← Retour

Psychologie des temps nouveaux

16px
100%

CHAPITRE II
Conséquences de l’unité d’action.

Un des principaux éléments psychologiques de succès dans les batailles, qu’elles soient industrielles ou militaires, est l’unité d’action.

Elle constitua une des forces de l’Allemagne dans toutes ses entreprises politiques, militaires et économiques.

Grâce à la constance de leurs efforts, les Alliés finirent par égaler les armements allemands, mais en matière d’initiative et d’unité d’action ils se montrèrent généralement fort inférieurs à leurs adversaires.

Un ministre anglais avait, dans un discours, dévoilé la gravité de cette infériorité mais ses causes profondes lui échappaient. Il fallut très longtemps aux Alliés pour bien saisir les origines psychologiques des insuccès dont les rendit victimes l’absence d’unité d’action.

« Les Alliés, disait Lloyd George, avaient plus d’une fois essayé de porter remède à cette dispersion des efforts et de réaliser l’unité stratégique. On a tenu à diverses reprises des conférences en vue de concerter une action commune. On n’a réussi qu’à rapprocher artificiellement les plans établis par le commandement de chacun des belligérants en vue des opérations qu’il menait sur son propre front. »

Après avoir montré les lourdes fautes résultant de cette persistante incoordination, notamment lorsque les Alliés négligèrent d’attaquer l’Autriche en Orient et secoururent trop tard les Serbes et les Roumains, l’orateur ajoutait :

« En 1916, nous eûmes à Paris la même conférence avec la même apparence de préparer un grand plan stratégique. Le résultat ne fut pas meilleur. »

Le discours du ministre provoqua dans les journaux anglais et à la Chambre des Communes une série de discussions passionnées et fut l’origine d’une nouvelle conférence des Alliés à Paris, la sixième, je crois. Elle resta aussi inefficace que les précédentes.

Le ministre anglais avait bien tracé quelques conséquences du défaut d’entente. Mais il semble avoir ignoré que toute collectivité, une collectivité militaire surtout, ne possède jamais les qualités psychologiques indispensables au commandement.

Le célèbre homme d’État n’arriva que très lentement — et seulement après les désastres du printemps de 1918 — à comprendre cette impuissance des collectivités. On le vit par la longue série de transformations qu’il fallut subir avant de parvenir au commandement unique. Les fragments suivants des discours du même ministre montrent bien ces lenteurs.

« Au lourd et maladroit mécanisme des conférences, dit-il, nous devons substituer un conseil permanent, chargé de passer en revue tout le champ des opérations militaires, dans le but de déterminer où et comment les ressources des Alliés peuvent être employées avec les meilleurs résultats. »

L’orateur montre ensuite les difficultés d’obtenir de tels résultats :

« Les traditions nationales et professionnelles, les questions de prestige et les susceptibilités conspiraient toutes à rendre vaines nos décisions les meilleures. Personne en particulier n’en portait le blâme. Le coupable, c’était la difficulté naturelle d’obtenir que tant de nations, tant d’organisations indépendantes, fondissent ensemble toutes leurs particularités individuelles pour agir ensemble comme si elles ne formaient qu’un peuple. Maintenant que nous avons établi ce conseil, c’est à nous de faire en sorte que l’unité qu’il représente soit un fait et non une apparence. »

Lloyd George a montré une des difficultés de réaliser le but poursuivi en faisant remarquer que, sans le désastre de Caporetto, aucune unité d’action n’eût été possible avec l’Italie. Le généralissime italien se croyait si sûr de ses plans qu’il avait repoussé toute allusion à un concours étranger. La devise nostra guerra était générale alors en Italie.

Après bien des discussions, les Alliés constituèrent un conseil de guerre suprême, composé de ministres des grandes puissances.

« Il avait pour mission d’exercer une surveillance sur la conduite générale de la guerre, de préparer certaines directives pour les soumettre à la décision des gouvernements. Les plans généraux de guerre, dressés par les autorités militaires, devront être soumis au conseil supérieur de guerre qui proposera les modifications qu’il estimera nécessaires. »


Ces combinaisons diverses étaient affectées des mêmes erreurs psychologiques. Il importe d’y insister encore.

L’efficacité de tous les conseils suprêmes dépendait de la solution favorable du problème suivant : un conseil de guerre choisi parmi des hommes très qualifiés est-il apte à diriger utilement un ensemble d’opérations militaires ?

Alors même que tous les politiciens de l’univers répondraient oui à cette question, les psychologues seraient forcés d’y opposer une négation énergique.

Il me faut ici m’appuyer sur, certains principes fondamentaux de la psychologie des foules, développés jadis dans un de mes ouvrages. J’y montrais qu’au point de vue de l’intelligence, et surtout de la décision, une collectivité est toujours très inférieure à chacun des individus qui la composent.

Constamment vérifiée même dans les entreprises industrielles, cette loi manifeste également sa force en matière militaire. On peut d’ailleurs facilement l’expliquer sans insister sur des données purement psychologiques.

Rappelons d’abord que tous les conseils de guerre dont l’histoire a gardé le souvenir se sont montrés très aptes à la critique et fort peu à l’action.

Il ne saurait en être autrement. Imaginons une réunion de généraux alliés discutant une opération quelconque proposée par leurs gouvernements ou par l’un deux. Quelle que soit cette opération, elle implique naturellement des risques, des incertitudes. La critique des divers assistants les mettront facilement en évidence. Chacun percevra dès lors l’entreprise sous des angles différents. Résultats hésitation, temporisation et finalement inaction.

Supposons en outre que les membres de ce conseil de guerre représentent des pays dont les intérêts diffèrent. D’une façon inconsciente mais sûre, chacun verra surtout l’intérêt de sa patrie. C’est ainsi par exemple, que les Anglais n’apportèrent qu’un concours médiocre à l’expédition de Salonique, jugeant plus utile d’augmenter leurs troupes en Égypte et en Mésopotamie. Un général italien consulté eût naturellement trouvé plus nécessaire de défendre le front italien. Un général français eût également opiné pour un front différent, etc.

Les lois de la psychologie collective étant assez ignorées des diplomates, il ne faut pas s’étonner que le ministre anglais cité plus haut, après avoir formulé des critiques très justes, soit arrivé à des conclusions d’une visible insuffisance. Rejetant l’idée d’un généralissime unique, il retombait nécessairement sur la conception d’un conseil de guerre présentant les invariables défauts de toutes les collectivités.

Si la campagne énergique du premier ministre anglais ne créa pas de suite l’unité d’action rêvée elle obligea du moins à s’en rapprocher en faisant comprendre à chaque peuple la nécessité de sacrifier ses intérêts privés à l’intérêt général.

Il fallut cependant la marche des Allemands sur Paris, après leurs victoires du début de 1918, pour arriver enfin à la réalisation d’un commandement unique.


L’impossibilité psychologique pour un comité quelconque, ne se composât-il que d’hommes d’un même pays, de diriger utilement des opérations militaires semble contredite au premier abord par certains événements du passé. Aux lois de la psychologie des foules les socialistes opposent volontiers l’histoire de la Convention et du Comité de salut public. Mais ils sont en ceci victimes d’une illusion.

Dans un livre publié jadis sous ce titre : Psychologie de la Révolution française, j’ai montré que les légendaires « géants de la Convention » formaient en réalité une assemblée très faible, très timorée, changeant d’idées chaque jour suivant les impulsions populaires qui la dominaient et n’ayant jamais pu sortir d’une profonde anarchie.

Si la Convention illusionna l’histoire et laissa souvenir d’une sombre énergie, c’est qu’absorbée de permanentes querelles intestines, elle abandonnait les questions militaires au Comité de salut public. Or ce Comité ne constituait qu’en apparence une collectivité, puisqu’il avait confié la direction des armées à un seul de ses membres, Carnot, qui agissait à sa guise, ses collègues se bornant à contresigner ses ordres. L’unité d’action était ainsi réalisée et ce fut, en fait, un seul commandement, un chef unique qui s’opposa à la coalition européenne.

Ce chef se trouva d’ailleurs en présence d’armées où ne régnait aucune unité de commandement et c’est ce qui nous sauva.

« Si durant l’été de 1793 les Alliés avaient marché sur Paris, nous étions, écrit un contemporain, le général Thiébault, perdus cent fois pour une. Eux seuls nous ont sauvés en nous donnant le temps de faire des soldats, des officiers et des généraux. »

Alors apparut, comme elle apparut de nos jours, la supériorité de l’unité d’action. Les souverains coalisés avaient des intérêts divers et une méfiance réciproque qui les empêcha, au début, de s’entendre pour une action commune. Après Valmy, par exemple, le roi de Prusse se retira sans combattre, afin d’être présent au démembrement de la Pologne et d’agrandir sa part.


L’unité d’action sera aussi nécessaire durant les luttes économiques prochaines qu’elle le fut durant la guerre. Il nous faudra une étroite coordination dans les actes, et non pas seulement dans les discours. L’homme d’État qui réussirait à l’établir dans la vie sociale, politique et industrielle de la France, mériterait plusieurs statues.

C’est qu’en effet le manque de coordination des efforts a toujours été, aussi bien pendant la paix que pendant la guerre, le plus funeste de nos défauts nationaux. Il pesait lourdement, je l’ai montré, sur nos industriels, incapables d’unir leurs efforts pour lutter contre les puissantes associations germaniques. Il a pesé et pèse toujours sur notre organisation administrative. L’exemple typique de ces rues parisiennes, dépavées et repavées plusieurs fois dans le même mois, parce que les employés des divers services municipaux : gaz, téléphone, eau, etc., ne pouvaient s’entendre afin d’ouvrir une seule tranchée le même jour, s’est malheureusement souvent répété pendant la guerre. On a vu des agents de ministères différents se faire concurrence en Amérique pour acheter les mêmes chevaux et arriver ainsi à les payer quatre fois plus cher.

Dans un article publié par le Matin, le haut commissaire du gouvernement français aux États-Unis, M. Tardieu, a montré quelques-unes des conséquences de ce défaut d’unité d’action entre nos divers services. Alors que tous les pays, voyant venir la menace de disette par suite de l’insuffisance des moyens de transport, achetaient des bateaux aux États-Unis, jusqu’en mai 1917, nous n’en avions commandé aucun. « Pourquoi ? écrit le haut commissaire. Je n’en sais rien. Demandez-le au ministre de l’époque. » C’est en réalité à des bureaux dominés par la jalousie, la crainte des responsabilités et l’incompétence qu’il faudrait le demander.

Nos chantiers n’auraient pu d’ailleurs construire aucun bateau, faute des tôles d’acier nécessaires. Pour obtenir la permission d’en acheter en Amérique il fallut à notre commissaire, malgré ses pleins pouvoirs, quatre mois de pourparlers avec nos terribles bureaucrates.

Plusieurs générations de ministres ont tenté de briser les cloisons étanches maintenues entre les services des divers ministères et même entre les bureaux de chaque administration. Nul n’y a réussi. Les académies, qui distribuent à de vagues mémoires tant d’inutiles prix, devraient bien en fonder un pour récompenser l’auteur capable d’expliquer les causes d’un aussi permanent phénomène. Il faudrait en fonder ensuite un second, dix fois plus important, pour la découverte du remède à une situation devant laquelle tant de ministres se sont reconnus à toutes les époques radicalement impuissants.

Chargement de la publicité...