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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE II
Le maniement des armes psychologiques.

Dans une ingénieuse fiction, le plus célèbre des romanciers anglais envoie sur notre planète les habitants d’un astre lointain. Supposons les mêmes visiteurs venus, pendant la guerre, prier un chef germain de les renseigner rapidement sur la valeur respective des diverses armes utilisées pendant les combats. Quelle réponse eussent-ils obtenue ?

Sans doute le guerrier aurait exposé avec orgueil quelques-unes des grandes inventions qui conduisirent à un si haut degré l’art de détruire : avions permettant d’anéantir les merveilles de l’art, et d’exterminer les habitants des cités ; mitrailleuses à tir rapide capables de faucher en quelques minutes des milliers d’hommes vigoureux et jeunes, espoir de l’avenir ; gaz toxiques enveloppant les armées d’un nuage mortel. Il leur aurait montré aussi les ingénieux sous-marins qui envoient instantanément au fond des mers de grands paquebots chargés d’inoffensifs passagers.

Si, désireux de compléter leur documentation sur la valeur des machines produisant de tels effets, les visiteurs avaient demandé le résultat final de l’extermination de tant de millions d’hommes, il eut bien fallu leur avouer que le seul résultat décisif obtenu n’avait encore été que la ruine générale de l’Europe.

Et si les planétaires personnages, après avoir pris connaissance des principaux événements de la guerre, s’étaient enquis de la nature des armes qui avaient pu, en quelques semaines, désagréger les troupes russes, ils eussent appris que ces immenses légions de combattants furent uniquement vaincues par certaines armes immatérielles plus puissantes que tous les canons, les armes psychologiques.


En quoi consiste cet arsenal psychologique dont la force s’est montrée si grande ?

Il comprend simplement le maniement du clavier des facteurs moraux que nous avons succinctement énumérés dans le précédent chapitre mais sans indiquer sur quels éléments de la personnalité ils agissent ni comment on doit les employer.

Leur maniement n’est pas facile. Le clavier mental est délicat et son emploi malhabile, dangereux. Bien manié, il permit à l’Allemagne de désagréger des armées jadis très vaillantes ; mal manié, il lui créa d’irréductibles ennemis.

Les succès des Allemands en Russie prouvent qu’ils avaient fini par devenir experts dans une science jadis ignorée d’eux.

Au début de la guerre, leur incapacité à pénétrer la pensée, les sentiments et par conséquent les mobiles de conduite des hommes fut prodigieuse. Elle dressa contre eux les plus grands peuples. D’abord l’Angleterre, dont la neutralité eût été si facile à obtenir, puis l’Italie et enfin les États-Unis.

La cause première de leurs échecs fut de croire que tous les hommes se mesurent au même mètre et obéissent aux mêmes mobiles.

N’ayant que des principes erronés pour guide, les Allemands employèrent d’abord uniquement comme armes psychologiques les menaces, la terreur et la corruption.

Très capables d’agir sur certaines âmes inférieures, ces armes se montrèrent inefficaces sur les peuples stabilisés par leur passé. La Belgique se laissa incendier et torturer sans céder. Les menaces n’eurent d’autres résultats que de faire surgir du sol anglais trois millions de volontaires. Aux États-Unis, menaces et complots eurent pour unique conséquence de rompre une neutralité que l’Allemagne aurait dû se conserver à tout prix.


Instruits par l’expérience, les Allemands finirent par reconnaître qu’ils s’étaient profondément trompés sur les moyens d’influencer l’âme des peuples. C’est alors que furent substituées aux procédés grossiers d’intimidation des méthodes plus subtiles et plus sûres.

Ils reconnurent d’abord que le meilleur moyen de désarmer un adversaire est de paraître adopter ses conceptions. Ainsi firent-ils en parlant de fraternité universelle, de société des nations, etc.

Tous les moyens furent employés par eux pour agir sur l’opinion devenue, dans les temps modernes, la grande souveraine du monde. Qu’un peuple soit persuadé, comme les Russes, qu’il ne doit plus se battre et par la seule influence d’une telle conviction, ce peuple s’avoue immédiatement vaincu et devient l’esclave de son vainqueur.

Sachant bien n’avoir rien à espérer des gouvernants les dirigeants allemands comprirent que c’était sur l’âme des multitudes qu’il fallait agir, par l’intermédiaire des partis politiques possédant de l’influence sur elles. Devenus doucereux, ils se mirent à parler de pacifisme, de désarmement, de paix sans annexions, ni indemnités, etc., conceptions fort dédaignées de leurs philosophes.

Les résultats obtenus par ces nouvelles méthodes furent incontestables. Les Italiens eux-mêmes attribuent à la propagande socialiste que menaient dans leur pays des agents à la solde de l’Allemagne le désastre de Caporetto où plusieurs corps d’armée se rendirent sans combat.

En Russie les résultats furent plus importants encore. Déjà sous le tsarisme, l’Allemagne avait essayé une paix séparée en achetant plusieurs ministres qui arrêtèrent la fabrication des armes et trahirent la Roumanie. Après la révolution, l’Allemagne favorisa le mouvement bolcheviste en lui fournissant d’énormes subsides.

Les conséquences furent immenses. Même entièrement vaincu, jamais le tsar n’aurait signé une paix comparable à celle que souscrivirent les chefs bolchevistes. Elle donnait à l’Allemagne des provinces renfermant 55 millions d’hommes, parmi lesquelles l’Ukraine, considérée comme le grenier de l’Europe. On a dit avec raison « que l’asservissement russe signifiait la domination allemande non seulement de la mer du Nord à l’Asie Mineure, mais encore au Nord jusqu’à l’Océan Arctique et à l’Est jusqu’à l’Oural. » Sans notre victoire, la Russie eût été entièrement germanisée en peu d’années.


L’action des agents allemands chez divers peuples resta longtemps presque inaperçue. Il fallut les recherches de l’attorney général des États-Unis pour découvrir que l’ambassade d’Allemagne avait un crédit de deux cent cinquante millions de francs au service de sa propagande en Amérique.

Des menées identiques s’exercèrent dans tous les pays de l’univers : aux Indes, aux Antilles, à Java, etc. Les Allemands y versaient des subsides aux publications locales et recrutaient des bandes révolutionnaires pour provoquer grèves et émeutes. Les journaux espagnols ont publié des documents prouvant que l’ambassadeur d’Allemagne en Espagne soudoyait les anarchistes pour organiser des grèves et des mouvements destinés à renverser les ministres insuffisamment germanophiles.

En France, la propagande fut aussi tenace, mais ignorée jusqu’au jour où des procès retentissants révélèrent sa force. Les Germains y dépensaient l’argent sans compter puisqu’ils n’hésitèrent pas, comme je l’ai rappelé, à verser douze millions pour l’achat d’un seul journal.


L’exemple de la Russie prouva aux Allemands que le socialisme était leur plus sûr allié.

Nos illuminés de l’Église socialiste ne perdirent pendant la guerre aucune de leurs illusions. Ils voyaient au travers de leurs rêves la « sozialdemokratie » et l’internationalisme combattant le pangermanisme et obligeant l’Empire à la paix.

Rien ne dissipa cet aveuglement. En vain leur montrait-on des journaux socialistes allemands, comme le Vorwaerts, réclamer des annexions et assurer que la sozialdemokratie elle-même, arrivée au pouvoir, serait obligée de faire une politique impérialiste sous peine d’être balayée dans les vingt-quatre heures. Un autre journal du même parti, écrivait : « Nous sommes qualifiés en tant que socialistes pour dire qu’il nous faut des territoires pour étendre notre agriculture. » Le professeur Laskine donnait cette citation d’une grande revue socialiste : « Les plus ardents partisans de Liebknecht eux-mêmes ne veulent rendre ni la Belgique, ni aucun des territoires que nous occupons. »

Nos socialistes, dont la propagande dans les ateliers et les usines faillit être si désastreuse, rêvaient d’obtenir la paix par leur pression sur les gouvernants. Les Allemands favorisèrent naturellement cette campagne qui leur avait si bien réussi en Russie où elle produisit la guerre civile et le démembrement du grand empire.


Les armes psychologiques ne se combattent qu’avec des armes psychologiques. Aux apôtres socialistes prêts à accepter une paix allemande, il aurait fallu opposer d’autres apôtres chargés de rappeler ce qu’était la vie des peuples soumis à l’Allemagne.

Sans parler des Belges déportés dans les usines où ils étaient astreints, avec un salaire dérisoire, aux plus durs travaux, le sort des Polonais dans la Pologne prussienne avant la guerre est suffisamment démonstratif. Les paysans s’y voyaient expropriés dès qu’un Allemand convoitait leurs terres et les enfants publiquement fouettés quand ils essayaient de parler leur langue maternelle.

Ces faits furent toujours oubliés de nos socialistes. Ils ne pouvaient pas ignorer, cependant, que si l’Allemagne avait réussi à imposer sa paix avec les clauses économiques souhaitées par elle, la destinée de l’ouvrier français serait devenue tout à fait misérable. Grâce à leur outillage et surtout aux mines de charbon dont ils ont un excédent, alors que nous en manquons, les Allemands peuvent fabriquer à des prix très inférieurs aux nôtres. Pour produire des marchandises à des taux rendant possible leur vente, nos ouvriers auraient été obligés d’accepter salaires permettant tout juste de ne pas mourir de faim. La paix allemande eût donc été un désastre pour eux. Le peuple le comprit malgré la propagande socialiste et c’est ce qui nous sauva.


On voit par les pages qui précèdent combien dangereuses et vaines étaient les diverses propositions des Allemands et leur adhésion apparente aux projets de désarmement, de société des nations et autres formules, très méprisées des philosophes germaniques et de leurs sectateurs.

De telles adhésions ne constituèrent jamais que manœuvres de stratégie morale. Elles étaient fondées d’ailleurs sur des conceptions psychologiques très sûres.

Supposez, en effet, que les diplomates allemands aient réussi à obtenir de leurs adversaires la discussion de la paix de conciliation dont ils acceptaient les principes, y compris la restitution de la Belgique. Comme à Brest-Litovsk, ces diplomates se seraient montrés d’abord très conciliants, admettant toutes les demandes accessoires pour prolonger les débats et accroître ainsi dans l’âme des combattants l’espoir de la paix universellement souhaitée.

L’influence de cet espoir aurait progressivement affaibli la tension des énergies que maintenait auparavant la nécessité de combattre. Devant la grandissante certitude de la paix, l’idée de recommencer fût devenue profondément antipathique.

A ce moment précis se seraient alors révélés les vrais desseins de l’Allemagne. Sans doute, aurait-elle dit, nous avons promis de restituer la Belgique, mais il est nécessaire pour notre sécurité de garder Anvers, etc.

De telles conditions étant inacceptables, les Alliés auraient dû reprendre la lutte, mais cette fois dans des conditions déplorables, ayant perdu l’énergie belliqueuse qui constitue un des plus sûrs élément de victoire. Les facteurs moraux du succès seraient alors passés du côté des Allemands. Utilisant l’infinie crédulité de leur peuple, les gouvernants l’auraient facilement persuadé que les Alliés refusaient la paix dans le but de détruire l’Allemagne.

On voit le danger des armes psychologiques employées contre nous par les Germains. Elles faillirent devenir plus redoutables que leurs canons.

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