainsi que Sylvie l’avait dit.

Les vers n’étaient point si abondants qu’elle le prétendait, et je n’avais pas à mon service la grande pioche de mes voisins pour les déterrer. J’enfonçais mes pattes dans la boue et j’étais fort mal à mon aise, quand je m’avisai de démolir les mottes de terre par côté au lieu de patauger dans l’eau qui séjournait entre elles. Je trouvai ainsi un abondant déjeuner de larves, chrysalides et vers.

Mon repas achevé, je volai sur la grande quenouille de roseau où la fauvette m’avait donné rendez-vous, et j’appelai: Sylvie! Sylvie!!...

Elle accourut. Nous allâmes nous asseoir au soleil, au pied d’une touffe de bruyères, à l’abri du vent, et ma nouvelle amie commença ainsi:

—Je vais appeler votre attention sur ce fait que la nature a doué presque tous les oiseaux de finesse, de grâce et de légèreté. Il semble qu’elle nous ait créés pour animer les campagnes et répandre le mouvement et la gaieté parmi les objets immobiles du paysage. Ceci est frappant pour les hôtes des forêts et des champs, n’est-ce pas, Pierrot?

—Cela saute aux yeux!

—Les oiseaux de marais, au contraire, ont été fort maltraités sous ces rapports. Leurs sens sont obtus, leur instinct réduit aux plus vulgaires sensations, leurs soins bornés à chercher leur nourriture dans la vase ou les terres fangeuses. On croirait volontiers ces espèces attachées au limon dès les premiers âges du monde, et n’ayant pu prendre part aux progrès remarquables qu’ont subis les créations successives. Une certaine quantité de types se sont développés, étendus, embellis, perfectionnés sous la main puissante de la nature et sous celle de l’homme, le maître qu’elle nous a donné ici-bas; tandis que les habitants du marais sont restés stationnaires dans l’état imparfait de leur nature ébauchée.

Chez aucun d’eux, mon cher Pierrot, vous ne trouverez la grâce, la gentillesse, la gaieté de nous autres oiseaux des campagnes fleuries. Ils ne savent point, comme nous, s’exercer, se réjouir ensemble, prendre leurs ébats sur la terre ou dans l’air. Leur vol brusque et saccadé n’est qu’une fuite, un trait rapide d’un froid marécage à un autre. Retenus sur le sol humide, ils ne peuvent, comme les oiseaux des bois et des roseaux, se jouer dans le feuillage, ni se poser sur les feuilles ployantes; l’organisation de leurs pieds s’y oppose. Ils gisent à terre, et en arpentant tristement et solennellement les places dégarnies, poussent, le plus souvent, des cris rauques et inarticulés.

Beaucoup se tiennent à l’ombre pendant le jour; leur vue faible, leur naturel timide, sauvage, inquiet, leur fait préférer l’obscurité de la nuit ou la lueur du crépuscule à la brillante clarté du soleil. C’est moins par les yeux que par l’odorat et le tact dont est doué l’extrémité de leur long bec, qu’ils cherchent et recueillent leur nourriture.

Tant qu’ils trouvent la terre mouillée, tous font la chasse aux vers, aux sangsues, aux larves molles des insectes aquatiques. Si la sécheresse arrive, ils se rabattent sur les insectes de la terre et prennent les scarabées, les araignées, les mouches; mais c’est pitié de voir combien de mal ils se donnent pour cette chasse où leur long bec les sert mal. Ils frappent à côté; leurs mandibules molles ne saisissent point à propos l’insecte agile et j’ai vu, l’autre jour, un pauvre courlis qui, après avoir essayé de captiver au moins une demi-douzaine de mouches, sans réussir à en prendre une seule, y renonça et s’en fut promener tristement plus loin sa mine ennuyée.

—Peint de main de maître, chère Sylvie! et combien je vous remercie de ne pas dédaigner d’instruire un pauvre étranger! Ce qui me frappe, avant tout, c’est que vous ne semblez point un oiseau ordinaire... Votre langage présente une élévation de sentiments qui prouverait que vous avez fréquenté les hommes, si je ne savais que notre cœur à tous est susceptible d’autant d’élévation que le leur...

—Vous ne vous trompez pas mon cher Pierrot. J’ai pu, l’année dernière, assister, invisible, cachée par mes roseaux, aux entretiens d’un père qui formait son jeune fils à l’étude de la nature. Tous deux habitaient le château dont vous voyez les cheminées là-bas, parmi les arbres, et venaient chaque soir faire sur le lac une longue promenade en bateau. Le premier soir, je fus effrayée, mais je n’osai m’envoler... J’attendis, et quelques mots de leur conversation m’intéressèrent. A partir de ce jour, je devins leur auditeur le plus assidu.

—Le ciel soit béni d’une si heureuse circonstance!

—Usez-en donc, mon cher Pierrot. Mais hâtez-vous. Notre cuisine, à nous, n’est faite que quand nous allons aux provisions...

—Soit! dites-moi donc, bonne Sylvie, quels sont ces oiseaux noirs qui se réunissent en troupe, là-bas, assez loin de l’étang, dans les parties humides de la lande? Pourquoi ne viennent-ils pas au bord de l’eau comme ceux que nous y voyons promener sur leurs grandes pattes?

—Ces oiseaux, dont vous pouvez d’ici apercevoir l’aigrette noire couchée en arrière, comme une plume derrière l’oreille d’un employé de bureau, sont des vanneaux. Leur nom vient du mot van, peut-être parce que le bruit de leurs grandes ailes rappelle, quand ils volent, celui de l’instrument qui sert, chez les hommes, à nettoyer le grain. Ils ont la tête et le devant de la gorge noirs, le ventre blanc. Leur dos a de magnifiques reflets verts; leurs pattes sont pâles; vous voyez qu’ils ont le corps à peu près de la grosseur d’un jeune pigeon.

Ce sont les plus intelligents, avec les pluviers, parmi les oiseaux du rivage, et ce perfectionnement découle de leurs mœurs essentiellement sociables. L’instinct de la sociabilité est, parmi les oiseaux, un indice certain de développement intellectuel. Chez les vanneaux, la communauté de goûts, de projets, de plaisirs est complète, et cette union de volonté constitue précisément la source de leur attachement mutuel et le motif de leur liaison générale. Toujours prêts à se rapprocher, à se rejoindre, à demeurer et à voyager ensemble, les vanneaux arrivent, comme tous les oiseaux doués de l’instinct social, à s’entendre et à se communiquer assez d’intelligence pour connaître les premières lois de la société. Chez eux règnent l’affection, la confiance, la paix, excepté lorsque la saison des amours vient apporter un certain trouble dans leurs habitudes; mais cet état d’agitation dure peu, et l’apparition des petits est une occasion de tendres soins échangés au profit d’une sollicitude générale.

Les vanneaux ne sont pas les seuls oiseaux de rivage aux mœurs douces et sociables. Les pluviers les imitent et présentent des exemples touchants de confiance les uns envers les autres. Je fus témoin, il y a quelques mois, d’un fait qui démontre cette vérité. Un jeune chasseur battait la lande sur laquelle nous sommes, quand il entendit venir une petite bande de six pluviers guinards. Il se retourne, tire le premier qui passe; l’oiseau tombe... Tous les pluviers se précipitent en même temps que le pauvre animal frappé à mort, tous se pressent autour de lui, et, par leurs petits cris d’encouragement, semblent l’engager à reprendre ses forces et à remonter avec eux dans les airs... Hélas! de son second coup le chasseur les tua tous les cinq sur le cadavre de leur frère!... Voilà ce que j’ai vu! Ce furent cinq martyrs de l’amitié fraternelle!...

—Pauvres gens!

—Il faut maintenant, mon jeune ami, que je vous parle des chevaliers combattants, que vous voyez là-bas, passant et rasant de leur vol bas les bruyères de la lande. Ils arrivent au marais, et tout à l’heure vous verrez que leurs mœurs sont bien différentes de celles de nos amis les pluviers. Toujours irrités, surtout au printemps, toujours querelleurs, ces combattants ne connaissent pour ainsi dire pas le repos. La bataille est leur élément, la querelle leur habitude: un à un, deux à deux, six contre six, il faut qu’ils se battent, qu’ils se chamaillent! Ah! la triste engeance!

—Et dire qu’ils sont si jolis!

—C’est vrai... Mais en voilà assez, ami, à demain!

Resté seul, je me choisis un lit pour la nuit parmi les roseaux, et le lendemain je me mis, dès l’aurore, à arpenter la lande. Je voulais voir, et je vis...

Mon Dieu! que le monde est grand, et qu’il contient donc de belles choses!

Je passais à côté d’oiseaux au bec recourbé comme une pioche, qui bêchaient dans la vase humide; l’un d’eux, maussade, faillit me blesser d’un coup de cet énorme outil. Les remarques de Sylvie me revinrent à la mémoire, et, revenant vers l’étang, je remarquai un très grand oiseau monté sur deux hautes pattes, immobile, sur une petite éminence cachée sous l’eau: son habit était gris, ses épaules hautes et bossues, entre elles un long bec droit s’avançait... Tout à coup, je le vis se détendre comme un ressort et déployer un cou d’une longueur inouïe, lequel, sortant d’entre les deux ailes, fut plongé dans l’eau comme une flèche... et ramena dans le bec un poisson pris par le travers. Le héron—j’ai su depuis par Sylvie que c’en était un—lança adroitement ce poisson en l’air, au-dessus de lui, le reçut par la tête dans son bec ouvert et l’engloutit. Puis, il reprit sa position ennuyée et son immobilité grotesque...

J’étais confondu de ce que je voyais, émerveillé de tant de belles choses. Le temps passa comme un éclair, le soir venait; je courus au rendez-vous de Sylvie et la trouvai, comme la veille, aimable et causeuse. Mon premier soin fut de lui raconter ce que j’avais observé de mon côté; elle rit d’abord de mes remarques. Mais, reprenant bientôt son sérieux, elle m’adressa, d’un air grave, les paroles suivantes:

—Vous êtes un oiseau de trop grand sens, et un animal trop bien doué pour manquer de courage. Je veux vous traiter en ami sérieux, et la plus grande preuve d’estime que je veuille vous donner, va être de vous initier à un projet dont la réalisation est prochaine.

Depuis trop longtemps déjà, un oiseau de proie ravage ces bords. Il décime le peuple ailé; aujourd’hui l’un, demain l’autre; tout lui est bon pour assouvir son appétit féroce. Poussés à bout, nous avons fait un pacte entre tous les habitants du lac; nous voulons nous venger!... Joignez-vous à nous, vous le devez, ne serait-ce que pour faire cause commune contre un des ennemis acharnés des oiseaux pacifiques.

—De grand cœur! répondis-je, enflammé de courage et touché du cas que l’on faisait de ma valeur. Mettez-moi au courant du complot et vous verrez ce que peut la valeur d’un moineau!

—Vive Dieu! j’aime à vous entendre parler ainsi. Vous êtes vaillant, je m’en doutais bien. Allez! nous aurons occasion de mettre votre courage dans tout son jour. Venez, avec moi, voir une poule d’eau de ma connaissance; elle doit jouer, dans ce drame, un rôle de premier ordre. Nous vous expliquerons là-bas notre plan de combat.

Je la suivis.

Nous gagnâmes les roseaux, et, à son appel, j’en vis sortir et marcher sur les feuilles de nénuphar un nouvel oiseau que je n’avais point encore aperçu. C’était la poule d’eau. Son cou et le dessous de son ventre étaient noirs, légèrement gris vers les flancs; le dessus du dos est noir aussi, mais à reflets verdâtres; chaque aile porte trois plumes blanches, et la queue tout entière est de cette couleur. Ce qui me surprit, c’est que le plumage de cet oiseau, au lieu d’être lisse et brillant, est tout entier terne et comme chargé de poussière. C’est une espèce d’huile qui empreint les plumes et les soustrait à l’action de l’eau. La poule d’eau a les pattes vertes et le bec aussi, elle porte à chaque jambe une jolie jarretière rouge. Chaque pied forme quatre doigts qui ne sont point palmés, mais seulement bordés d’une membrane mince et indépendante. Comme leur pouce est long et qu’il peut être opposé aux autres doigts, les poules d’eau se perchent facilement: celle-ci monta donc sur un roseau à côté de nous et la conférence commença.

—Le coucher du soleil approche: le rapace va venir chercher sa victime de chaque soir. Amis, je me dévoue, car il a dévoré mes enfants et je lui ai voué une haine mortelle!... Je me promène seule sur l’étang, il fondra sur moi... venez à mon secours, et Dieu fasse le reste!...

Émerveillé de tant de stoïcisme, je compris la grandeur de l’amour maternel à l’étendue du dévouement qu’il inspire, et, pénétré d’une religieuse admiration, je fus, plus que jamais, acquis à ce pacte si équitable du faible contre le tyran. Nous nous séparâmes.

Le reste de l’après-midi se passa à réunir, chacun de notre côté, Sylvie et moi, tous les oiseaux du voisinage, à leur donner les instructions nécessaires; puis nous attendîmes, cachés les uns dans les roseaux, les autres parmi les buissons au bord de l’étang: tous dans le plus grand silence. On aurait cru ce lieu absolument désert... La poule d’eau, qui se dévouait, mais qui, pour sa seule défense, plonge admirablement, était restée isolée au milieu de l’étang, se laissant mollement bercer par les eaux et n’ayant l’air de s’occuper que d’un petit poisson qu’elle tenait dans son bec. L’attente fut pleine d’angoisses. Enfin l’épervier parut... Ne voyant sur l’eau qu’une victime, le rapace se mit à descendre en spirale, poussant d’abord des cris aigus; puis fondit sur elle, semblable à la foudre tombant des nuages!... A ce moment une bécassine que nous avions mise en sentinelle, jeta son cri aigu et, mille, nous fondîmes sur l’ennemi commun...

Preste comme l’éclair, la poule d’eau plongea juste au moment où les serres du brigand allaient la saisir.

Étourdi par le nombre, par les cris, par les coups de bec et surtout par les atteintes meurtrières de l’épée du héron, l’épervier ne put s’envoler... Il voulut se cacher dans les joncs et tomba parmi les nénuphars... De chaque feuille naissait un ennemi!

Ses grandes ailes battirent l’eau; dès lors, sa perte était certaine: les canards, sortant de dessous les feuilles, se mirent de la partie: leur bec tenait une plume et ne la lâchait plus...

Bientôt la tête du forban toucha l’eau, elle y fut plongée... Il fit un suprême effort!!!... Les plumes des assaillants, arrachées par ses serres, s’éparpillèrent au souffle de la brise... son bec acéré fit voler des lambeaux de chair palpitante... Plusieurs morts tombèrent à ses côtés; mais il ne put reprendre son vol...

«SES GRANDES AILES BATTIRENT L’EAU...»

Encore quelques convulsions et l’eau entra dans son bec, dans ses narines; il était asphyxié!... et demeura étendu sur l’eau, les ailes ouvertes, les plumes hérissées, les serres encore frémissantes sous les spasmes de l’agonie.

La poule était vengée; tous les oiseaux du canton, délivrés de leur redoutable ennemi, firent à cette mère courageuse une véritable ovation. Elle fut entourée, fêtée, remerciée. Puis vint mon tour, car je m’étais vaillamment conduit, et j’avais vu plus d’une fois la mort de près! J’avais laissé quelques plumes dans la bagarre; j’avais été meurtri, presque assommé d’un coup d’aile terrible... Ce fut alors que je m’écriai:

«Mes amis, songeons aux blessés!...»

On les soigna le mieux possible.

Pendant ce temps, le soleil était descendu près de l’horizon. Il disparut, et la nuit calme et profonde vint couvrir ces lieux naguère pleins de tumulte et de batailles.

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