Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
XVIII
L’INONDATION, LA CHAINE, LA BOULE.—NAUFRAGE.
Nous avons été plus loin ensemble que je ne le supposais. M’orientant de mon mieux, je revenais tout droit vers notre belle fourmilière, lorsque je rencontrai un endroit désert, montagneux, aride, dans lequel je devais courir les plus grands dangers. Il s’agissait de ne pas traverser une vallée au fond de laquelle, au milieu d’un beau bois de Dattiers roniers, je sentais un marigot ou un ruisseau.
Mon odorat me guidait aussi bien que mes yeux, qui me montraient un fourré de bambous d’une force prodigieuse passant dans un endroit très humide, ainsi qu’on pouvait en juger par les herbes devenant de plus en plus touffues et inextricables à mesure qu’on approchait. Je dus remonter et traverser le terrain aride au milieu des pierres et des ardoises: çà et là quelques Baobabs dont les énormes fruits pendaient au milieu de feuilles rares et luisantes.
Je cherchai au pied si les animaux n’auraient pas fait tomber quelques-uns de ces fruits renfermant une farine sucrée et acide qui nous plaît beaucoup. Les hommes la mêlent à du lait et en forment un remède contre la dyssenterie, si commune en ces pays. Le matin j’avais vu les Yoloffs de Cayor se servir de lallo pour assaisonner le couscous de mes amis les Français, j’avais reconnu que ce lallo était de la feuille de Baobab, tout simplement séchée et finement filée. Le Baobab sert à tout en ce pays, même à fournir des fils d’une belle couleur.
Je trouvai facilement mon dîner au milieu de tous les débris accumulés sous les arbres par les singes et les perroquets. Puis, reprenant courage, je traversai une partie de la forêt, et, avant le soir, je me reposais au milieu de mes parents d’adoption.
J’étais là comme auprès de la lande de Pora, jamais je ne me trouvai mieux hors de mon pays natal.
Depuis quelque temps le ciel se couvrait de gros nuages noirs, le jour semblait obscurci, affaibli, gris; mes compagnons exultaient; ce bon jour doux et voilé ne les aveuglait pas comme la splendeur équatoriale des journées ordinaires: le soleil les avait quittés, c’est tout ce qu’ils demandaient. Aussi, une activité fébrile régnait dans la fourmilière. On travaillait partout: non seulement on nettoyait, mais on agrandissait les immenses souterrains déjà existants, et l’on formait une ville inférieure d’une énorme étendue.
Tout à coup, la pluie se mit à tomber, épaisse, serrée, continue. On aurait dit une nappe d’eau enveloppant la campagne. Jamais je n’avais rien vu de semblable. En France, une pareille pluie ne se produit jamais qu’au sein d’un orage violent: ici, rien de semblable, elle tombait droite, tranquille, comme si elle ne devait plus cesser. Et, en effet, elle ne cessait plus...
Au bout de deux jours, les chemins parmi les feuilles sèches et les herbes étaient impraticables pour nous; plus moyen de sortir. Et la pluie tombait toujours!...
Un matin, nous étions réunis en foule sur la grande place de la ville souterraine, moi, fort ennuyé de cette détention déjà longue et qui ne semblait pas près de prendre fin, lorsqu’un soldat éclaireur, comme on en envoyait constamment à la maraude, entra au galop et s’écria:
—Sauve qui peut!
—Quoi? qu’est-ce? qu’y a-t-il?...
—L’eau arrive!... nous allons être inondés!.....
Ce fut un moment de confusion et de panique indescriptible: je me rapprochai de mes amis et leur demandai:
—Que fait-on en cas semblable?
—Mon cher, on fait comme on peut... cela dépend de la marche que prend l’eau... Allons voir ensemble!...
Nous sortîmes, mais déjà l’ordre était rétabli parmi les ouvriers par les soldats. La colonie se formait en une colonne profonde: chacun arrivait et gagnait son rang, sans confusion, avec une prestesse et une intelligence incroyables.
La fourmilière-ville avait été bâtie, avec une très grande habileté, sur une petite éminence suffisante pour parer au danger d’une inondation. Les chasseresses n’en étaient point à leur première épreuve, et tout dénotait, dans leur sang-froid et leur activité, qu’elles avaient moyen de sortir de cette horrible position. Sans plus perdre de temps, mon ami et moi, nous gagnâmes le bord de l’eau qui coulait rapidement devant nous; nous suivîmes cette rivière improvisée, et il nous fut bientôt aisé de reconnaître qu’elle formait deux bras entourant absolument notre colline comme une île et se rejoignant au-dessous d’elle.
Toute retraite nous était fermée!
Nous avions mis quatre heures à faire le périple de notre îlot, et nous revenions à notre point de départ, lorsqu’un flot de fourmis sortit de terre à la hâte, criant:
—L’eau monte!... elle filtre à présent dans les magasins du bas!
—Quel malheur! nos provisions!.....
—La famine pour l’hiver...
—Courage, enfant! cria mon ami, une chasseresse de cœur ne se décourage jamais!... Prends confiance, nous allons vous faire un pont!
—Un pont? lui dis-je en l’interrompant; et avec quoi?
—Avec nous, donc!
—Que dites-vous? Je ne vous comprends pas...
—Vous allez voir. Venez avec moi, vous allez nous aider...
—Volontiers.
Et je la suivis.
Un bon nombre de soldats étaient réunis et discutaient vivement, comme pour élucider une question délicate. Tout à coup le calme se fit, et une voix commanda tout haut:
—Rendez-vous à la liane du caoutchouc! c’est le meilleur endroit.
Toute la troupe marcha vers le point de l’îlot que l’on désignait de cette manière. La même voix commanda encore:
—Ouvriers! soyez prêts à passer le pont que nous allons établir sans retard. Il faut fuir devant l’inondation. A la manœuvre!!!.....
Je suivis mon ami, et bientôt nous fûmes arrivés au pied d’un caoutchouc après lequel s’enroulait une liane dont les nombreuses branches retombaient comme celles d’un saule pleureur, et, par le fait, traversaient presque entièrement le courant d’eau qui s’était formé et nous entourait. L’endroit me semblait singulièrement choisi: c’était en amont; et l’eau, en s’y distribuant à droite et à gauche, s’y refoulait et prenait une rapidité terrible.
—Suivez-moi, mouches, et faites ce que vous me verrez faire!
Tous les deux nous escaladons la liane, suivis de près par toute la bande de soldats et par le peuple en longue colonne serrée, mais marchant d’un pas tranquille et sans se presser. C’était admirable d’ordre et de discipline intelligente. Bientôt notre conducteur trouva la branche qu’il cherchait: c’était la plus longue et nous redescendions lentement par la liane qui en pendait. Une fois en bas, nous nous trouvions à deux mètres environ de l’eau... Comment sauter?...
Un soldat vint à côté de moi et, se cramponnant fortement, non à la dernière feuille, mais à l’extrémité de la branche parfaitement choisie sur le bois déjà solide, il laissa pendre ses longues jambes étendues de toute leur longueur. Un second passa sur son corps avec précaution, s’accrocha à ses jambes et laissa pendre les siennes; puis un autre; puis dix se suspendirent ainsi, les uns aux autres. J’étais dans l’admiration!...
La chaîne s’allongeait toujours; le point d’attachement avait été renforcé de quatre autres soldats énormes: bientôt elle toucha l’eau... cela ne suffisait pas encore. Le vent soulevait de temps en temps la liane et la poussait vers la rive opposée avec la grappe de chasseresses qui la prolongeait.
Un des plus robustes soldats avait pris la dernière place, la plus exposée, la plus dangereuse... Solidement cramponné par les jambes de derrière à la dernière place, il tendait ses pattes de devant et ses énormes mandibules en avant, s’efforçant, à chaque oscillation que le vent lui imprime, de happer quelque objet au passage... Vingt fois il manque son coup, mais enfin il saisit une longue herbe...
En un clin d’œil, dix fourmis de la bande étaient accrochées à l’herbe, la chaîne était solidement fermée, le pont était fait... Le peuple des travailleurs commence à passer, s’écoulant à côté de moi. J’étais redescendu sur la terre ferme et m’occupais à considérer une autre escouade de soldats qui avait choisi l’autre extrémité de l’île en aval pour établir la passerelle: ici, c’était le contraire de l’amont. Autant l’eau arrivait rapide et furieuse en haut, autant elle était calme et profonde en bas. On eût dit un petit lac.
Comment passer? L’arbre le plus rapproché du bord et dont les branches s’étendaient le plus loin était bien mince: un simple rejet qui se penchait, comme en renferment tous les bois du monde. La chaîne était déjà faite. J’observai de nouveau comment allaient s’y prendre les derniers suspendus en l’absence du vent qui plutôt repoussait la chaîne à l’intérieur. Ah! le génie admirable de ces admirables insectes est grand! Jamais je n’ai rien vu exécuter d’aussi simple, d’aussi hardi!!...
Près de la surface de l’eau, la dernière attachée étendit ses grandes pattes en les écartant: elle était pendue par ses mandibules. Une seconde se plaça à côté d’elle, puis deux en avant, puis trois, puis quatre et toujours quatre, soutenues toutes sur l’eau par leur suspension à la branche et leurs grandes pattes qui ne se mouillent point. Alors, le flot des ouvriers passe, mais un à un, peu à peu, de manière à ne pas faire enfoncer les soldats dévoués qui composaient le radeau. J’y passai moi-même et j’avoue que j’eus un peu peur sur ce pont singulièrement branlant; mais en se cramponnant bien, il présentait toute la sécurité nécessaire.
En quelques heures tout le peuple passa et s’étendit en longue colonne brune au travers du bois: les flancs étaient guidés et éclairés par de vaillants soldats. Avant de quitter la rive opposée à notre fourmilière, je jetai un coup d’œil en arrière: l’eau gagnait, gagnait... Les travaux les plus profonds étaient sous l’eau; quelques fourmis même avaient été surprises et noyées... Je vois leurs cadavres tournoyer dans le torrent!!...
La pluie tombait toujours! Nous entendions distinctement les grognements des Hippopotames du fleuve voisin, qui se réjouissaient évidemment d’un temps si agréable pour eux, en ce qu’il allait étendre leur domaine sur tout le pays.
Nous n’étions pas les seuls à fuir devant l’inondation. De toutes parts les animaux les plus différents fuyaient tous dans le même sens... et l’eau grondait et envahissait de plus en plus la terre. Enfin, un flot vint qui déborda du fleuve par une nappe énorme... ce fut comme un torrent qui emportait tout sur son passage...
Alors j’assistai à un admirable spectacle.
On voulut bien m’admettre à prendre part au salut commun et j’en aurai, toute ma vie, une éternelle reconnaissance à mon amie.
Toutes les fourmis chasseresses étaient montées sur les plus hautes herbes, sur les plus hauts arbres et toutes montaient à la file. Arrivée en haut, une fourmi se cramponnait par les mandibules; puis, à ses membres et à son corps se cramponnaient les petits, les faibles, les ouvriers, jusqu’à ce que l’ensemble formât une boule de la grosseur d’une pomme. A l’extérieur sont les forts et les soldats. Je fus compris au nombre des petits et mis à l’intérieur. Je portais et j’étais portée: la manière dont nous étions entrelacés est tellement ingénieuse que l’effort est insignifiant et que l’on peut tenir très longtemps cette position sans ressentir une fatigue capable de vous faire lâcher.
Au signal donné, dès que la boule fut assez grosse, la première fourmi lâcha prise, et l’eau montant toujours nous nous trouvâmes à flot, roulant au milieu des courants du grand fleuve débordé.
A côté de nous, dix, vingt, cinquante boules semblables furent faites par nos camarades et toutes se mirent à flot, dérivèrent comme des balles de liège, car nous étions beaucoup plus légères que l’eau. Mes compagnons disaient adieu de loin aux boules qui partaient, emportées à droite et à gauche, sans espoir de les revoir, car il est bien évident qu’un événement semblable est une cause de dissémination pour la race des Chasseresses. Ce qui détruirait toute autre espèce est, au contraire, une occasion de multiplication pour celle-ci.
Notre voyage fut dépourvu d’accidents graves. Nous roulions plus ou moins vite, depuis plusieurs jours, sur les eaux du fleuve qui nous amenait à Saint-Louis, évitant les obstacles par suite de notre légèreté naturelle qui nous maintenait au milieu des gros flocons d’écume blanche que produit toute rivière en mouvement. Nous approchions peu à peu de la mer, et je n’étais pas sans inquiétude sur notre sort: cependant, je n’en disais rien à mes compagnons, pour ne pas les effrayer d’une façon inutile et intempestive. Il serait temps de voir, au moment du danger, ce qu’il y aurait à faire!...
En attendant, je priais Dieu d’écarter de nous les Crocodiles qui, sentant une friande boule d’insectes passer à leur portée, auraient pu ouvrir leurs monstrueuses mâchoires et avaler tout d’un coup notre smala. Nous avions eu la chance de ne heurter aucun obstacle, parce que nous étions sur le grand courant. Au milieu du fleuve nous suivions tout doucement une grande branche, ou plutôt un arbre tombé, contre lequel nous étions collés par une abondante couche d’écume. Les branchages qui nous entouraient nous servaient ainsi à parer quelques petits chocs au besoin!
Nous approchions beaucoup de la mer, je le sentais, non seulement à l’odeur de l’eau, mais au ralentissement de notre marche. L’eau devenait presque immobile, et, si nous avancions encore, c’était en vertu du poids de notre arbre et de sa vitesse acquise. Tout à coup, un choc formidable se fit sentir dans notre arbre... Le cordage d’une ancre l’a arrêté par le bord; il bascule vivement, nous fouette ses branches sur la boule et nous écrase contre le cordage, cause de tout le mal!
Un instant étourdi par la commotion, je me mets à la nage... Hélas! que de morts et de blessés!!!... l’eau était, tout autour de nous, couverte de cadavres!...
Que faire?
L’instinct de la conservation fut plus puissant, chez moi, que la terreur. Je m’accrochai au câble de l’ancre: je m’y cramponnai, et malgré que mes membres fussent comme perclus, je parvins à me hisser dessus, suivi de plusieurs camarades que j’aidais à y prendre place... O douleur! mon amie gisait à la surface de l’eau, la tête broyée par le choc de la branche.