← Retour

Psychologie des temps nouveaux

16px
100%

CHAPITRE V
Éléments actuels de la sécurité des peuples à l’extérieur et à l’intérieur.

De tous les pays pour lesquels l’Allemagne représente une constante menace, la France, en raison de son voisinage, restera longtemps le plus exposé, par suite des attaques brusquées qui semblent devenir la règle des guerres modernes. Si loin que nous reculions nos frontières, nous serons toujours près de l’Allemagne, alors que les autres peuples s’en trouvent séparés par des détroits ou des océans.

Pendant plusieurs générations, l’Allemagne guettera, naturellement, nos moindres défaillances et toute sa politique consistera à semer des dissensions entre les divers partis de notre pays et aussi entre nos alliés et nous dans l’espoir de rendre possible une revanche.

A défaut de la problématique Société des Nations sur quelles puissances morales ou matérielles pourrons-nous appuyer notre sécurité nationale ?

Faut-il se reposer sur des armements ruineux qui ne procureraient d’ailleurs qu’une sécurité incertaine ?

Compter sur des alliances constituerait un moyen de défense moins sûr encore. Les leçons de l’histoire prouvent que la permanence d’une alliance à travers le temps constituerait un véritable miracle. Or ce n’est pas sur des miracles que les peuples peuvent édifier leur destinée.


De quels éléments de protection devons-nous donc attendre la réalisation d’une paix un peu durable ?

On peut en énumérer quatre : 1o la répulsion des peuples pour des luttes guerrières dont ils ont senti tout le poids ; 2o les progrès des idées humanitaires ; 3o les nécessités résultant de l’interdépendance croissante des nations ; 4o de nouveaux progrès scientifiques créant des engins si rapidement et si complètement destructeurs qu’aucun agresseur ne consentirait à en affronter l’action.

Le premier de ces éléments ne saurait avoir une efficacité bien longue, pour ce simple motif que si la nature nous a donné une mémoire intellectuelle très longue, elle nous a dotés d’une mémoire sentimentale très courte. Ce qui est acquis par l’instruction demeure longtemps fixé dans notre souvenir ; mais des joies et des douleurs qui nous ont le plus profondément émus, que reste-t-il au bout de quelques années ?

La mémoire affective des peuples est au moins aussi courte que celle des individus. Dix ans après la guerre de 1870, le plus grand nombre des conscrits n’en conservaient, suivant les enquêtes faites dans plusieurs régiments, que d’infimes souvenirs, ou même n’en avaient jamais entendu parler.

Certes, la lutte dont nous sortons a créé de bien autres souffrances que celles de 1870 et, par conséquent, laissera de plus profonds souvenirs. Mais pour la génération qui pousse vers la tombe les hommes d’aujourd’hui, cette guerre ne sera connue que par les livres et les livres n’ont jamais beaucoup impressionné l’âme des peuples.

Le second des facteurs de paix énumérés plus haut, c’est-à-dire les progrès des idées humanitaires mérite à peine d’être mentionné. Ces idées ne servirent jusqu’ici qu’à tellement affaiblir les nations qui les acceptaient que ces nations ont vu fondre sur elles des agressions dont furent généralement préservés les peuples que le pacifisme n’avait pas atteints.

Les doctrines humanitaristes n’ont guère, d’ailleurs, pour apôtres que des théoriciens socialistes cherchant à répandre leurs croyances par des luttes civiles.

La croissante interdépendance industrielle et commerciale des nations est un facteur de paix beaucoup plus sérieux que les deux précédents. Cette interdépendance comme je le rappelais plus haut a été bien mise en évidence par le dernier conflit. Les peuples ont vu qu’ils ont maintenant besoin les uns des autres pour vivre et même pour se combattre. Sans les matières premières fournies par les neutres, les belligérants auraient été obligés d’arrêter immédiatement la lutte.

L’interdépendance des nations est actuellement tellement rigoureuse qu’on pourrait la considérer comme un préservatif certain contre les guerres, si la raison, et non les sentiments, gouvernait le monde. Malheureusement, elle ne le gouverne pas. Dès que les impulsions passionnelles deviendront assez fortes, la réflexion n’exercera aucun empire sur la conduite et les peuples entreront de nouveau en conflit.


L’efficacité des divers facteurs de paix qui viennent d’être énumérés paraît donc assez incertaine.

Il ne nous reste plus à examiner qu’un perfectionnement scientifique des armements permettant une destruction si rapide des villes et de leurs habitants qu’aucun pays ne voudrait s’exposer à en subir les effets.

Depuis longtemps cette idée m’avait hanté. Le lecteur trouvera dans mon livre sur L’Évolution des forces, les expériences desquelles je déduisais qu’on pourrait parvenir à détruire instantanément des flottes et des armées.

Ces expériences étant trop coûteuses, je ne pus les achever, et ne les rappelle qu’à titre de curiosité. Elles étaient basées sur la transformation d’ondes hertziennes concentriques en radiations parallèles. Tout objet touché par ce rayonnement devient un foyer d’étincelles électriques susceptible de faire détoner obus et cartouches.

J’avais d’ailleurs indiqué le moyen de se protéger d’un tel rayonnement, après des expériences faites en collaboration avec Branly, l’éminent inventeur du principe de la télégraphie sans fil. Ces expériences, publiées dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, montraient que, si le rayonnement électrique peut traverser des murs épais, il est arrêté net par une lame métallique, moins épaisse qu’une feuille de papier, à la simple condition que cette lame ne présente pas la moindre fente, fût-ce celle produite par la rayure d’un rasoir.

Mais, je le répète, je n’insiste pas sur ces expériences, car il existera bientôt des moyens beaucoup plus sûrs de rendre les guerres assez meurtrières pour qu’elles deviennent presque impossibles.

Dans un article publié au début de la guerre, j’indiquais comme probable que les luttes futures seraient des batailles d’avions suffisamment puissants pour incendier rapidement des villes entières avec leurs habitants.

Au moment même de l’armistice, l’aviation venait de se perfectionner tellement que cette perspective devenait réalisable. Un des plus célèbres aviateurs actuels assurait qu’avec les nouveaux progrès acquis, des villes entières pourraient être incendiées en un temps très court.

Naturellement, les Allemands ont poursuivi les mêmes recherches et une Revue de Copenhague annonçait qu’ils faisaient « des préparatifs secrets énormes en vue d’obtenir la maîtrise des airs ».

Avec les avions d’une vitesse de 225 kilomètres à l’heure que l’on possède actuellement, un pays ayant déclaré la guerre le matin pourrait, quelques heures après sa déclaration, détruire la capitale ennemie avec tous ses habitants. Mais à quoi lui servirait cet éphémère succès, puisque les représailles seraient immédiates et qu’il verrait lui aussi ses grandes villes anéanties le même jour, par des procédés identiques ?

Il semble probable qu’aucun agresseur ne s’exposerait à courir les risques d’une aventure entraînant pour lui de pareilles destructions.

Les nouveaux perfectionnements de l’aviation que je viens de rappeler amèneront également cette conséquence imprévue de rendre inutiles les coûteuses armées permanentes d’aujourd’hui.

De plus, les petits peuples pouvant ainsi posséder des moyens de guerre sinon aussi nombreux, du moins aussi destructifs que les grandes nations, le faible se trouvera presque l’égal du fort et infiniment mieux protégé que par les plus solennels traités.


Conclurons-nous de ce qui précède que le cycle des guerres est clos pour longtemps ?

On pourrait l’affirmer si l’histoire ne montrait avec quelle facilité les peuples, comme leurs gouvernants, sont entraînés par des passions et des croyances.

L’aventure où vient de sombrer l’Allemagne sera éternellement citée comme une frappante preuve. « Si l’Allemagne avait attendu seulement le temps d’une génération, elle aurait possédé l’empire commercial du monde », disait M. Wilson au Capitole de Rome.

La guerre où ses illusions mystiques l’ont lancée ne pouvait, même en cas de victoire, que lui procurer des avantages bien inférieurs à ceux obtenus par son expansion pacifique. Et cependant elle l’a tentée !

Les Allemands, vaincus, ne restent pas encore persuadés que la force matérielle n’est pas la seule reine du monde et qu’il existe des forces morales capables de la maîtriser.

« La paix, écrit leur grand industriel Rathenau, ne sera qu’une courte trêve, la série des guerres futures sera indéfinie, les meilleures nations rentreront dans le néant, le monde périra de misère. »


Ce sont là, sans doute, des paroles de vaincus, Il ne faut pas trop les dédaigner pourtant et croire que la paix conclue permettra aux civilisations de reprendre simplement leur ancienne marche.

J’ignore si la guerre qui a ravagé le monde rendra l’humanité meilleure. Il faut être très optimiste pour l’admettre et arriver aux conclusions suivantes, formulées par le président Wilson dans un de ses discours :

« Je crois que, lorsque nous jetterons plus tard nos regards en arrière sur les souffrances et les sacrifices terribles de cette guerre, nous comprendrons qu’ils valaient la peine d’être faits, non seulement pour assurer la sécurité du monde contre une agression injuste, mais encore en raison de l’entente qu’ils ont établie entre les grandes nations, qui doivent agir de concert pour le maintien permanent de la justice et du droit. »

Dans ce passage, il n’est tenu compte que des relations entre les peuples. En admettant que cette guerre ait eu pour conséquence de les améliorer, peut-on supposer qu’elle améliorera aussi les relations entre les individus d’une même nation ?


Des signes divers observés dans plusieurs pays montrent, que les peuples sont beaucoup plus menacés maintenant de guerres civiles que de guerres étrangères. La Russie, l’Autriche, l’Allemagne, la Turquie, l’Asie Mineure etc., se trouvent déjà en proie aux luttes intérieures et aux fureurs destructives qu’elles entraînent.

Cet aboutissement du conflit mondial était presque inévitable. Seule l’armature sociale d’un peuple lui constitue une protection efficace. Dès que, par suite d’événements violents, cette armature est ébranlée, les hommes perdent les principes directeurs nécessaires à l’orientation de leurs pensées et de leurs actes. Dépourvus de guide et aussi d’espérances, ils cherchent des idéals directeurs nouveaux, capables de remplacer ceux qui ont perdu leur force.

C’est par les paradis qu’il propose que le socialisme séduit aujourd’hui les multitudes. Il enrôle non seulement les appétits déchaînés, mais aussi tous les mécontents de leur sort et les victimes des iniquités dont la nature est pleine.

La guerre aura accru le nombre des mécontents car, après avoir ébranlé tous les éléments stabilisateurs des sociétés, elle a déplacé beaucoup de situations sociales. Les nouveaux riches créés par elle sont entourés d’une légion de nouveaux pauvres, en partie constituée par les classes moyennes qui faisaient jadis la force des nations.


Les résultats de la lutte titanesque soutenue par la France ont montré, une fois encore, que l’avenir des peuples est en eux-mêmes, et forgé par eux-mêmes. Ce ne sont plus les Parques, sombres filles de la Nuit, mais la volonté des hommes qui tisse leur destinée. Les livres racontant la grande épopée que termina notre victoire l’enseignent à chaque page. Un peu de volonté en moins et nous disparaissions de la scène du monde. Un peu de volonté en plus et nous avons triomphé.

La force militaire d’un peuple est constituée par la valeur de tous ses citoyens. Sa prospérité économique et industrielle dépend surtout de la qualité de ses élites. Dès que les élites d’un pays fléchissent, ce pays faiblit.

L’intelligence ne manque pas à nos élites mais le caractère n’est pas toujours chez elles à la hauteur de l’intelligence. La solidarité, l’initiative, l’exactitude, la continuité dans l’effort leur font un peu défaut.

Il ne suffit pas de prêcher la nécessité de telles aptitudes, il faut apprendre à les acquérir.

L’Université ne s’est occupée jusqu’ici que du développement de l’intelligence. Sous peine de disparaître elle devra aussi, à l’exemple des Universités anglaises et américaines, éduquer le caractère.

Notre future place dans le monde dépendra des qualités de la jeunesse qui grandit. L’avenir n’appartiendra pas aux peuples où l’intelligence sera la plus haute mais à ceux dont le caractère sera le plus fort.

FIN

Chargement de la publicité...