← Retour

Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot

16px
100%

XII
LA FUITE.—DOUBLE-ÉPINE.

Amour sacré de la liberté, inspire-moi!...

Fuir était devenu un vrai cauchemar la nuit, une idée fixe le jour. Fuir... mais comment?

Je tournais dans ma prison de cristal comme pour y chercher une issue, alors que je savais mieux que personne qu’elle était hermétiquement close.

La réflexion vint avec la fatigue des jambes. Que faut-il pour fuir? Sortir. Pour sortir? Être à portée d’enjamber le bord du compotier. Pour être à portée du bord? Il faut y monter. Pour y monter? Il faut se construire une échelle ou un chemin... Je le construirai!

Une fois ma résolution prise, je travaillai avec cette ardeur patiente, cette ténacité contenue qui fait la force du prisonnier. Je ne pouvais plus, raisonnablement, compter sur un oubli, sur une inadvertance semblable à celle qui m’avait permis, sur le vaisseau, de ne pas mourir de faim. On n’a pas deux fois une pareille chance! Et d’ailleurs, le capitaine, qui avait été à bord, avait examiné son compotier pour s’assurer de mon identité et, ayant trouvé le couvercle mal fermé, avait tout deviné: ma fuite devant la mort, mes craintes dans la campagne et mon retour... un peu forcé... à lui.

Pour éviter une seconde escapade, toutes les fois qu’il ouvrait la porte pour me donner des provisions, il prenait bien soin de remettre le couvercle dans sa rainure.

Comment donc faire?

Je ne pouvais lui échapper que par surprise, au moment où il enlèverait le couvercle. Mais, évidemment, il fallait lui donner confiance.

A partir de ce moment, je fus résolu. Tout ce que je pus rassembler de débris de fruits, de sable que j’apportais, fut par moi soigneusement cimenté, attaché l’un à l’autre. J’eus bien du mal. Je n’étais pas fait pour cette besogne d’esclave, moi, un soldat! Mais la nécessité a courbé d’aussi grands cœurs que le mien sous son joug! Cette pensée me soutenait; aussi, je travaillais avec courage. Urbain semblait marcher au-devant de mes désirs, en m’apportant certaines noix du pays dont les fruits me causaient un grand plaisir. Les coquilles s’accumulaient dans ma prison: le capitaine, un jour, voulut en retirer une partie. Je m’y attendais. Il vit qu’elles étaient cimentées entre elles, cela l’intrigua longtemps; il chercha à comprendre quel était mon but, puis, curieux de voir ce que je ferais, il referma le bocal d’un air satisfait.

Je respirai allégrement... De ce jour j’entrevis la délivrance!...

Peu à peu mon échelle s’élevait sous la forme d’une sorte de talus très abrupt et rempli de cavités ménagées avec beaucoup de soin par moi, pour former des marches ou échelons. J’atteignis bientôt les bords du vase, et déjà j’avais monté et descendu plusieurs fois mon escalier par la courbe choisie... J’étais sûr de ne pas me tromper.

Ce n’était pas tout encore. Il fallait inspirer au bon Urbain la sécurité la plus absolue. Pour cela, toutes les fois qu’il approchait de ma table, je sortais ostensiblement de ma fortification et venais au-devant de lui sur un endroit saillant, où je demeurais absolument immobile. L’excellent homme crut bientôt que je venais ainsi au-devant de lui par amitié, il me comblait de friandises. Je mangeais le moins possible pour ne pas m’alourdir. Moi, j’avais besoin de toute mon énergie.

Un matin je me crus assez sûr de moi-même pour tenter une dernière et suprême épreuve: voir la porte ouverte et ne pas fuir!

Il me fallait rendre mon maître absolument confiant. Il enleva le couvercle et fut un peu étonné de me trouver immobile tout en haut de ma construction, au bord du verre. Un moment il fut sur le point de replacer précipitamment le couvercle, mais je ne bougeai point... il reprit confiance. Il posa le couvercle sur la table, m’examina beaucoup de tout près en silence: une larme même—je le crois—roula dans ses yeux au souvenir de la patrie absente et tomba sur ses moustaches.

Et moi, je ne voyais que la liberté, que je touchais du doigt.

Mais j’affrontais le supplice: désormais j’étais fort! A bientôt!

Urbain me donna du sucre, un peu de miel dans une coquille de noix, quelques fibres de viande, referma le couvercle, soupira en se détournant et, perdu dans ses souvenirs, se promena longtemps silencieux autour de mon bocal et de son bureau.

Pendant ce temps, jouant toujours mon rôle, je ne me hâtai point de quitter mon poste au bord du verre, pour bien montrer à mon geôlier que tout endroit m’était indifférent et que l’amitié seule me retiendrait bien près de lui. Il le crut... Deux fois, trois fois, il me trouva au faîte de mon rocher factice et laissa longtemps le couvercle sur la table, tandis qu’il me contemplait et s’efforçait de comprendre quel pouvait avoir été le but de ces travaux gigantesques.

A travers les parois transparentes de ma prison, j’avais soigneusement étudié la topographie des alentours, car désormais elle était d’une haute importance pour la réussite de mon projet. Au moment où je tomberais en m’élançant du haut de la tour, Urbain porterait précipitamment la main vers moi pour me reprendre, c’est évident... Si je ne suis mort ou blessé, il faut déjouer ce premier danger. Je ne puis le faire qu’en me jetant brusquement derrière le pied du compotier. Urbain ne me poursuivra pas de la main gauche, il ne sait pas s’en servir... On dirait que c’est la mode, chez les hommes, de sacrifier une main et presque tout un côté du corps par immobilisation!... Ah! si mon geôlier venait toujours m’ouvrir en se plaçant du même côté de la table, j’aurais construit mon promontoire à sa gauche; mais il vient tantôt—comme il le dit—à tribord, tantôt à bâbord. Enfin, s’il vient par tribord, je suis à sa gauche, le bocal le gêne pour me saisir... j’ai des chances.

Une fois manqué, je me cache.

Où?... je n’en sais rien, mais quelque part, n’importe où... Il faut que je disparaisse, ne fût-ce que cinq minutes... Il faut qu’Urbain me perde de vue; puis, tout à coup, je repartirai au grand galop dans la direction de la fenêtre, à ma droite, gagnant la porte, qu’il laisse ordinairement ouverte. De là, l’escalier; de là... O bonheur! je suis sauvé!

Tout se passa comme je l’avais prévu.

Mon cher capitaine y aida de tout son pouvoir en m’abordant à tribord. Je lui glissai comme un éclair entre les doigts, qu’il avança beaucoup trop tard. J’avais eu le temps de reprendre mes sens après une terrible chute... Pas de membres cassés, des contusions douloureuses seulement. Sans perdre un instant, je me traînai sous des bibelots qui formaient un fouillis sur son bureau. Là je compris immédiatement que j’étais presque en sûreté.

Tandis qu’il déplaçait tous ces objets avec précaution, l’un après l’autre, craignant de me blesser, je me reposai, je repris des forces et, m’esquivant derrière ces objets, j’arrivai au bord de la table sans qu’il m’eût aperçu... Il regardait ailleurs... et moi, je ne faisais aucun bruit. Je descendis par un pied.

J’étais dans l’escalier qu’il cherchait encore sous son bureau. O bonheur ineffable, j’étais libre!

J’avais une telle peur d’être repris que, d’une traite, je sortis même du jardin, me jetant dans la campagne, et entrai dans un bois voisin.

J’ÉTAIS DANS L’ESCALIER...

Ce bois, je l’ai appris depuis, n’était que l’entrée d’une véritable forêt vierge s’étendant à des distances énormes dans l’intérieur du pays. J’aurais pu y marcher des années sans jamais en voir la fin. J’ai bien vu des pays, mais jamais, depuis ce jour, je ne me suis trouvé au milieu d’une telle quantité d’espèces de mes semblables! Il en grouillait de tous côtés et toutes n’étaient point d’une rencontre agréable. Comme je ne suis pas moi-même très patient, je me rappelai mon surnom d’Hercule, et distribuai à droite et à gauche quelques coups de dent bien appliqués qui me valurent un repos relatif.

Ce qui me surprenait au plus haut point, c’était la grosseur de fruits singuliers que semblaient produire certains buissons évidemment trop faibles pour les supporter sur une de leurs branches. De deux choses l’une: ou il fallait que ce fruit globulaire fût d’une excessive légèreté, ou il devait être supporté par plusieurs branches à la fois. J’étais arrêté, le nez en l’air, cherchant à me rendre compte de cette bizarrerie, quand une voix retentit à côté de moi et me dit:

—Camarade, vous bayez aux corneilles? Faites attention, ce n’est pas sain dans ce pays-ci.

Je tournai les yeux vers mon avertisseur charitable: c’était une fourmi comme moi, mais armée de deux épines pointues, relevées, qui lui donnaient une singulière figure.

—Merci, camarade, lui dis-je.

—Que regardez-vous aussi attentivement là-haut?

—Ces fruits singuliers qui pendent.

—Ça, des fruits?... Vous êtes donc étranger à ce pays, que vous ne connaissez pas les nids de plusieurs de nos pareilles?

—Oui, je vous l’avoue. Je suis né bien loin d’ici.

—Bah!... Vous avez l’air d’une bonne créature... Venez avec moi, je vous présenterai à mes amis et, du moins, pour cette nuit, vous ne manquerez pas de gîte, ce qui est dangereux, croyez-moi, dans les forêts vierges.

—Merci, cousine... Par où passe-t-on?

—Suivez-moi, et faites attention de ne pas vous casser le cou!

Elle marcha devant moi dans un sentier à peine frayé et se dirigea vers un buisson sous lequel elle passa; puis, trouvant un pied de liane inclinée et à écorce rugueuse, elle s’avança là-dessus avec autant de confiance que si elle eût marché sur un pont solide, tandis que la liane se balançait sous nos pieds comme une escarpolette. Je la suivais de mon mieux, mais à distance, car j’avais toujours peur, quand elle se retournait brusquement pour me parler ou voir si je venais, de recevoir ses épines dans les flancs.

Nous montâmes ainsi à une hauteur effrayante: au moins à cinq mètres du sol. Ce beau chemin nous amena à la porte d’un de ces nids que, d’en bas, je prenais pour des fruits, et qui étaient des globes composés avec des filaments soyeux enveloppant le péricarpe des fruits du cotonnier, un bel arbre que les savants ont nommé le Bombax ceiba. A première vue, le nid de mon amie ressemblait à de l’amadou de mon pays: c’était aussi doux et aussi moelleux que la chair du champignon lorsqu’elle est préparée par les hommes.

Je fus parfaitement reçu par les compagnons de ma Double-Épine; malheureusement la place n’était pas abondante dans leur nid, et à chaque instant je recevais des atteintes de leurs piquants, lesquelles ne me faisaient pas toujours rire et menaçaient de me rendre semblable à une écumoire dans un avenir très prochain. Enfin, je réussis à me blottir dans un coin et j’y passai la nuit dans une grande tranquillité.

Dès le jour, mon amie m’éveilla et m’emmena avec elle à la découverte. Le premier objet que j’aperçus fut, sur un grand arbre en face de nous, un énorme tonneau placé entre les grosses branches, mais beaucoup plus haut que nous.

—Qu’est-ce encore que cela? demandai-je à ma compagne.

—C’est le nid d’une espèce de notre grande famille, dont les individus sont aussi nombreux que les étoiles du ciel.

—Comme chez nous!

—Regardez encore autour de nous, vous allez apercevoir d’autres nids aussi bien faits que les nôtres. Tenez, là-bas, vers le milieu de ce palmier, sur les épines, voici deux espèces différentes. Les hommes ont appelé l’une la fourmi de Kibry (Myrmica Kibrii), du nom de celui qui l’a distinguée le premier, et la seconde, Formica merdicola, en français fourmi bâtissant d’excréments.

—Oh!...

—Ma bonne, c’est la vérité. Toutes deux, entendez-vous bien, construisent, avec des excréments d’herbivores, ces boules que vous voyez accrochées aux arbres. Elles choisissent ces matières parce que ce sont, en quelque sorte, de véritables hachis de tiges d’herbes, amollies par la digestion, et parce qu’elles ont les mâchoires trop faibles pour couper les matériaux qui leur seraient nécessaires. Et puis...

—Quoi... vous vous arrêtez?

—Oui. Il n’est pas bien de dire du mal de son voisin.

—Oh! entre nous.

—C’est vrai, cela ne tire pas à conséquence. Allons, je vous avouerai que je les crois trop peu intelligentes pour savoir construire comme nous.

—C’est bien possible.

—Vous voyez, elles emploient le crottin de cheval; leur nid est tout près du sol. Vous en verrez d’autres qu’elles bâtissent sur les tiges des roseaux avec la même matière. C’est leur goût, soit!

Nous étions arrivés au sol sur ces entrefaites, et mon amie me conduisit à certains fruits très succulents tombés sous l’arbre qui les produisait. En passant je vis, dans le voisinage, des espèces de champignons sans queue, des sortes d’éponges, de... je ne sais quoi, posé sur le sol, au milieu des feuilles sèches.

—Qu’est-ce que cela? demandai-je à ma compagne.

—C’est encore le nid de nos cousines, et, qui plus est, d’une espèce qui, comme moi, porte deux épines aiguës.

—Merci, fis-je en moi-même, voilà un voisinage bien agréable... Je crois que je tombe ici de fièvre en chaud mal. Vraiment, dis-je tout haut pour la faire causer.

—Oui. Celle-ci se nomme la Polyrachis hispinosa, et certainement rien ne ressemble moins à une fourmilière que le nid qu’elle fait.

—C’est vrai! si les éponges poussaient dans les bois, j’affirmerais que nous en avons là deux ou trois spécimens de différentes grosseurs sous les yeux! Cependant, d’après mes souvenirs, à moi qui viens d’outre-mer, cela ressemble davantage à une sorte de champignon sans pied appelée la vesse-de-loup (Lycoperdon utriformis). Celui-ci paraîtrait, il est vrai, énorme, mais à moitié délabré.

—Remarquez que leur nid est construit avec la même matière que le nôtre et ressemble à ce que vous appelez de l’amadou, parce qu’il est bâti avec des filaments du bombax.

—Mais j’ai entendu dire à mon capitaine de vaisseau que les fils du bombax ou cotonnier sont si courts, que les hommes ne peuvent les filer seuls, et c’est dommage, parce que ces fils sont très bons. Il assurait qu’on les employait beaucoup dans les manufactures de papier, et je ne m’en étonne plus, en voyant vos nids qui sont faits en réduisant ces fils en une sorte de carton mou.

—C’est très doux et très soyeux.

—Où est cette fourmi Polyrachis?

—Tenez! la voilà qui passe! Voyez-vous comme elle est noire, et comme tout son corps est bosselé de protubérances? comme de chaque côté du thorax sortent des épines longues et aiguës? C’est un bien joli animal...

—Pas si joli que vous voulez bien le dire!

—Mais si, vraiment!

—Soit! vous êtes un peu là-dessus comme le renard qui a la queue coupée...

—Hein?

—Ne faites pas attention; c’est une réminiscence d’un bonhomme de chez nous.

—A la bonne heure!

—Qu’est-ce encore que cette boule? On dirait des cheveux?...

—C’est encore le nid d’une fourmi. Celle-ci a été nommée Formica molestans, parce que sa morsure est très pénible pour les grands animaux comme l’homme. Elle construit les nids que vous voyez avec des sortes de crins, des fils végétaux extrêmement fins qu’elle sait cueillir sur une foule de plantes que je ne connais pas.

Chargement de la publicité...