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Psychologie des temps nouveaux

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LIVRE IV
PROPAGATION DES CROYANCES ET ORIENTATION DES OPINIONS

CHAPITRE I
Comment se créent les opinions et les croyances.

Les opinions et les croyances ayant joué pendant la guerre un rôle essentiel, il ne sera pas inutile de consacrer quelques pages au mécanisme de leur formation.

Je résumerai d’abord en quelques lignes les principes exposés dans mon livre : les Opinions et les Croyances[6].

[6] Un volume in-18, 14e édition. (Bibliothèque de Philosophie scientifique.) E. Flammarion, éditeur.

La croyance est un acte de foi qui fait admettre en bloc et sans discussion une assertion ou une doctrine. La connaissance dérive uniquement de l’observation et de l’expérience.

Croyance et connaissance sont donc choses fort différentes puisque la croyance a pour source une adhésion inconsciente alors que la connaissance dérive de l’observation et de l’expérience interprétées par le raisonnement.

Il est fort difficile de posséder des connaissances et très facile d’acquérir des croyances.

La croyance se propage surtout par suggestion et contagion mentale. Devenue collective, elle acquiert une irrésistible force.

Les opinions peuvent avoir une origine rationnelle c’est-à-dire dérivée de l’expérience et du raisonnement, mais elles ne sont généralement que des croyances en voie de formation.

Alors que les opinions et les croyances ont le plus souvent des sources sentimentales ou mystiques, la connaissance ne peut dériver que de l’intelligence.


La plupart des opinions émanent du milieu social auquel appartiennent ceux qui les professent. Militaires, magistrats, ouvriers, marins, etc., ont les opinions de leur groupe et par conséquent des jugements très voisins. Enveloppés des idées de ce groupe, ils perdent leur individualité et ne possèdent que des opinions collectives. L’homme moderne tend ainsi à devenir de plus en plus un être collectif.

Ne pouvant examiner en détail ici les éléments qui font naître, grandir et disparaître opinions et croyances, je renverrai le lecteur au livre que j’ai consacré à cette étude et me bornerai à rappeler, avec divers exemples, l’énumération des grands facteurs de l’opinion : l’affirmation, la répétition, le prestige, la suggestion, la contagion.

Leur action varie, naturellement, suivant l’état mental des êtres sur lesquels ils s’exercent et surtout suivant que ces êtres sont des individus isolés ou des collectivités.

Quelques faits suffiront pour montrer dans les événements récents le rôle de ces divers éléments de la persuasion.


Les deux premiers, l’affirmation et la répétition, furent constamment employés par les gouvernants allemands, notamment au début du conflit. Il s’agissait alors de prouver, contre toute évidence, que les Anglais et les Russes avaient attaqué traîtreusement l’Allemagne avec l’aide des Français qui, pour la forcer à la guerre, venaient d’envoyer des avions bombarder Nuremberg.

Ces assertions, répétées sous toutes les formes par la presse germanique, furent acceptées sans discussion et on peut dire que sur 70 millions d’Allemands, il n’y en eut peut-être pas un seul, en dehors des gouvernants, qui n’ait été convaincu de l’agression sournoise des Alliés contre l’Allemagne.

Le célèbre manifeste des 93 intellectuels prouva qu’une telle opinion s’était implantée dans les esprits les plus éclairés.

L’attaque supposée de l’Allemagne par des rivaux jaloux provoqua une explosion de fureur indignée chez des savants pourtant très pondérés. C’est ainsi que l’illustre psychologue Wundt écrivait cette phrase déjà rappelée dans un de mes précédents ouvrages : « Non, cette guerre n’est pas de la part de nos ennemis une guerre vraie, ce n’est même pas une guerre, car la guerre aussi a ses droits et ses lois. C’est une attaque infâme de brigands. »

Il est évident que des esprits non hallucinés par les affirmations répétées du gouvernement allemand auraient vite découvert, grâce à la lecture des dépêches diplomatiques publiées dès le début du conflit, que la Grande-Bretagne, d’ailleurs sans armée, sans préparation et gouvernée comme la France par des pacifistes professionnels, avait fait des efforts désespérés pour empêcher la guerre. Mais les déclarations du gouvernement allemand étaient si catégoriques et si répétées qu’elles avaient créé cette foi aveugle contre laquelle la raison reste toujours sans prise.

Pour ébranler un peu, bien peu d’ailleurs, la conviction générale des Allemands sur les origines de la guerre, il fallut la publication d’un mémoire de l’ambassadeur d’Allemagne en Angleterre au moment du conflit, le prince Lichnowski. Il y prouvait nettement que la Grande-Bretagne avait tout fait pour éviter la conflagration. Cet aveu exaspéra les convaincus, mais ne les convertit pas.

Il les convertit si peu que, dans un de ses discours, l’ancien vice-chancelier de l’empire, M. Helfferich, disait : « L’Angleterre, utilisant l’occasion fournie par le meurtre de Sarajevo, en a appelé du travail pacifique à la force des armes. Ainsi la guerre a dépassé de beaucoup sa cause primitive : elle est devenue la lutte entre la domination britannique mondiale et le libre développement des peuples. »

Nous venons de voir les résultats de l’affirmation et de la répétition. Elles transforment en vérités apparentes les plus manifestes erreurs. La vérité réelle finit sans doute par se découvrir plus tard, mais seulement après que l’erreur a produit d’irréparables effets.


La contagion mentale est, après l’affirmation et la répétition, un des plus actifs agents de persuasion.

Elle constitue un phénomène physiologique ayant pour conséquence non seulement l’imitation de certains actes, mais l’acceptation inconsciente de sentiments et de croyances.

La contagion mentale s’observe chez tous les êtres, de l’animal à l’homme, surtout quand ils sont en foule. Agissant sur les régions profondes du subconscient, elle est presque entièrement soustraite à l’action de la volonté et de la raison.

La plupart des sentiments, le courage et la peur, par exemple, peuvent devenir contagieux. Contagieux également la charité, la solidarité, le dévouement. La guerre en a fourni de nombreux exemples. L’instinct du mal aussi se trouve malheureusement très contagieux.

La force de la contagion mentale est immense et peu d’hommes sont capables d’y échapper. Sous son influence, les caractères arrivent à des transformations momentanées profondes. Le pacifiste endurci pourra devenir guerrier héroïque et le placide bourgeois un farouche sectaire.

C’est par la contagion mentale que les opinions et les croyances se propagent et que les sociétés se stabilisent. Elle représente donc une des plus grandes forces de l’histoire.

Le rôle de la contagion mentale devient prépondérant dans ces périodes critiques de l’évolution des peuples où des événements imprévus troublent les équilibres habituels de la vie mentale. L’individu se montre alors très influençable et se sacrifie sans hésiter sous l’influence de la contagion créée par l’exemple.

L’histoire en fournit d’innombrables preuves, en Russie notamment, où ont toujours pullulé des sectes exigeant de leurs adeptes des mutilations variées ou même le suicide. Lorsque, vers la fin du XVIIe siècle, des prophètes se mirent à y prêcher le suicide par le feu, ils recrutèrent rapidement de nombreux fidèles qui, après avoir édifié de vastes bûchers, se précipitaient dans les flammes avec leurs prophètes. Plus de 20.000 périrent ainsi en peu d’années.

Ce fut également par contagion mentale que de nos jours l’immense armée russe se désagrégea en quelques mois. Le socialisme y triompha également beaucoup plus par contagion que par ses chimériques promesses.

On ne saurait exagérer la puissance de la contagion mentale. Elle peut — chez les collectivités surtout — dominer les caractères faibles au point de leur inspirer des actes absolument contraires à leurs convictions.

Dans un ouvrage consacré à l’étude psychologique de la Révolution française, j’ai montré quel rôle considérable y exerça la contagion mentale.

Un des plus frappants exemples est celui rapporté par M. Denys Cochin, d’après les mémoires inédits de Louis-Philippe.

La veille du jour où la Convention allait décider du sort de Louis XVI, le duc d’Orléans protestait avec indignation contre l’idée qu’il pût voter la mort du Roi. Il la vota pourtant. Son caractère faible n’avait pas su résister à la contagion mentale exercée par l’assemblée.

Rentré chez lui et soustrait à cette influence, le duc fondit en larmes, déclarant à ses enfants qu’il était indigne d’être embrassé d’eux, puis ajouta : « Je suis trop malheureux, je ne conçois plus comment j’ai pu être entraîné à ce que j’ai fait. »

Il ne pouvait le concevoir en effet, puisque c’est de nos jours seulement que les progrès de la psychologie nous permettent de l’expliquer.

L’action de la contagion mentale s’est manifestée bien des fois durant la dernière guerre, non seulement dans les actes de solidarité et de courage tenace des soldats du front, mais dans certaines circonstances de la vie civile.

On vit ses effets à Paris lorsque les explosions de bombes réunissaient dans une même cave des personnes d’origine très diverses. Tous ces êtres, séparés par les barrières de leurs différences sociales, intellectuelles et sentimentales, se sentaient soudain de la même famille. La race, déesse invisible, était là, unifiant par contagion mentale tous les cœurs. Chacun restait calme avec l’obscur sentiment qu’un geste, un mot d’inquiétude aurait soulevé dans l’âme de son voisin une angoisse, bientôt propagée de proche en proche. La vague de panique collective ne se manifesta jamais parce que la vague de courage, soutenue par la contagion mentale, fut assez forte pour l’empêcher de naître.

Les croyances répandues par contagion mentale ne se combattent pas avec des raisons, mais avec des croyances contraires, propagées à l’aide de meneurs connaissant l’art spécial de soulever les foules.


A côté de la contagion mentale se place comme facteur des opinions, et par conséquent comme mobile de la conduite, le prestige. Les êtres entourés de prestige dominent facilement les multitudes. Les Allemands se faisaient massacrer en rangs serrés, sans discussion, pour plaire à leur empereur, personnage doué de grand prestige, nul n’ignorant, ainsi que le rappelait d’ailleurs ses discours, qu’il était le représentant de Dieu sur la terre et parlait en son nom.

Malgré l’autorité conférée au César allemand par l’association divine dont le peuple était convaincu, son prestige n’a jamais égalé celui de Napoléon, même après sa chute. Bien que ne prétendant représenter aucune divinité, il réussit en revenant de l’île d’Elbe, à conquérir presque seul un grand royaume défendu par une puissante armée. Ce prestige survécut à sa mort, puisque, du fond de son tombeau, il fit sacrer empereur son neveu.

Le rôle du prestige dans la vie des peuples est donc considérable. Les lois, les institutions et tous les éléments de la vie sociale se maintiennent surtout par leur prestige et s’évanouissent dès qu’il disparaît.

Si les sociétés sont fort ébranlées aujourd’hui, c’est que le prestige qui enveloppait jadis certaines valeurs morales a disparu.


Parmi les éléments générateurs de la persuasion, mentionnons encore la suggestion. Elle peut s’exercer de façons fort différentes. Une des plus importantes est celle de la presse.

Les journaux sont devenus aujourd’hui les grands facteurs de l’opinion. Le journal utilise en effet tous les moyens de persuasion dont nous avons montré l’action affirmation, répétition, contagion et prestige. Si indépendant que soit le lecteur, la répétition des mêmes idées sous des formes diverses finit par l’influencer sans qu’il s’en aperçoive et par modifier ses opinions.

Les Allemands ont fait pendant la guerre un usage considérable de ce moyen de persuasion. Non seulement le gouvernement avait entre les mains la plupart des journaux germaniques, mais en outre, il consacra des sommes énormes à l’achat du plus grand nombre possible de journaux dans tous les pays. Un procès célèbre a montré qu’il n’avait pas reculé devant une dépense de 12 millions pour tâcher d’acquérir un important journal français.

C’est grâce à la presse que les pangermanistes, appuyés par le gouvernement, amenèrent lentement le peuple allemand à souhaiter la guerre. On sait que ce fut également au moyen d’une presse largement payée pendant plusieurs années que Bismarck constitua le mouvement d’opinion d’où résulta la guerre de 1870, origine de l’unité allemande. Bien que possédant la force matérielle, il n’avait pas osé s’en servir avant d’avoir conquis l’opinion.

En fait, l’opinion a de tout temps dominé le monde.

« Elle est, disait Napoléon, une puissance invincible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste. »

Qui se rend maître de l’opinion peut conduire un peuple aux actes les plus héroïques aussi bien qu’aux plus absurdes aventures.

Les hommes d’État supérieurs surent toujours diriger l’opinion, les politiciens médiocres se bornent à la suivre.


A côté de la persuasion créée par les journaux se trouve celle qu’exercent certains orateurs. Le journal et l’orateur poursuivent le même but : convaincre, mais ils y arrivent par des voies différentes.

L’orateur capable de soulever les foules possède une influence personnelle qui le dispense d’invoquer des raisons.

On connaît l’histoire de cet acteur aimé du public qui fit le pari de provoquer l’enthousiasme de toute une salle en prononçant, avec des gestes convenables, des phrases totalement dépourvues de sens, mais dans lesquelles il intercalerait au hasard des mots prestigieux : patrie, honneur, drapeau, etc. Il fut frénétiquement applaudi.

On peut rapprocher de ce fait celui que raconte M. Bergson, accompagnant en Amérique un brillant orateur chargé de faire de la propagande pour les Alliés devant un public ignorant complètement le français. Son succès fut cependant immense.

« C’était, dès les premiers mots, une adhésion en quelque sorte physique de l’auditoire, qui se laissait bercer par la musique du discours. A mesure que l’orateur s’animait et que ses gestes dessinaient plus fortement sa pensée et son émotion, les assistants, attirés à l’intérieur de ce mouvement, adoptaient le rythme de l’émotion, emboîtaient le pas à la pensée et comprenaient en gros la phrase lors même qu’ils n’en saisissaient pas les mots. »

Faire naître, grandir ou disparaître des sentiments, c’est tout l’art de l’orateur. Les sentiments l’emportèrent toujours sur les arguments rationnels les plus sûrs.


Notre énumération des facteurs de l’opinion ne constitue qu’une bien sommaire esquisse. Pour la rendre moins incomplète, il faudrait montrer comment ces facteurs influencent les diverses mentalités, car il est évident que toutes ne réagissent pas de la même façon.

Chez beaucoup, on ne réussit d’abord qu’à créer des convictions. C’est déjà quelque chose, mais la conviction ne devient utile que rendue assez intense pour déterminer l’action et surtout une action continue ne fléchissant jamais.

Cette forme de conviction agissante est celle que les hommes qui dirigent l’opinion doivent s’efforcer de provoquer et surtout de maintenir.

Dans la dernière guerre, le succès appartint aux combattants dont les convictions furent assez fortes et l’énergie assez grande pour les amener à résister le plus longtemps.

Les éléments d’où dérivent les opinions et les croyances constituent un arsenal psychologique d’une puissance considérable mais d’un maniement difficile. Quelques exemples vont montrer comment les Allemands surent l’utiliser et quels résultats ils en ont obtenu.

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