Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
IV
LES VACHES DE LA MÈRE ANILLE.
Nous aimons donc le sucre, l’aveu est fait! mais nos jeunes élèves l’aiment autant et plus que nous! Il faut y pourvoir!
A défaut de sucre, ils ont besoin—ceci est plus respectable—d’une nourriture douce et sucrée. Il faut y pourvoir!
Tel est le but atteint par nos troupeaux.
Telle est l’origine des expéditions de vaches.
En ce moment, l’automne, qui s’avance à grands pas, nous invite à nous pourvoir pour l’hiver des bestiaux nécessaires: nous allons partir en expédition, je le sens; mais, auparavant, il faut que je décrive le pays où nous pouvions les trouver et celui où nous avions notre demeure.
La lande est là, devant cette demeure, étendant au loin son manteau de fougères brûlées et de bruyères dont les fleurs violettes et rosées sont en partie passées. Maigre et inhospitalier tapis s’il en fut jamais, car la trame en est faite d’ajoncs nains dont les tiges, drues et couchées, tressent de rudes épines que ne leur font point pardonner quelques bouquets épars de fleurettes d’or. Pour nous, ces épines sont inoffensives; nous sommes si adroites et si sveltes, que nous passons entre elles sans jamais nous heurter à leur pointe aiguë. Mais que de malédictions j’ai entendues des hommes et des animaux qui passaient parmi elles!
Au lieu de maudire nos ajoncs, nous les regardions comme une admirable défense naturelle, véritables chevaux de frise gardant, au couchant, notre fourmilière. Jamais je n’ai trouvé, d’ailleurs, dans mes courses lointaines, logis mieux placé et mieux entendu!
Cette construction était le chef-d’œuvre d’une de nos grand’mères, reine du plus haut mérite.
Assise sur la lisière extrême d’un taillis, en pente au soleil couchant, notre fourmilière était défendue de ce côté par la lande épineuse, à perte de vue, et derrière, au levant et au nord, par le taillis aux épais fourrés d’épines et de ronces qui nous garantissaient de la brise d’automne et des frimas d’hiver lorsque les feuilles étaient tombées. Vrai paradis; pas un rayon de soleil n’adoucissait la température sans venir caresser notre toit de chaume et de brindilles hachées.
Non loin de la fourmilière s’étendait un champ de fèves et dans la haie poussaient des rosiers sauvages aux longues branches courbées et traînantes. Toutes ces plantes, rosiers ou fèves, étaient couvertes de pucerons: les uns noirs, les autres verts, les autres jaunes. Oh la bonne aubaine!
Et voilà nos fourmis qui montent et qui descendent le long des tiges, elles harcèlent les pucerons attablés à sucer, avec leur trompe recourbée, la sève de ces plantes; elles les excitent de leurs antennes et de leurs palpes pour les forcer à dégorger, par les cornicules qui terminent leur abdomen, les gouttelettes de liquide sucré. Peu à peu, les gouttelettes apparaissent, les fourmis les boivent et passent à la traite d’une autre vache.
Pas de crainte à avoir que le troupeau s’égare. Le puceron est immeuble par état. Une fois né, il cherche le dessous des feuilles ou des branches pour être à l’abri du soleil ou de la pluie, puis il enfonce dans l’écorce, ou parenchyme, sa trompe longue et recourbée le long de son corps; alors il reste immobile, pompant la sève. Ces sucs s’assimilent très aisément, paraît-il, en passant dans un intestin de la plus grande simplicité, si simple même qu’il offre cette anomalie, chez ce seul insecte, de n’avoir aucun appareil biliaire. C’est peut-être pour cela que le puceron rend une sécrétion sucrée par les deux tubes qui se voient sur son abdomen.
Quoi qu’il en soit, ces troupeaux ne fuient jamais; on voit, de temps à autre, un puceron lever une jambe, puis celle d’à côté, puis les autres; il remue de temps en temps une antenne, mais c’est tout. Il est cloué par sa trompe!...
On parlait vaguement, dans la république polyergique, d’une grande expédition à diriger, avant l’hiver, contre des fourmis voisines qui savent emporter, élever et nourrir d’admirables insectes, vaches excellentes, qu’elles conservent dans leur fourmilière, sans jamais leur permettre d’en franchir le seuil. On disait qu’il y avait non seulement des pucerons de race, mais d’autres insectes, tels que des Coléoptères, des Hémiptères, que sais-je? Mais—il y a toujours un mais entre nos désirs et le bien du voisin!—mais certaines de nos compagnes, plus âgées et plus expérimentées, ne nous cachent pas que l’expédition est lointaine, dangereuse et meurtrière, parce que ces populations-là ont bec et ongles, même aiguillon empoisonné, et savent s’en servir avec acharnement pour défendre leurs précieux troupeaux.
Il faudra livrer de terribles combats, et beaucoup déjà, dans semblables rencontres, sont restés sur le champ de bataille. Hum!... mes récents exploits à la conquête des esclaves me désignent certainement à faire partie de cette expédition. Ne vaudrait-il pas mieux devancer l’appel?
Si nous essayions de nous renseigner?... Personne ne peut trouver mauvais que je m’informe où il faut aller pour le bien général de la chose publique.
Je me dirigeai immédiatement vers les gardiennes de la mère pondeuse, les plus vieilles fourmis de la fourmilière et les plus expérimentées.
—Mère Anille, dites-moi? on veut donc aller chasser aux vaches?
—Oui, mon enfant.
—Ah!... eh bien!... vieille mère, qu’est-ce que c’est que cela? Est-ce qu’il y en a beaucoup?
—Jour de Dieu, mon enfant! s’il y en a... Les hommes prétendent qu’ils connaissent plus de trois cents espèces, rien que de Coléoptères qui vivent chez nous ou chez nos cousins!... On en connaît aussi parmi les Orthoptères, parmi les Homoptères...
—Tu peux te taire, ça m’est égal! On m’a dit que les staphylins formaient un excellent bétail, donnant un sucre exquis par une saillie à poils soyeux qu’ils ont sur l’abdomen.
—On a eu raison de te dire cela, mon fils. On appelle ces insectes-là des Myrmédonies, et ils ont des cousins appelés Loméchuses, qui fournissent une délicieuse liqueur. Ce sont les Myrmiques à aiguillons qui conservent ces précieux bestiaux qu’elles savent capturer. Aussi vivent-elles dans l’abondance et les festins continuels. Mais il y aura un rude combat à livrer!
—Ah!...
—Certes, mon fils. Il vaut mieux nous procurer des Loméchuses, ce sont là de vrais animaux domestiques, à la bonne heure!
—Et pourquoi cela, mère Anille?
—Mon enfant, c’est que ces animaux-là ne savent pas manger seuls; par conséquent, ne se sauveront guère de chez nous. Si cette fantaisie leur prenait un jour, grâce à leurs ailes, eh bien, nous les laisserions aller. L’impossibilité où ils sont de manger nous les ramènerait forcément...
—Bravo!... et comment sont-elles?
—Noires, larges, épaisses; un peu plus longues que nous. Elles ont de gros yeux saillants, l’abdomen grand et lourd, cependant très mobile, qu’elles portent dressé en marchant. Lorsque vous en aurez récolté, elles viendront vous palper la tête avec leurs antennes et la frapper de petits coups. Cela voudra dire qu’elles ont faim. Vous leur dégorgerez de la nourriture comme vous le faites pour nos jeunes. Alors, vous les verrez étendre leur large abdomen qu’elles portent habituellement, même à l’intérieur de la fourmilière, relevé sur leur dos, et vous pourrez lécher et presser entre vos mandibules leurs poils mis ainsi à découvert. Vous y trouverez une succulente sécrétion.
—Et comment, mère Anille, prend-on ces bonnes bêtes-là?
—Mon ami, on les pousse, on les porte à cinq ou six, on les fait entrer ainsi dans la fourmilière, sans leur faire de mal.
—Convenu!... Et où les trouve-t-on?
—Ah! c’est le plus difficile. Cependant, cherchez bien, j’en ai entendu voler ces jours-ci, vers le soir, aux environs de notre maison. Elles aiment, d’ailleurs, notre nation et aussi celle des Fourmis Rouge et Jaune (Formica rubra et Formica rufa). Vous en trouverez peut-être dans le taillis, aux environs des champignons en décomposition, près des vieux bois pourris, sous les mousses: c’est là qu’elles se métamorphosent et arrivent à l’état parfait. Cherchez!
—Mère Anille! vous m’ouvrez les yeux!
—Pourquoi, mon ami?
—C’était donc cela!... maladroit que je suis! voici ce que j’ai vu... à notre dernière expédition chez les Noires cendrées pour l’enlèvement des esclaves: j’ai aperçu des ouvrières qui, averties de notre approche par leurs sentinelles, fuyaient, emportant des paquets noirs dans leurs mandibules...
—C’étaient leurs Clavigères qu’elles mettaient en lieu sûr, mon enfant! Ce sont les meilleurs bestiaux que puisse trouver une fourmi. Ah! lorsque vous en aurez récolté une quantité suffisante, notre dessert sera assuré pour tout l’hiver.
—Ainsi, j’ai bien pu manquer une telle occasion! Malheur, trois fois malheur!... Mais nous recommencerons!
—Recommencez, mes enfants, je ne demande pas mieux. Vous trouverez les Clavigères chez la fourmi Noire, la Jaune, la Rouge et chez les Myrmiques des souches (Myrmica cespitum). Dame! ils ne sont pas gros! à peu près, vis-à-vis des fourmis, ce que sont les moutons vis-à-vis des hommes. Ils sont roux-bruns ou noirs, marchent lentement et font le mort si on les tourmente, ce qui vous permettra de les saisir et de les enlever facilement. Quoique dépourvus d’yeux...
—Ils sont aveugles?...
—Je n’ose l’affirmer, car ils savent fort bien se diriger et éviter les obstacles, à la façon des chauves-souris, volant sans jamais se heurter, dans les grottes les plus obscures, soit par un tact exquis, soit par une impression lumineuse perçue à travers un mince tégument. La petite bouche des Clavigères ne peut prendre qu’une nourriture liquide: ils ne savent pas manger seuls et se promènent dans la fourmilière sans pouvoir goûter aux provisions. Ils te rencontreront, toi et tes camarades, lorsque tu seras repu, et ils sauront se servir, aussi bien que toi, de leurs antennes en massue pour te demander à manger. Tu n’auras qu’à ouvrir la bouche et le Clavigère humera une goutte liquide que tu lui amèneras entre tes mandibules.
—Et puis?...
—Service pour service, mon enfant. Tu lècheras aussitôt les poils des élytres du Clavigère, tu les presseras légèrement entre tes grandes mandibules, et tu aspireras une liqueur délicieuse.
—Tous sont bons à prendre?
—Tous! Tu trouveras le Longicorne chez la fourmi Noire, et le Faveolatus chez la Rouge. Tous deux s’apprivoisent également bien chez nous.
—En voilà assez, mère Anille; j’ai mon projet! merci.
Je retournai en toute hâte vers mes compagnons et leur expliquai ce que nous devions faire. Il nous fallait, à tout prix, des Clavigères, des Myrmédonies et des Loméchuses.
—Sus!... aux autres fourmis!... Sus!... avant tout, aux Noires cendrées, qui nous ont volé nos Clavigères!
Ce fut une fête dans la république que l’annonce d’une expédition semblable. On allait donc posséder un troupeau de friandises pour passer gaiement l’hiver, car nul ne doutait du succès.
Je réunis mes compagnons en un conciliabule secret:
—Que personne ne sorte! qu’aucune démonstration intempestive ne donne l’éveil aux espions que les Noires cendrées et les Rougeâtres peuvent avoir envoyé rôder aux environs! Nous n’avons qu’une très médiocre réputation comme bons voisins; montrons que, malgré leur lâche espionnage, nous savons nous dérober à leurs yeux lorsqu’il le faut. A la dernière razzia des esclaves, nous avons été vendus: les Noires-cendrées ont emporté les Clavigères qui nous appartenaient!... Cela crie vengeance!...
—Oui! oui! à mort les Noires cendrées!
—Bien, mes amis! j’aime à vous voir animés de ces sentiments de justice... Un procédé semblable au leur ne mérite point de ménagements.
—Marchons! marchons!
—Un instant! marchons... En colonne, c’est le moyen d’être découverts, vendus, trahis encore! et de ne point avoir de Clavigères. Voici mon plan d’attaque. Nous allons sortir un à un, nous séparer immédiatement. Chacun décrira un circuit aussi long qu’il sera nécessaire pour arriver, avec un compagnon tout au plus, près des éclaireurs ou des sentinelles. Chacun de ceux-là sera mis à mort, silencieusement et sans merci! Cela est nécessaire, songez-y bien! Si un seul échappe, adieu les bonnes vaches à sucre! Et maintenant, prudence et décision!... La colonne vous suivra, lentement, à deux heures de distance.
Nous partîmes en silence, un à un.
Toutes les sentinelles furent tuées! Une heure après, la cité des Noires cendrées était en notre pouvoir. Tout fut pillé, tout fut enlevé: quarante Clavigères tombèrent entre nos mains, j’en rapportai deux pour ma part! Plus de deux cents esclaves vinrent remplir nos magasins.
Ce fut une magnifique razzia: nous rachetâmes cependant par cinquante-deux camarades morts et autant de blessés. Mais qu’y faire? on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs!
La mère Anille fut enchantée. Désormais elle avait, comme autrefois, au bon temps, des vaches à soigner.