Psychologie des temps nouveaux
LIVRE II
LES LUTTES DE PRINCIPES DANS LES GUERRES
MODERNES
CHAPITRE I
L’action des idées dans les conflits des peuples.
La psychologie classique resta pendant longtemps une science théorique sans applications pratiques. Des questions fondamentales telles que celles-ci : comment naissent puis évoluent les opinions et les croyances, quels sont les sentiments des foules et leurs mobiles d’actions, et bien d’autres encore, aussi importantes, demeuraient sans réponse.
Sans doute les hommes politiques ne dédaignèrent jamais la psychologie. Ils se vantaient même volontiers de la connaître, mais elle constituait à leurs yeux un art n’ayant que l’intuition pour guide. On réussissait si les intuitions étaient heureuses, on échouait si elles ne l’étaient pas.
Les souverains faisaient également de la psychologie. Un peu sommaire en réalité, car elle se ramenait à cette simple notion que, pour conduire les peuples, l’intérêt et la peur suffisent.
J’ai essayé jadis de montrer dans ma Psychologie politique[2] que les moyens d’agir sur les hommes sont beaucoup plus variés, que l’intérêt et la peur ne représentent pas les plus puissants, que les facteurs psychologiques constituent l’âme des canons et que, de toutes les erreurs politiques, les plus redoutables sont les erreurs de psychologie.
[2] La 16e édition de cet ouvrage vient de paraître chez l’éditeur Flammarion.
La guerre a pleinement justifié cette dernière assertion. C’est, on ne saurait trop le redire, en accumulant des erreurs psychologiques que les Allemands dressèrent tant de peuples contre eux.
L’expérience finit cependant par les instruire. Ils apprirent à manier des forces psychologiques dont l’importance leur avait d’abord échappé et parvinrent alors à désagréger entièrement une armée russe de plusieurs millions d’hommes.
Devant étudier dans cet ouvrage les méthodes qui permettent d’agir sur l’âme des individus et sur celles des multitudes, je me bornerai maintenant à montrer le rôle des idées au cours de la guerre qui vient de finir et leur évolution.
L’âge moderne, malgré son positivisme apparent, est peut-être celui où les idées — les idées mystiques surtout — exercèrent le plus d’action. Ce n’est pas pour des intérêts matériels mais pour des principes qu’ont lutté de grands pays, l’Amérique notamment.
L’acharnement du conflit mondial et sa durée ne s’expliquent qu’en considérant les idées qui sont à sa base et les sentiments d’où ces idées dérivent.
Cette guerre, je l’ai souvent répété, fut à la fois religieuse, philosophique et économique.
Elle fut religieuse par la conviction du peuple allemand qu’il était désigné par Dieu pour dominer le monde. Elle fut philosophique parce qu’elle se réclamait du principe de la prédominance de la force sur droit, défendu par tous les philosophes et les historiens germaniques.
Elle fut économique enfin parce qu’elle résulta en partie du besoin qu’avait l’Allemagne de se créer des débouchés nouveaux, à la suite de sa surproduction industrielle. Ce facteur économique vint à l’appui des autres mais il ne fut pas le plus fort.
Les partisans de la théorie matérialiste de l’Histoire ignorent les influences mystiques et affirment que les peuples sont uniquement conduits par des besoins.
Le rôle des besoins, et des intérêts que ces besoins font naître, n’est pas contestable. Nul doute, par exemple, que les grandes invasions destructives de la Gaule romaine furent dues à la faim, qui chassa les tribus germaniques des marécages et des forêts où elles avaient trop pullulé pour y trouver des moyens suffisants de subsistance.
Mais si l’on suit attentivement le cours de l’histoire, on voit que les hommes se font beaucoup plus facilement tuer pour des idées que pour des besoins. Les événements culminants du passé : croisades, naissance de l’islamisme, guerres de religion, révolution française et bien d’autres ont été engendrés par des idées. Ce sont elles en fait qui mènent le monde, créent ou détruisent les civilisations et les empires.
Deux grandes idées furent en conflit pendant la dernière guerre. Idée d’hégémonie et d’absolutisme d’un côté, idée d’indépendance de l’autre.
Ainsi présentée, la formule est exacte mais incomplète.
L’idée pure, telle que la concevait Platon, n’a en elle-même aucune vertu. Elle reste un impuissant fantôme tant qu’elle ne s’est pas enveloppée d’éléments affectifs et mystiques capables de la transformer en croyance.
Si donc l’énoncé d’une idée peut se formuler brièvement, l’énumération des éléments d’où sa puissance dérive est parfois assez longue. L’idée d’hégémonie énoncée en un seul mot possède un contenu fort complexe : sentiments d’orgueil et d’ambition, besoin de s’enrichir par des conquêtes, désir d’exécuter une mission divine, etc.
Les idées fondamentales guidant les hommes, les idées religieuses surtout, finissent par dominer tous les éléments d’une civilisation.
Mais à côté des idées générales qui orientent la vie des nations et auxquelles l’atavisme finit par donner une grande force, il en est d’autres, d’une durée éphémère, que l’éducation, le milieu, la contagion mentale font facilement naître, grandir et disparaître.
Elles sont éphémères mais peuvent cependant jouer un rôle considérable, engendrer des révolutions et bouleverser tous les facteurs de la vie sociale. C’est ainsi que notre socialisme latin et la décadence industrielle qui représente une de ses principales conséquences se trouve régi par un petit nombre d’idées très fausses mais très fortes : égalisation générale, lutte des classes, dictature du prolétariat, etc.
Les grandes idées fondamentales, phares directeurs des peuples, changent quelquefois dans le cours des âges, mais elles ne changent pas sans que la vie sociale soit transformée. Dès qu’un peuple renouvelle ses idées, il doit, par ce seul fait, changer ses institutions, sa philosophie, sa littérature et ses arts.
On ne peut dire encore ce que seront les idées directrices surgies de la guerre. Il est douteux que l’optimisme les domine. Nous sommes loin de l’époque où les philosophes de la Révolution française enseignaient la bonté primitive de l’homme et, dans l’espérance de faire renaître les anciennes sociétés proposées pour modèle, détruisaient les antiques armatures du monde où ils vivaient.
Les idées que l’avenir verra éclore dériveront probablement des aspirations universelles vers des constructions sociales supposées capables de protéger les peuples des catastrophes contre lesquelles leurs institutions se montrèrent si impuissantes. Un pessimiste besoin de changement les a envahis depuis que, la lutte étant terminée, ils énumèrent les ruines et comptent les tombeaux.
Quelles que soient les idées nouvelles, on peut pressentir qu’il sera difficile de les refréner.
Les gouvernants allemands eux-mêmes finirent par comprendre, vers la fin de la guerre, que grandissaient devant eux des idées dont ils ne seraient bientôt plus maîtres. Ils durent aussi constater que la théorie philosophique représentant la force comme seule créatrice du droit avait dressé contre l’Allemagne les principaux peuples de l’univers.
Ils entrevirent enfin que les guerres de conquête ne sauraient constituer des idéals en rapport avec la phase actuelle du monde et que les peuples en exigeaient d’autres.
Si aveuglées par leur mystique croyance d’hégémonie qu’aient été les castes dirigeantes de la Germanie, elles se rendirent enfin compte que le régime féodal et militaire de l’Allemagne superposé à une évolution industrielle intensive la mettait sur un plan différent de celui des autres peuples, et par conséquent la menaçait de conflits perpétuels avec eux.
Assurément les traditions de ces classes ne sont pas encore assez ébranlées pour qu’elles acceptent un régime démocratique impliquant la liberté et l’égalité. Cependant, nous les voyons réduites à emprunter de plus en plus le vocabulaire des pays démocratiques, dans leurs déclarations, et obligées de paraître accepter toutes les aspirations des multitudes.
Ces aspirations finirent vers la fin de la guerre par soulever les masses germaniques. Quand, pour satisfaire aux ambitions d’un souverain et d’une caste militaire, des peuples entiers voient périr la fleur de leur jeunesse et subissent les plus affreuses privations, ils arrivent à se demander s’ils n’auraient pas intérêt à sortir de l’enfer où leurs maîtres les ont plongés.
C’est alors qu’apparaissent des divergences, grandissant chaque jour, entre les idées des gouvernants croyant tout gagner à des guerres prolongées et celles des gouvernés ayant tout à y perdre.
Ce très intéressant conflit a été observé dans divers pays.
La Russie composée de populations hétérogènes dont l’âme n’était pas stabilisée encore se retira la première de la lutte, dès que disparut la discipline qui faisait de ces masses amorphes un agrégat un peu solide. L’armature sociale s’écroula alors d’un seul coup et ce fut le chaos.
Composée également de races hétérogènes, mais d’un niveau mental supérieur, l’Autriche résista plus longtemps avant de fléchir.
L’Allemagne où l’hérédité, la caserne et l’école avaient étroitement asservi les âmes fut de tous nos ennemis celui dont la résistance morale se prolongea le plus. Et cependant, malgré cinquante ans de militarisation, malgré la puissance du parti militaire et féodal, malgré la secte très influente encore des pangermanistes, on vit naître en son sein une scission complète entre les partisans d’une paix de conciliation et ceux des annexions et des indemnités.
Ces derniers, convaincus de la mission divine de l’Allemagne, exercèrent toujours une action très grande. Les réalités, cependant, l’annihilèrent finalement.
Dans cette population allemande, énervée par les deuils, les privations, la misère et plus consciente chaque jour de n’être pour ses maîtres que « du matériel humain », de la « simple chair à canon », les idées démocratiques finirent par germer avec leurs conséquences, et la paix s’imposa bientôt.
On peut se convaincre du progrès des théories nouvelles en comparant les écrits allemands publiés au commencement de la guerre et ceux qui parurent vers sa fin. En 1914 les idées de fraternité, de société des nations, de désarmement, étaient considérées chez nos ennemis comme de méprisables bavardages indignes d’être discutés. On en vint cependant à les discuter puis enfin à s’appuyer sur elles.
Dès que les idées commencent à s’incruster dans l’âme des peuples, leur pouvoir grandit rapidement et elles finissent par acquérir une force assez irréductible pour renverser tous les obstacles.
Une des caractéristiques de la guerre actuelle, caractéristique presque unique dans l’histoire, fut l’établissement dans plusieurs pays, de la paix par les peuples, à l’encontre de leurs gouvernants.
On l’a vu clairement pour la Russie qui, voulant la paix à tout prix, se rangea immédiatement derrière le parti politique qui la promettait.
L’Autriche fut également conduite à faire la paix malgré ses maîtres. L’Allemagne y arriva aussi mais seulement quand tout espoir de vaincre se trouva perdu.
Resté longtemps assez fort pour se défendre contre les canons, le militarisme germanique finit par devenir impuissant contre les pensées. Une fois de plus dans l’histoire du monde, les idées triomphèrent des forces matérielles qui prétendaient les asservir.