Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
II
ARCHITECTURE.—PLUIE CORROSIVE.
Mais il est temps, je crois, de parler un peu de moi.
Je suis grand, je suis fort, je suis courageux, je suis beau! Mes membres, élégamment et solidement attachés, ont la fermeté de l’acier, dont ils empruntent la couleur mordorée; ma taille est svelte, ma poitrine large, mes yeux vifs et mes pinces formidables.
Tous ces avantages se résument dans le surnom d’Hercule que, d’une commune voix, tout un clan m’a donné.
Les Polyergues roussâtres, les plus puissantes des fourmis de la France par leur courage dans les combats, forment un peuple composé de quatre ordres de citoyens: les mâles, les femelles, les neutres ou guerriers... et les esclaves, ouvriers conquis sur des espèces convenables.
Je suis neutre, moi, et m’en fais gloire.
Est-il une vie plus noble, plus chevaleresque que la mienne: combattre, vaincre ou mourir!
Les mâles me font pitié, malgré leurs ailes gracieuses. Comment! ils vivent plus de quatre mois pour s’envoler un beau soir et mourir au point du jour! Fi!... nous, nous vivons des années, et, tout ce temps, nous le passons à servir la patrie et la nation, à contribuer à sa grandeur, à sa puissance; à nous faire servir comme des rois... et à jouir du soleil!
Les utiles femelles ont un sort terrible... terrible!... Combien je les estime beaucoup plus malheureuses que nous, malgré les ailes dont leur corps est muni dans leur jeune âge! Et cependant il est certain qu’au moins une fois dans leur vie le chemin de l’air leur est ouvert, tandis que nous, nous resterons toujours attachés au plancher des vaches!...
C’est au moment où elles deviennent adultes, ces utiles femelles, qu’elles s’élancent dans les espaces; elles y rencontrent les mâles qui tourbillonnent... et retombent sur la terre... à laquelle, désormais, elles appartiendront toujours Plus de courses folles au milieu des feuillages, plus de danse fantastique au bord de l’eau! Elles tombent... et leurs ailes aussi! à moins que nous ou des ouvrières attentives à leur recherche ne les débarrassions, en les coupant, de ces organes dont elles n’ont plus besoin désormais.
Si, par bonheur, cette femelle a été trouvée par nous, elle est emportée dans notre fourmilière et y demeure à jamais prisonnière, occupée à pondre nuit et jour, du matin au soir, du soir au matin!... Est-ce vivre, cela?... Non! mille fois non!... Vive le beau soleil, le grand air, les batailles et la liberté!...
Si une pauvre femelle tombe seule, isolée, dans un coin, la tâche immense de fonder une nouvelle colonie lui incombe. Alors, que de peines! que de soins! C’est une œuvre de géant que, seule, cette femelle va créer. Elle rencontrera une fissure en terre, une cavité naturelle: elle s’y blottira, puis, isolée, livrée à son labeur urgent—car il faut qu’elle soit, à elle-même, son esclave!—elle creusera une cellule pour les premiers œufs qu’elle pondra. Puis, il faut qu’elle soigne seule ces quelques larves et les amène à l’âge adulte, les premiers soldats qui l’aideront ou l’accompagneront...
Si elle ne réussit pas, isolée qu’elle est, la mort vient la saisir, sans secours!... Combien meurent ainsi! Sans cela, les Polyergues envahiraient la terre!
Fi des mères! je suis neutre et j’en remercie chaque jour le ciel!
Parlerai-je, maintenant, de mon caractère? Pourquoi pas? Est-il donc défendu de se montrer actif, alerte, d’aimer le nouveau, de ne jamais tenir en repos, de rôder sans cesse?... Mais non, cela est le propre des chercheurs et des grands observateurs. C’est comme cela que j’ai appris à connaître les mœurs des tribus voisines de la nôtre, à la lisière de la lande. Car il y a des fourmis de bien des espèces, comme il y en a de beaucoup de couleurs. Il y en a même de très intelligentes. Ainsi, il ne faudrait pas croire que ces pauvres fourmis noires cendrées, que nous avons si bien pillées la dernière fois, soient dénuées d’esprit. Non! elles ont beaucoup d’adresse et de talent: je serais presque disposé à accorder qu’elles en ont plus que nous... tout en constatant que c’est leur métier! Leur habitation est fort bien faite; elles élèvent non seulement étage sur étage, mais en creusent autant qu’il est besoin les uns au-dessous des autres. Je les vois renouveler ce travail chez nous; une fois un étage creusé, elles le couvrent d’une voûte d’argile molle et humide, qui, en durcissant, devient le plancher de l’étage supérieur. La seule chose qu’il leur faut, c’est de l’humidité pour pétrir leur terre: le temps sec empêche absolument tout travail.
Moi, je suis fort, c’est vrai, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Hercule. Cependant, je m’étonne vraiment de la vigueur de ces petites créatures. Lorsque j’entends les hommes se vanter de leur habileté, de leur force, je ris... Si un être humain, même aidé de tous ses outils, pouvait accomplir en un jour ce qu’une simple fourmi achève sans outils, il serait l’étonnement du monde!
Voici ce que j’ai vu faire à une fourmi:
Elle commence par ouvrir et creuser un fossé dans le sol, sur environ six à sept millimètres de profondeur, pétrissant la terre qu’elle en retire en petites boulettes qu’elle place de chaque côté du fossé, de manière à former une sorte de mur. L’intérieur du fossé est fait parfaitement uni et poli, de sorte qu’une fois terminé il ressemble à une vraie tranchée de chemin de fer. Mais ce n’est pas tout; la fourmi, regardant autour d’elle, vit qu’il y avait encore tout à côté une autre ouverture de la maison à laquelle il convenait de construire une route, et immédiatement elle se mit à travailler à un second chemin semblable au premier, parallèle à lui, et les sépara l’un de l’autre par un simple mur qui avait huit à neuf millimètres de haut.
Telles étaient mes réflexions et mes études en parcourant les environs de notre lande. J’arrivai ainsi à une colonie de Fourmis brunes (Formica brunea) et, ma foi! je tombai dans une véritable admiration en les regardant travailler. Nos esclaves ne sont pas encore de cette force-là, et je compte proposer, à la prochaine assemblée générale de la nation, de pousser une expédition vers ces travailleuses et de les substituer à nos anciennes esclaves. Évidemment, nous y gagnerons, et il n’est pas plus difficile—je le suppose—d’emporter les unes que les autres.
Je n’avais jamais vu cette fourmi travailler, parce que je passais toujours par là au milieu du jour; mais, cette fois, le soir venait, j’avais perdu beaucoup de temps à examiner les brunes cendrées, une légère brume tombait, je fus tout surpris de voir une telle animation dans une fourmilière qui m’avait jusque-là semblé à peu près abandonnée.
C’est ainsi que j’ai appris que la lumière du soleil, que nous aimons tant, nous autres, incommode ces hiboux-là. Trop de pluie ne leur plaît pas non plus, parce qu’elle endommage leurs constructions savantes et compliquées. Croirait-on que leur maison a souvent plus de quarante étages? O homme! où en es-tu? toi qui avec les caves n’en peux élever dix!... et qui encore ne sais les faire que horizontaux, tandis que nos architectes les bâtissent inclinés. Et ils tiennent! et ils sont solides, sains, secs!...
Cependant ces étages ne sont point divisés en cellules régulières comme les gâteaux des abeilles, des guêpes et des frelons; ils sont formés de chambres et de galeries de formes et de dimensions tout à fait irrégulières, admirablement polies à l’intérieur, et d’environ un demi-centimètre de haut. Les murs ont un peu plus d’un millimètre d’épaisseur. Maintenant, quel est le but de ces subdivisions nombreuses? C’est de régulariser la chaleur et l’humidité dans tout le bâtiment, en vue de l’éclosion des larves. Si, par exemple, le soleil, comme aujourd’hui, n’a pas été très ardent, et si l’instinct de ces braves petites gens—car ils sont si petits auprès de nous!—les avertit que les larves ont besoin de chaleur, eh bien! ils les emportent dans les chambres de l’étage supérieur: la chaleur y est plus forte qu’en bas. De même, s’il tombe une pluie épaisse qui coule dans le sous-sol, rien n’est plus aisé que de se porter, ainsi que les larves, dans la série des chambres supérieures, où tout le monde est à l’abri de l’inondation.
Dans les jours d’été où le soleil est particulièrement brûlant, les Brunes s’assurent une température très convenable en rapportant leurs jeunes couvées aux chambres centrales, tandis que si elles ont besoin d’humidité, elles sont sûres d’en trouver autant qu’il en faut dans les parties les plus basses, où la chaleur ne pénètre jamais. Cette réserve d’humidité est des plus importantes; elles ne pourraient rien construire pendant la sécheresse, qui dure quelquefois longtemps, si elles n’avaient dans les caves cette réserve, où elles trouvent assez d’argile pour leur travail moyen de chaque jour.
Quant au mode de construction de nos cousines, je ne fais aucun doute que c’est sur lui que les hommes ont pris modèle pour apprendre à bâtir en briques. Seulement, comme ils sont trop maladroits pour savoir cimenter avec leur salive des boules comme celles qu’elles emploient, ils ont imaginé de pétrir des briques carrées, afin qu’elles s’empilent toutes seules, et de les coller avec un ciment ou un mortier artificiel. Hélas! tout s’amoindrit et se rapetisse par l’imitation.
Les fourmis brunes sont tellement habiles à confectionner ces boulettes de glaise, qu’on pourrait regarder cette fabrication comme leur occupation normale. Les briques servent non seulement à élever les murs, en les plaquant avec les pieds de devant, mais encore à bâtir les voûtes ou plafonds. Cela semble une œuvre difficile, presque impossible sans échafaudages: les hommes ne le feraient pas! Or les Brunes bâtissent des plafonds en voûte de cinq centimètres de diamètre, avec une certitude absolue.
Ce qui prouve bien que nous sommes bien les plus habiles constructeurs du monde, c’est que nous savons tirer parti de tout. Lorsqu’un homme veut bâtir une maison, il fait un trou et élève dedans sa fourmilière, à matériaux neufs. Nous, nous employons tout ce qui se trouve sous la main: une, deux, dix poutres sont mises à profit; la pente du terrain est employée pour tirer les eaux, que sais-je? tout sert à nos habiles architectes.
En rentrant, sous les derniers rayons du soleil, je passais près d’une colonie de fourmis dont la couleur se rapprochait de la nôtre. C’étaient des fourmis jaunes (Formica flava), qui me parurent être aussi d’excellentes mineuses. La fourmilière, peu apparente au dehors, s’enfonçait sous une énorme pierre, et je ne fus pas peu surpris de voir que cette espèce est sociable. Quelle singulière idée, comme si on n’était pas bien mieux tout seul chez soi!
Pas du tout! à côté de la Jaune, je reconnus le nid de la Myrmica scabrinodis, une belle fourmi qui ne m’était pas si familière que l’autre.
Je voulus m’en approcher, d’autant plus que j’avais cru apercevoir, dans une des chambres, par la porte d’une avenue, un animal brun luisant, couvert d’une carapace, et que deux Myrmiques semblaient soigner, comme nous nos larves en éducation...
Mais comme j’étais trop près, sans doute, des fortifications, une dizaine de Myrmiques vinrent au-devant de moi, d’un air menaçant, et ouvrirent les mandibules en faisant de grands bras... Comme je n’ai pas peur, je m’acculai à un rocher et me mis sur la défensive; mais ces enragées, arrivées à quelques pas, se tournèrent vers moi et par leur abdomen m’envoyèrent une bordée d’acide, une pluie corrosive... Quelques gouttes seules m’atteignirent, mais me brûlèrent tellement que, sans essayer de riposter en les mettant à portée de mes mandibules, qui les auraient coupées en deux, je pris mes jambes à mon cou... et cours encore!
Peste soit de ces artilleurs du feu grégeois!...