Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
IX
AU BRÉSIL.—JE RETROUVE URBAIN.
Ce ne fut pas aussi difficile que je le supposais. Je n’eus qu’à prendre le chemin des cancrelats: ils entraient la nuit par-dessus la porte, je sortis le jour par là. Aussitôt je gagnai la jambe d’un matelot, qui m’emporta avec lui au canot, et de là à terre, où je me laissai tomber.
J’étais au Brésil...
Quelle gloire pour une Polyergue française!
Ce n’était pas le moment de philosopher dans les rues de Para, au milieu des poules et de tous les autres oiseaux que j’y voyais grouiller de tous côtés; il fallait, avant tout, sauver sa peau; c’est ce que je fis en prenant ma course, me dissimulant de mon mieux derrière les pierres et le long des maisons, jusqu’à ce que je pusse gagner les jardins et ensuite la campagne.
Là, je courus bien quelques dangers, mais je ne m’y appesantirai point, parce que, avec du sang-froid et de la patience, je m’en suis tiré à mon honneur, sain et sauf. Dès que j’eus mis le pied dans les herbes de la campagne, je fus obligé de m’avouer à moi-même que je ne savais pas ce que c’est que la vie. Jamais, dans ma patrie, je n’avais vu un mouvement, une variété semblables. Il me sembla que toutes les bêtes de la création s’étaient donné rendez-vous autour de moi. Quelle cohue! quel tohu-bohu!
Bien entendu, nouveau débarqué, je ne connaissais aucune de ces espèces, et d’ailleurs j’en avais trop peur en ce moment pour oser en aborder quelqu’une. La prudence, en ce cas, est la mère de la sûreté.
C’est en répétant ce proverbe des poltrons—moi, un Hercule—que je me cherchai un gîte pour prendre quelques instants de repos. Ce gîte, je le trouvai sous l’ombelle étalée d’une admirable fleur, où une vraie multitude d’insectes ailés et aptères comme moi semblaient s’être donné rendez-vous.
Ce qui me frappa, dès le premier coup d’œil, c’est qu’aucun être de ma famille ne s’offrit à mes yeux. Évidemment, je distinguais parfaitement de nombreux animaux qui nous ressemblaient, mais tous étaient si différents, que j’étais obligé de les classer dans des espèces diverses de nous. Je sais bien que l’étroit pédicule qui rattache notre abdomen au corselet est un caractère saillant de notre famille, mais il en est un que je prends la liberté de rappeler à nos amis, c’est que tous les Formiciens portent des antennes coudées. Cela ne trompe jamais.
Tandis que je réfléchissais ainsi tout à mon aise, au milieu d’une odeur délicieuse s’exhalant au-dessus de ma tête et embaumant l’air, je m’efforçais de repasser dans ma mémoire quelles étaient les grandes divisions de notre famille.
On y admet d’abord deux tribus pour séparer les Dorylides des Formicides. Les Dorylides ont l’abdomen allongé et cylindrique; de plus, une toute petite tête, et paraissent établir le passage des Sphégiens à nous. On croit qu’ils vivent isolés. Cela n’y fait rien: on a des cousins partout!
Les Formicides, c’est moi, c’est tout le reste du grand peuple; c’est toutes ces admirables peuplades composées de mâles, de femelles et de neutres, ouvriers ou soldats.
La tribu des Formicides se divise elle-même en trois groupes: les Myrmicites, les Ponérites et les Formicites. Ici, pas moyen de se tromper. Tous les Myrmicites ont un aiguillon aux femelles, les Ponérites aussi; les vrais Formicites, non. Nous n’avons pas besoin de cela: nous avons notre gaz!
Ce qui est encore très aisé à distinguer, c’est que les premières seules ont deux nœuds au premier segment de l’abdomen. Justement, toutes les fourmis que je voyais circuler autour de moi—et Dieu sait s’il y en avait de toutes tailles et de toutes couleurs!—portaient les deux nœuds et, bien entendu, leur aiguillon.
Je vis surtout là des Écitons à palpes tout petits, mais à longues mandibules très étroites. Il y avait aussi des Acodermes, bien faciles à reconnaître parce que, au lieu d’avoir un corps lisse, délicat, bien tourné, comme le nôtre, elles présentent des bosses et des épines qui les rendent hideuses.
Mon Dieu, que je vous suis reconnaissant de ne m’avoir pas fait naître au milieu de gens si disgraciés!
Maintenant, ami lecteur, je puis vous avouer que les Polyergues appartiennent à la tribu des vraies fourmis, puisque... c’est-à-dire que nous ne nous distinguons des vraies fourmis que parce que, au lieu de porter des mandibules triangulaires et chargées d’une masse de dents, nous en avons de belles, étroites comme une épée, courbes comme un cimeterre et terminées en pointes crochues, dont la blessure est irrésistible et mortelle. Nous sommes, bien évidemment, les plus belles, puisque notre premier segment de l’abdomen ne forme qu’un seul nœud gracieux, et que nous sommes armées en gentilshommes et non, comme nos cousins, en menuisiers!
J’en étais là de mes réflexions, mollement bercé par la brise, quand un grand bruit se fit autour de nous. Des nègres couraient à toutes jambes vers la ville en criant:
—Tanoca! Tanoca!...
Qu’est-ce que cela voulait dire?
—Tant mieux, répondaient quelques promeneurs blancs, qu’elles soient les bienvenues!
—Tanoca, Tanoca arrivent! Pittaz avant...
En même temps j’aperçus quelques oiseaux voltiger par la campagne. Il n’y en avait pas tout à l’heure, et je m’aperçus vite que leur nombre croissait de minute en minute...
Cela devenait inquiétant.
Je me laissai tomber de mon ombellifère et, montant d’un seul trait au haut du plus grand arbre voisin, j’arrivai, non sans avoir échappé à plusieurs lézards, jusqu’à la dernière feuille et, de là, je vis une nuée d’oiseaux qui arrivait. Il y en avait beaucoup parmi eux qui brillaient des plus belles couleurs de l’arc-en-ciel; tous avaient la forme de nos grosses grives. Cela me fit réfléchir; je savais ce que j’avais à craindre des grives et de toute leur séquelle... Il fallait aviser.
Je descendis précipitamment et j’entendis quelques nouveaux cris:
—Voici les brèves! Vivent les fourmiliers!...
Horreur! Les fourmiliers sont des oiseaux qui vivent à nos dépens. Je suis perdu!...
Où fuir? où me cacher?... Ils sont une multitude; impossible de trouver un refuge contre tous ces affamés. O mon Dieu, sauvez-moi!
«Aide-toi, dit-on, le ciel t’aidera.»
Tandis que, en proie à la plus légitime frayeur, je désespérais de mon salut, je jetai les yeux sur la route auprès de laquelle je me trouvais. Que vois-je?... mon capitaine... mon brave capitaine, mon ami... qui m’avait si bien oublié dans son compotier!...
Ma foi! de deux maux il faut choisir le moindre. Le pis qui puisse m’arriver, c’est de retourner dans le compotier... Au petit bonheur!
Et, m’approchant au-dessus de lui, qui se promenait avec deux amis, je me laissai tout doucement tomber sur son épaule et descendis jusque sur sa main... Son premier mouvement fut de secouer sa main pour me jeter sur le chemin...
—Oh! la vilaine b...! Mais non, je ne me trompe pas, c’est une fourmi de France, une fourmi rouge de chez nous. Mais c’est bien ma fourmi de France... Oh! la pauvre bête... et moi qui l’ai oubliée...
J’avais l’air si calme, arrêtée entre son pouce et le premier doigt, qu’il prit de plus en plus confiance et dit en se tournant vers ses compagnons:
—En tout cas, je la garde.
—Mais jette donc cela, Urbain; tu nous ennuies avec tes insectes...
—Non pas, ami. Ceci est un souvenir de France, d’abord; et puis je crois que c’est une bête apprivoisée qui m’a reconnu.
—Tu vas te faire piquer.
—Les Polyergues n’ont pas d’aiguillon, mon très cher... Et d’ailleurs celle-ci semble plus confiante qu’agressive. Retournons, au contraire, je vais la réinstaller à bord... Ce doit être ma fourmi rouge... Mais comment a-t-elle fait pour s’échapper de mon compotier?
A ce moment, les brèves arrivent en masses, voltigeant partout. L’une d’elles, me voyant sur la main d’Urbain, plonge d’un coup d’aile et m’enlevait, si le brave capitaine ne l’eût repoussée d’un mouvement brusque.
—Ah! ah! dit-il à ses amis, voilà pourquoi la pauvrette m’a demandé protection, elle craignait les fourmiliers.
—Ce n’est pas possible.
—Et la preuve... Vous allez voir...
Il tira son étui à cigarettes, l’ouvrit et me le présenta. Je m’y précipitai; il le referma sur moi et le mit dans sa poche. Là, j’étais en sûreté.
—Hé bien, qui avait raison?
—Vous, j’en conviens. Mais qu’est-ce que ces brèves, dont nous voici entourés?
—Ce sont des mangeurs de fourmis par excellence.
—Hé bien, que viennent-ils faire ici aujourd’hui plutôt qu’hier?...
—Ils précèdent une bande de fourmis fourrageuses.
—Comment?
—N’avez-vous pas entendu, tout à l’heure, les nègres fuir en criant devant les fourmis voyageuses: «Tanoca! Tanoca!...»
—Si, pardieu; j’ai bien entendu, mais je n’ai pas compris.
—Nous ferons bien, mon cher ami, de faire comme les nègres et, quoique mieux habillés qu’eux, de fuir devant les nouveaux arrivants.
—Fuir devant des fourmis! Allons donc!
—Vous aimez mieux leur tenir tête! Soit! Au fait, nous en serons quittes pour quelques morsures... on n’en meurt pas, quoiqu’elles soient fort cuisantes...
—Va pour quelques morsures! Mais expliquez-nous en marchant ce que nous allons voir.
—Oui. Et pourquoi tout le monde a l’air content.
—C’est bien simple. C’est que les fourmis vont tout nettoyer.
—Bah!
—En dévorant tous les parasites qui nous rendent la vie si dure, mes pauvres amis.
—Oh! bénies soient-elles, en vérité.
—Vous savez aussi bien que moi que nous sommes ici sur la terre de multiplication. Partout où vous allez, vous trouvez ici des insectes qui mordent, des insectes qui tuent, des insectes qui égratignent, des insectes qui piquent. Quelques-uns vous laisseront peut-être tranquilles; en revanche, ils vous empesteront par l’horrible odeur qu’ils répandent dans l’air ou communiquent à tout ce qu’ils touchent. Les uns sont enfermés dans des carapaces aussi dures que la cuirasse du crabe et se moquent de toute espèce de violences; d’autres sont dodus, bombés, gros, enveloppés d’une peau fine, aussi juteux qu’une framboise trop mûre et s’écrasant au plus léger contact.
—Oh! les dégoûtantes bêtes!
—Sans parler des gros insectes volants, des blattes, des cancrelats de primo cartello, qui se jettent dans la bougie à l’éteindre, ou, à force de se rôtir au verre chaud d’une lampe, se brûlent les ailes et tombent sur la table, où ils tournent des heures entières, à la manière d’un tonton affolé...
—Sans parler de ces petites mouches qui ont la rage de passer et repasser sur mon papier et d’effacer de leurs pattes le dernier mot que je viens d’écrire...
—Sans parler des mille-pieds armés de crochets venimeux, dont le poison n’est guère moins dangereux que celui de la vipère...
—Et des blattes de toutes les dimensions et de toutes les couleurs, des lézards, des scorpions, des serpents et de tant d’autres bêtes hideuses et puantes.
—Eh bien, tout cela va disparaître.
—Marchons alors au-devant des libérateurs!